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Full text of "Le Correspondant"

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PTy  IM»  ^ 


Ifearbart  Collège  l/brarg 

KROM   THE   FUND  OF 

OHARLES    MINOT 

(Oten  •(  1S*S). 


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RE  CUEIL     PÉRIODIQUE 

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PARIS,  DÉPARTEMENTS  ET  ÉTRANGER 
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NOUVELLE    SÉRIE 
TOME  CENT  TREIZIÈME.  -  CENT  QUARANTE-NEUVIÈME  DE  U  COLLECTION 


j  \ 


3.    — 
».    — 

54.   — 

71.   — 
108.   — 

1Î3.  — 
151.  — 

m.  - 
m.  — 
m.  - 


1»>    I^lVRAlftOIV.    ^     lO    OCTOBRE  ISSY 

1.  HÀLPLAQOET  ET  DENAIN.  —  fin M^*  DE  VOQUé,  i%  l'Intltot, 

n.  NAPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS,  par  le  prince 

IVapoléon C"  A.  DE  PONTMARTIN. 

m.  LES    INVALIDATIONS    EN    ANGLETERRE    ET    EN 

FRANCE LÉON  L0R0I8,  liriU. 

•     IV.  MÉMOIRES  DU  COMTE  \i^  VILLËLE K  DELORME. 

V,    PERDU,    ^    RÉCIT    DB    LA    VIE    DB    PROVINCE    DANS    LA 

Nouvelle-Angleterre,  par  Sarah  O.  JeweU....  TH.  BENTZON. 

VI.  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES.  —  SAINT-CYR.  —  II...  A.  DE  QANNIER8. 
Vil.  LES    CURÉS   DE  CAMPAGNE   AU    XVIII-    SIÈCLE, 

I>' APRÈS  DES  DOCUMENTS    INÉDITS.   —  FIN GEORGES  BEAURAIN. 

rm.   REVCE  DES  SCIENCES HENRI  DE  PARVILLE. 

IX,  CHRONIQUE  POLITIQUE AUGUSTE  BOUCHER. 

X.  BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


^   PARIS 

BXJFIEAUX     DU     CORRESPONDANT 

29,   RUE  DE  TOURNON,   29 


1887 


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LE  CORRESPONDANT 

RELIGION,  PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  POLITIQUE,  LIHÉRATURE,  SCIENCES,  0EAUX-ART8 

lit  Correspondant  parall  le  10  elle  25  de  chaqae  mois,  par  livraison  de  12  feuilles. 

PRIX  DE  L'ABONNEMENT  : 

PÂBIS,    DÉPABTEMENTS    ET    ÉTRANGER 

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Toat  ce  qui  concerne  la  Rédaction  da  Correspondant  doit  être  adressé  francck  M.  LdonLAVBDAW, 
directeur  do  Recueil.  —  Tout  ce  qui  concerne  rAdministration  du  CotTCspondant  doit  6tre  adressé 
franco  à  M.  Julea  GsavAis,  gérant,  aux  Bureaux  de  la  Revue,  rue  de  Tournon,  29. 

ON    SOUSCRIT 

h  I^arls,    aux    Bureaux   du  Correspondant,   rae    de   Toarnon,   99 

U  UPIOSUCIIO!!  n  U  TUDOCnOS  DES  TUTIDX  DD  CORIESPOlDm  SOSI  UntOlTIS 

I1B8  MÂNUSGRrrS  MON  INSéaiS  MB  SONT  PAS  RBNDU5 


Abus  prions  instamment  nos  abonnés  lorsquHls  désireront  un  changement 
D^ADRESSEy  de  faire  accompagner  leur  demande  d*une  bande  imprimée,  cinq  jom^s 
au  moins  avant  le  10  et  le  25  de  chaque  mois.  —  Ce  délai  est  absolument  hèqes- 
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CHEMIN  DE  FER  D'ORLÉANS 


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ElK.GURaiOIVS  en  Touralne,  uux  cliAteauz  des  Bords  de  1a 
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Paris,  Orléans,  Blois,  Amboise,  Tours,  Ghenonceaux  et  retour  à  Tours,  Loches  et 
retour  à  Tours,  Langeais,  Saumur,  Angers,  Nantes,  Saint-Nazaire,  Le  Croisic, 
Guérande  et  retour  à  Paris  (vîà  Blois  ou  Vendôme). 

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2«  classe.  45  îr. 

Paris,  Orléans,  Blois,  Amboise,  Tours,  Ghenonceaux,  et  retour  à  Tours,  Loches^ 
et  retour  à  Tours,  Langeais,  et  retour  à  Paris  (via  Blois  ou  Vendôme). 


Ces  billets  sont  délivrés  toute  Tannée  :  à  Paris,  à  la  gare  d'Austerlitz  et  aux 
bureaux  succursales  de  la  compagnie  et  à  toutes  les  gares  et  stations  du  réseaa 
d'Orléans,  situées  sur  ritlnéraire  à  parcourir,  pourvu  que  la  demande  en  soit  faite  aa 
moins  trois  jours  à  l*avance. 

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CORRESPONDANT 

RECUEIL  PÉRIODIQUE 


RELIGION  —  PHILOSOPHIE  —  POLITIQUE 

—  SCIENCES  — 

LITTÉRATURE  —  REAUX-ARTS 


TOME  CENT  QUARANTE-NEUVIEME 

DB  LA  ooLLionoir 
fVOVTBIXB    SÉRIE.    —    TOMB  CEIST   TaElZlÈME 


PARIS 

BUREAUX    DU    CORRESPONDANT 

29y    RUB     DB    TOURNONf    29 
1887 


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^^yyiSfxyyUyO     .Zi.j^^^'-s.cL' 


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MALPLAQUET  ET  DENAIN' 


u 


L'année  1712,  qui  vit  la  fin  des  longs  revers  de  la  France,  débuta 
sous  les  plus  fâcheux  auspices.  Menacé  dans  sa  capitale,  réduit  aux 
expédients  financiers,  exposé  aux  humiliantes  propositions  de 
Fennemi,  Louis  XIV  se  vit  encore  frappé  dans  ses  plus  chères 
affections,  dans  l'espoir  de  sa  race  et  de  sa  dynastie.  Il  semble  que 
la  Providence  ait  voulu  Tatteindre  dans  toutes  les  grandeurs  dont  il 
avait  tiré  vanité,  dans  toutes  les  faveurs  dont  il  avait  abusé,  et 
qu'avant  de  récompenser  sa  résignation  et  sa  fermeté,  elle  ait  voulu 
les  soumettre  à  une  dernière  et  cruelle  épreuve.  On  sait  avec  quelle 
grandeur  d'âme  il  la  supporta.  On  n*a  pas  oublié  la  mémorable 
scène  de  ses  adieux  à  Yillars.  Le  vieux  roi  accablé,  non  abattu  ;  le 
dirétien  humiliant  son  orgueil  repentant  et  courbant  sa  tête  sous  le 
cbâtiment  d'en  haut  ;  le  souversûn  redressant  la  sienne  sous  l'insulte 
faite  â  sa  couronne  et  raidissant  toutes  ses  énergies  dans  un  suprême 
et  patriotique  effort.  «  Dieu  me  punit,  dit-il  à  Vîllars,  je  Tsû  bien 
mérité,  m^  suspendons  nos  douleurs  sur  les  malheurs  domestiques 
et  voyons  ce  qui  peut  se  faire  pour  prévenir  ceux  de  l'État  »  Il 
remet  alors  à  Yillars  le  commandement  suprême  et  les  destinées  de 
la  France,  lui  exprime  toute  sa  confiance  en  sa  valeur,  mais,  éclairé 
par  les  dures  leçons  de  l'expérience,  il  prévoit  l'éventualité  d'une 
défaite;  il  demande  â  Villars  ce  qu'il  lui  conseillerait  de  faire  de  sa 
personne  si  sa  dernière  armée  était  battue,  et  la  route  de  Paris 
ouverte  â  Tennemî.  Le  maréchal  dominé  par  l'émotion,  par  l'em- 
barras, gardait  le  silence...  «  Eu  attendant  que  vous  me  disiez  votre 
pensée,  reprend  le  roi,  je  vous  apprendrai  la  mienne.. .  je  connais  la 
Somme,  elle  est  difficile  à  passer;  il  y  a  des  places  :  je  compterais 
me  rendre  à  Péronoe  ou  à  Saint-Queatin,  y  ramasser  tout  ce  que 

*  Voy.  le  Correspondant  du  25  septembre  1887. 

l'*  UTKAISOlf.  10  OGTOBaB  1887.  1 


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4  MALPIAQUET  ET  DENAIN 

j'aurais  de  troupes,  faire  un  dernier  effort  avec  vous  et  périr 
ensemble  ou  sauver  l'État,  car  je  ne  consentirais  jamais  à  laisser 
Fennemi  approcher  de  ma  capitale,  »  —  «  Les  partis  les  plus  glorieux 
sont  souvent  les  plus  sages,  répond  Villars,  je  n  en  vois  pas  de  plus 
noble  que  celui  auquel  Votre  Majesté  est  disposée,  mais  j'espère 
que  Dieu  nous  fera  la  grâce  de  n'avoir  pas  à  cradndre  de  telles 
extrémités.  »  Quelques  jours  après,  encore  sous  Témotion  de  cette 
scène  et  des  responsabilités  qu'elle  lui  révélait,  il  se  rendait  à 
l'armée.  Il  en  reprit  le  commandement  le  20  avril. 

Presque  au  même  moment  le  prince  Eugène  revenait  de  Londres, 
ayant  complètement  échoué  dans  sa  tentative  pour  arrêter  le  mou- 
vement pacifique  qui  entraînait  la  nation  anglaise  :  il  se  fixait  à 
Bruxelles  pour  y  activer  la  reprise  des  hostilités. 

La  retraite  de  Marlborough  et  le  revirement  de  la  politique 
anglaise  mettaient  Villars  directement  aux  prises  avec  Eugène. 
Eûtre  ces  deux  hommes  va  se  jouer  la  dernière  partie  du  long 
conflit  qui  depuis  dix  ans  ensanglantait  l'Europe.  Souvent  déjà  ils 
s'étaient  rencontrés,  dans  la  paix  et  dans  la  guerre  :  ils  avaient 
appris  à  se  connaître,  à  s'estimer  mutuellement  à  leur  juste  valeur. 
Leurs  premières  relations  dataient  de  1687,  de  la  campagne  de 
Hongrie  :  ils  avaient  combattu  le  Turc  côte  à  côte,  fourni  ensemble 
la  brillante  charge  de  Mohacz  :  Eugène  avait  alors  vingt-quatre  ans  : 
mais  l'œil  compétent  de  Villars  avait  deviné  en  lui  le  capitaine  *. 

Les  guerres  qui  suivirent  ne  les  avaient  pas  mis  en  face  l'un  de 
Tautre,  et  lorsqu'ils  se  retrouvèrent  à  Vienne  en  1698,  ils  se  retrou- 
vèrent avec  plsdsir  :  une  sorte  d'intimité  s'établit  entre  eux,  sans 
doute  par  l'aifinité  des  contraires  :  ils  n'avaient  rien  de  commun,  si 
ce  n'est  l'amour  de  la  guerre  et  les  audaces  du  champ  de  bat^lle. 
Eugène,  aux  brillantes  qualités  militaires  qu'il  tenait  de  la  maison 
de  Savoie,  ajoutait  une  distinction  de  manières,  puisée  dans  les 
élégances  de  l'hôtel  de  Soissons,  une  fioesse  réservée  et  non  sans 
calcul,  qui  semblait  provenir  des  origines  italiennes  de  sa  famille 
maternelle.  Son  regard  pénétrant  avait  discerné  les  défauts  de  Vil- 
lars ;  en  attendant  l'occasion  de  les  mettre  à  profit,  il  s'en  amusait  : 
il  goûtait  cette  nature  vive,  personnelle,  transparente,  cette  gaieté 
communicative,  ces  saillies  originales;  il  recherchait  volontiers  la 
compagnie  du  ministre  de  France,  alors  que  la  cour  l'évitait,  jouait 
gros  jeu  avec  lui;  Villars,  très  sensible  aux  attentions  d'un  prince 
iTanssi  bonne  maison,  et  qui  perdait  si  galamment  son  argent,  ne 

•  €  H  a  beaucoup  de  courage,  écrivait-il  alors,  plus  de  bon  sens  que 
d'emity  assez  d'étude,  cherchant  fort  à  se  rendre  bon  officier  et  très 
camiiie  cBe  le  devenir  un  jour.  H  a  de  la  gloire,  de  Tambition  et  tous  les 
^tiiHiiAi  d'un  homme  de  dévotion.  » 


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MÂLPLAQUET  ET  BENAIN  5 

douta  jamais  des  sentiments  qu'il  avait  cru  lui  inspirer  :  il  ainudt 
sincèrement  Eugène  et  se  croyait  payé  de  retour  :  il  se  plaisait  & 
asssQuler  leurs  deux  carrières  :  c<  Vos  ennemis  sont  à  Yiennei  les 
miens  à  Versailles,  lui  dit-il  en  le  quittant  en  1701  ;  je  suis  persuadé 
que  vous  me  souhaitez  toutes  sortes  de  bonheurs,  comme  de  mon  côté 
je  vous  désire  toutes  les  prospérités  qui  ne  seraient  pas  contraires 
aux  intérêts  du  roi  ».  La  guerre  n'avait  pas  altéré  ces  sentiments  : 
elle  n'avait  pas  fait  à  la  vanité  du  capitaine  de  ces  blessures  qui  ne 
guérissent  pas  :  Villars  n'était  ni  à  Blindheim,  ni  à  Turin,  ni  à 
fiamillies  :  à  Halplaquet,  l'honneur  avait  été  également  partagé 
entre  les  deux  adversaires  :  Villars  était  resté  convaincu  que,  sans  la 
blessure  qui  l'avait  éloigné  du  champ  de  bataille,  il  aurait  fini  par 
remporter  la  victoire  et  Eugène  avait  la  bonne  grâce  de  ne  pas  le 
contredire.  La  campagne  qui  allait  s'ouvrir,  en  renversant  les  rôles, 
ne  devait  pas  brouiller  les  acteurs  :  et  après  dix-huit  mois  d'une 
lutte  où  l'un  n'eut  que  des  succès,  où  l'autre  n'éprouva  pas  d'humi- 
liation directe,  ils  purent  se  retrouver  à  la  table  du  même  congrès, 
discuter  et  signer  ensemble  l'mstrument  diplomatique  qui  rendait  la 
paix  à  TEurope,  qui  réconciUdt  leurs  souverains  et  scellait  leur 
mutuelle  amitié. 

Au  oiois  de  mai  1712,  tous  deux,  en  abordant  le  terrain,  avaient 
le  sentiment  du  dénouement  prochain.  Ils  comprenaient  que  le  pre- 
mier choc  fixerait  l'issue  définitive  de  cette  longue  guerre.  Le 
moment  dédsif  était  arrivé.  De  part  et  d'autre  il  fallait  une  bataille 
gagnée  :  à  F  Autriche,  pour  retenir  ses  alliés  et  frapper  le  coup  qui 
aurait  couronné  toutes  ses  victoires  :  à  la  France,  pour  triompher 
des  dernières  hésitations  de  l'Angleterre  et  faire  aboutir  les  négo- 
ciations d'Utrecht.  Pour  l'Autriche,  les  instants  étaient  précieux,  et 
Eugène  était  décidé  à  brusquer  les  opérations.  Louis  XIV,  au  con- 
traire, qui  négociait  secrètement  la  neutralité  de  l'armée  anglaise, 
avait  intérêt  à  temporiser,  et  Villars  devait  éviter  le  combat  jusqu'à 
nouvel  ordre. 

Rappelons  brièvement  la  situation  des  belligérants. 

Des  trois  lignes  de  forteresses  qui  défendaient  la  frontière  fran- 
çaise, l'ennemi  occupait  les  deux  premières,  celle  de  Lille-Tournay- 
Mons  et  celle  de  Aire-Béthune-Douai-Bouchaîo.  Valenciennes, 
Maubeuge  et  Namur,  il  est  vrai,  avaient  encore  des  garnisons  fran- 
çaises, mais  ces  garnisons,  isolées,  relativement  faibles,  ne  pouvaient 
en  rien  gêner  ses  opérations.  Le  quartier  général  du  prince  Eugène 
était  à  Tournay. 

L'armée  française  était  cantonnée  sur  la  ligne  Arras-Cambrai- 
Landrecies,  le  gros  autour  de  Cambrai,  où  se  trouvait  le  quartier 
général  de  Villars.  Cette  ligne  était  toute  artificielle  ;  aucun  cours 


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<;  3fALFLA{)UIT  ET  DERàlN 

d'eau,  aucune  Buite  de  hauteurs  n'eo  assurait  la  solidité.  Dans 
teute  la  Fégion  nord-est  de  la  France,  on  ne  le  sait  que  trop,  les 
BÎyiëres  ont  une  direction  perpendiculaire  à  la  frontière  «t  offrent  à 
rinvasioo  des  routes  toutes  traoées.  Parmi  ces  chemins  naturds, 
les  vallées  de  l'Escaut  et  de  la  Sambre  se  font  renapqu^  par  des 
fitcilités  particulières  :  elles  aboutissent  toutes  deux  au  même 
plateau,  d*où  la  vallée  de  TOise  descend  à  sou  tour  et  conduit 
directement  à  Paris  une  armée  victorieuse.  Cette  route  est  celle  que 
choisit  Eugène  et  qu'il  résolut  de  s'ouvrir  jusqu'à  la  capitale  de  la 
France  ^  :  mais,  suivant  la  tactique  du  temps,  il  ne  voulut  s'avancer 
qu'à  pas  comptés,  en  déblayant  la  route  des  forteresses  qui  l'obs- 
tnuaient  encore,  en  assurant  par  de  solides  ouvrages  ses  communi- 
cations et  ses  approvisionnements.  Il  résolut  donc  d'assiéger  le 
Quesnoy,  puis  Lanadrecies.  Valenciennes  empêchant  ses  convois  de 
remonter  jusqu'à  Bouobain  le  cours  de  l'Escaut,  il  tourna  et 
masqua  cette  place  par  tout  un  système  de  communications  forti- 
fiées. Marcbi^anes  sur  la  Scarpe  fut  choisi  comme  dépôt  ^néral  : 
des  balandffesj  graBdes  embarcations  de  mer,  parties  d'Anvers,  y 
oonduisaieiH  sans  obstacles  les  grains,  les  munitions,  les  grosses 
pièces  de  siège,  tout  le  matériel  nécessaire.  L'ancien  camp  que  Villars 
^vait  fait  à  Denain  fut  agrandi,  complété,  puis  relié  à  Marcfaiennes 
par  deux  lignes  d'épaulements  entre  lesquelles  les  convois  purent 
cbculer  sans  avoir  rien  à  craindre  ni  de  la  garnison  de  Valenciennes, 
m  des  coureurs  français.  A  Denain,  sous  la  protection  du  camp 
fetranché,  deux  ponts  traversaient  les  eaux  profondes  et  les  bords 
marécageux  de  l'Escaut  :  sur  la  rive  droite  du  fleuve,  une  nouvelle 
ligne  allait  rejoindre  et  suivre  la  petite  rivière  de  TËcaillon  dont  la 
vallée  menait  directement  au  Quesnoy  et  à  Landrecies. 

Parallèlement  à  l'Écaillon  une  autre  petite  rivière,  la  Selle,  se  jetant 
dans  l'Escaut  presqu'en  face  de  Denain,  offrait  une  seconde  ligrre  de 
protection  :  ces  deux  cours  d'eau  n'ont  que  quelques  mètres  de 
largeur,  mais  leurs  eaux  sont  profondes,  encaissées,  et  ne  peuvent 

*  La  pensée  d*Bugène  ressort  bien  clairement  de  sa  correspondance, 
oonaervée  aux  archives  de  Vienne  :  il  insiste  pour  une  action  prompte  et 
vigoureuse»  de  nature  à  déjouer  Les  projets  des  Anglais  :  il  se  croit  sur  de 
battre  Villars  :  après  la  prise  du  Quesnoy  et  de  Landrecies  «  rien  n'em- 
pêchera plus  de  pénétrer  au  coeur  du  royaume  »  (in  das  Herz  dièses  Kôni' 
greiches  einzudringen ,  Eugène  à  Sinzendorf,  2  juillet  1712).  Quelques  jours 
iq)rè8  il  emt>ie  un  projet  en  français  où  se  lisent  les  lignes  suivantes  : 
«  Si  on  a,  comme  il  n'en  faut  pas  douter»  le  bonheur  de  bien  battre  les 
Français,  on  peut,  pendant  quelque  temps,  détruire  la  plus  grande  partie 
de  la  France,  marchant  jusques  à  Paris,  et  hiverner  ensuite  sans  aucun 
risque  derrière  la  Sambre,  entre  Maubeuge  et  Ijandrecies.  »  On  voit  à  quel 
Ranger  la  France  a  échappé  par  la  victoire  de  Denain. 


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MÀLFLÂQCET  ET  BENÂiN  7 

être  traversées  que  sur  des  ponts.  Lears  vallées,  ccmmae  celle  de 
YEscaut,  sont  d'ailleurs  peu  profondes  et  ne  creusent  dans  la  grande 
l^atne  de  Flandre  que  des  dépressions  insignifiantes  :  paitout  le 
pays  est  ouvert,  uniforme,  les  reliefs  arrondis,  tes  pentes  adoucies; 
la  vue  s'étend  an  k>in;  nul  terrain  n'est  plus  propre  aux  évolutions 
des  années,  mais  nul  aussi  ne  se  prête  moins  aux  surprises  et  aux 
mouvements  dissimulés.  Vers  Landrecies  seulement,  le  terrain  se 
relève,  les  reliefs  s'accentuent  un  peu,  et  une  grande  forêt,  la  forêt 
de  HorniaU  couvre  la  place  en  venant  du  Quesnoy. 

Eugène  employa  le  mds  de  mai  à  faire  tous  ces  préparatîfe. 

Villars,  de  son  côté,  ne  restait  pas  inactif;  avec  sa  vivacité  ordi- 
naire, il  visitait  tous  les  postes,  étudiait  les  positions,  tenait  tout 
le  monde  en  éveil;  son  activité  épistolaire  n'était  pas  moins  grande 
et  elle  n'était  pas  sans  inconvénients  :  chaque  jour,  il  écrivait  au 
Toi,  à  Voysin,  des  dépêches  interminables  où  toutes  les  éventua- 
lités, tous  les  plans,  tous  les  systèmes  étaient  prévus,  analysés, 
discutés,  avec  la  nûnutie  d'une  discussion  géométrique.  Dans  son 
désir  de  ne  rien  laisser  au  hasard,  de  pousser  la  prévoyance  et 
l'attention  à  ses  dernières  limites,  il  dépassait  la  mesure,  manquant 
de  méthode  dans  l'exposition,  entremêlant  ses  descriptions  tech- 
niques de  boutades  et  de  saillies,  il  soumettait  à  de  fatigantes 
épreuves  l'attention  et  la  patience  de  ses  correspondants  :  la  vue 
claire  des  choses  se  perdait  un  peu  dans  ce  dédale  d'arguments 
contradictoires,  et  la  faculté  d'action  s'émoussait  au  contact  pro- 
longé des  objections  accumulées.  Voysin,  qui  avait  la  direction  plus 
nette  et  la  plume  plus  vive  que  Chamillard,  laissait  quelquefois 
percer  son  impatience.  Dn  jour  que  Villars,  prenant  trop  à  la  lettre 
les  instructions  prudentes  du  roi,  proposait  de  prendre  sur  la 
Sensée,  et  autour  d^Arras,  une  position  défensive,  Voysin  lui  écrivit 
le  17  mai  S  non  sans  malice,  que  dans  cette  situation  excentrique^ 
«  la  sûreté  serait  plus  grande  d'éviter  tout  combat,  n'étant  pas  pos- 
sible aux  ennemis  de  venir  l'y  chercher  »,  et  il  ajoutait  :  «  Quoique  la 
conjoncture  présente  ne  demande  pas  qu'on  cherche  à  engager  de 
grandes  actions,  il  ne  faut  pas  néanmoins  les  éviter  au  point  d'en 
donner  des  marques  publiques  et  de  laisser  faire  aux  ennemis  tout 
ce  qu'ils  voudraient...  s'ils  vous  fournissent  une  belle  occasion  de 
prendre  vos  avantages  sur  eux,  vous  savez  que  le  roi  vous  a  laissé 
toute  Tiberté  d*en  profiter.  » 

J'ai  cherché  ces  occasions-là  dans  l'empire,  écrivait  Villars  de  son 
côté  *,  quand  j'y  ai  été;  très  aise  quand  je  les  ai  trouvées,  très  fâché 


*  Peiet,  Mémoins^  militaires,  etc.,  XI,  p.  447. 
a  Ibid,,  p.  445^. 


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«  mâlpuquet  et  denaln 

quand  je  les  ai  manquées,  et  j'aimerais  mieux,  pour  le  service  du  roi, 
donner  une  bataille  entre  Mons  et  Bruxelles,  qu'entre  Bapaume  et 
Péronne.  Je  vous  dirai  sur  cela,  monsieur,  qu'il  y  a  des  gens  dans  les 
armées  qui  écrivent  volontiers  qu'il  n'y  a  rien  à  craindre,  que  l'on 
donne  des  desseins  chimériques  aux  ennemis.  Il  arrive  quelquefois  à 
ces  mêmes  gens,  si  libres  dans  leur  taille,  quand  ils  ne  répondent  de 
rien,  que  dès  que  l'affaire  roule  sur  eux  et  que  l'ennemi  parait,  la 
tète  leur  tourne  et  qu'ils  disent  pour  tous  ordres  à  ceux  qui  sont  aux 
leurs  :  a  Faites,  vous  autres,  comme  vous  voudrez.  »  U  y  en  a  d'au- 
tres qui,  pour  tout  prévoir,  ne  diminuent  point  le  mal,  veulent  être 
préparés  sur  tout,  au  hasard  de  donner  quelqu'inquiétude  à  leur 
maître  et  fatiguent  le  ministre  de  plusieurs  réflexions  importantes  : 
leur  vivacité  sur  ce  qui  leur  manque  pourrait  porter  à  croire  en  eux 
trop  de  circonspection,  mais  Ton  a  vu  toujours  ces  mêmes  gens, 
fermes  et  tranquilles  dans  les  plus  grandes  actions,  y  donnant  les 
ordres  très  nettement,  rassurant  tout  le  monde  par  un  air  gai  et 
serein,  former  et  exécuter  heureusement  lés  projets  les  plus  hardis  et 
les  plus  dirSciles...  Voilà,  monsieur,  des  portraits  assez  fidèles. 

Ces  extraits  peuvent  donner  une  idée  du  caractère  de  la  corres- 
pondance qui  s'échangeait  entre  Villars  et  la  cour,  et  des  digres- 
sions qui  en  entravaient  la  clarté.  Pourtant,  la  lumière  se  fit  peu  à 
peu  dans  les  esprits  et  l'accord  dans  les  volontés;  on  finit  par 
reconnaître  que,  selon  toutes  les  probabilités,  Eugène  remontait  la 
rive  droite  de  l'Escaut  pour  marcher  à  l'Oise  :  il  fut  convenu  que 
Villars  le  suivrait  par  la  rive  gauche,  prêt  à  le  combattre  aussitôt 
que  les  circonstances  tactiques  et  politiques  le  permettraient. 

Le  26  mai  Eugène  passa  l'Escaut  sur  huit  ponts,  et,  laissant,  dans 
le  camp  de  Denain,  treize  bataillons  hollandais  et  trente  escadrons, 
sous  les  ordres  du  comte  d'Albermarle  *,  vint  se  mettre  en  bataille 
sur  la  Selle,  la  droite  à  Neuville  sur  l'Escaut,  la  gauche  à  Villiers. 
n  entraînait  avec  lui  l'armée  anglaise  :  le  duc  d'Ormond  qui  la 
commandait,  depuis  la  disgrâce  de  Marlborough,  se  trouvait  dans 
un  cruel  embarras;  tenu  par  Bolingbroke  au  courant  de  ses  secrètes 
négociations  avec  Torcy,  il  ne  voulait  ni  les  dévoiler  en  refusant  de 
marcher,  ni  les  compromettre  en  prenant  part  à  une  attaque  contre 
l'armée  française  ;  honnête  homme  et  plus  soldat  que  diplomate,  il 
dissimulait  mal  ses  scrupules  sous  des  prétextes  insuffisants.  Eugène 
eut  bientôt  deviné  le  secret  de  son  hésitation  :  il  n'en  devint  que 
plus  pressant,  plus  désireux  d'engager,  malgré  lui  et  par  la  force 
d'un  fait  accompli,  son  allié  suspect.  Ormond  avait  subi  l'ascendant 

*  C'était  aussi  un  Hollandais,  du  nom  de  Van  Keppel,  qui  avait  suivi 
Guillaume  d'Orange  en  Angleterre  et  y  avait  reçu  un  titre  anglais. 


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MÀLPLÂQUËT  £T  DENÂl^T  9 

de  cette  volonté  supérieure  :  îl  avait  marché  le  26  à  son  rang  dans 
l'ordre  de  bataille.  Le  27  il  participa  par  quelques  escadrons  aux 
reconnaissances  de  cavalerie;  mais  le  28,  il  ne  put  éviter  un  éclat. 
Eugène,  continuant  son  mouvement  en  avant,  se  trouvait  à  la  hau- 
teur de  Cambrai  et  de  Solesmes.  Villars,  de  son  côté,  s'était  déployé 
le  long  de  F  Escaut,  entre  Cambrai  et  le  Catelet;  ses  positions 
n'étaient  pas  naturellement  très  bonnes,  et  il  n'avait  pas  cru  devoir 
les  fortifier.  Eugène  jugea  l'occasion  favorable  à  une  attaque  :  il 
vint  trouver  Ormond  avec  les  députés  hollandais  et  lui  proposa  de 
se  porter  rapidement  sur  la  gauche  de  Villars  et  de  la  tourner  en 
passant  entre  les  sources  de  l'Escaut  et  de  la  Somme;  attaqué  en 
flanc  et  à  revers  par  des  forces  supérieures,  n'ayant  pas,  croyait-il, 
le  temps  de  faire  un  changement  de  front,  Villars  serait  certaine- 
ment battu  :  il  fallait  marcher  sans  délai.  Mis  au  pied  du  mur, 
Ormond  se  troubla,  laissa  échapper  une  partie  de  la  vérité  et  pria 
les  chefs  alliés  de  suspendre  toute  opération  offensive  jusqu'à  ce 
qu'il  eût  reçu  de  Londres  des  lettres  qu'il  attendait  de  jour  en  jour. 
A  cette  demande,  Eugène  et  le  député  Vegelin  ne  purent  retenir 
leur  indignation  :  une  scène  assez  vive  s'en  suivit;  Eugène  alla  jus- 
qu'à accuser  Ormond  de  connivence  avec  l'ennemi.  «  Un  chef  aussi 
vigilant  que  Villars  »,  dit-il,  n'aurait  pas  laissé  son  armée  sans 
protection,  dans  d'aussi  mauvaises  positions,  s'il  n'avait  su  qu'il  ne 
serait  pas  attaqué  K  Onnond  ne  savait  que  répondre,  il  affirma 
pourtant  qu'aucun  engagement  ne  liait  son  gouvernement  au  roi  de 
France  et,  pour  preuve  à  l'appui,  il  se  déclara  prêt  à  soutenir 
l'armée  alliée,  si  elle  était  attaquée.  Dès  le  lendemsûn,  il  appuya 
son  dire  en  envoyant  au-devant  d'une  reconnaissance  française  un 
détachement  qui  ramenait  quatre-vingts  prisonniers. 

Ormond  ne  pouvait  pas  avouer  qu'une  correspondance  s'était 
établie  entre  Villars  et  lui  ;  elle  avait  pour  prétexte  un  échange  de 
prisonniers;  mais,  dans  le  fond,  elle  répondait  aux  négociations  pen- 
dantes. Dès  le  25  mai  Villars  écrivait  ^  :  «  Je  ne  pouvais  recevoir  de 
plus  agréable  nouvelle  que  celle  qui  m'apprend  que  nous  ne  sommes 
plus  ennemis  »  ;  et  Ormond  lui  répondait  le  lendemain,  au  moment 
de  passer  l'Escaut  :  «  Vous  n'avez  rien  à  appréhender  de  notre 
marche,  au  moins  je  puis  répondre  pour  l'armée  de  la  reine  que 
j'ai  l'honneur  de  commander.  » 

Villars  pouvait  donc  se  croire  à  l'abri  d'une  attaque  et  négliger 
ses  précautions  habituelles.  Mais  il  n'était  pas  libre  lui-même  d'at- 
taquer :  les  instructions  du  roi,  aussi  bien  que  les  avis  secrets 

*  Ormond  à  Boiingbroke,  29  mai  1712. 

'  Cette  lettre,  ainsi  que  la  suivante,  se  trouve  dans  les  papiers  d'Ormond. 


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10  fMLPLAQUBT  ET  DENAIN 

d'Ormond  lui  interdisaieirt  toute  offensive  *.  Cette  situation  bizarre 
était  toute  à  Tavautage  des  alliéfi  ;  elle  les  obligeait  à  renoncer  à  une 
bataille  dont  le  résultat,  à  tout  prendre,  était  fort  douteux  et  leur 
assurait,  pour  le  siège  des  places  qu'ils  convoitaient,  une  sécurité 
absolue.  Eugène  se  hâta  de  profiter  de  ces  circonstances  favorables. 
Abandonnant  toute  idée  de  combat,  il  ?e  porta  vers  le  Quesnoy,  qui 
fut  investi  sans  obstacle  le  8  juin.  Ormond  ne  fournit  à  Tannée 
d'investissement  aucun  contingent  de  troupes  à  la  solde  de  l'An- 
gleterre *,  mais  il  s  établit,  avec  tout  son  corps^  à  Cateau-Cambrésis, 
entre  Villars  et  les  assiégeants,  couvrant  entièrement  leurs  opéra- 
tions. Mis  ainsi  à  l'abri  de  tout  danger,  Eugène  poussa  activement 
ses  approches  ;  en  même  temps  il  ne  négligea  rien  pour  ruiner  les 
ressources  matérielles  et  morales  de  son  adversaire  :  des  partis  de 
cavalerie  menés  avec  une  extrême  vigueur,  parcoururent  la  Picardie, 
la  Champagne,  brûlant  les  récoltes,  rançonnant  les  habitants,  inter- 
ceptant les  convois,  semant  la  terreur  jusqu'aux  portes  de  Paris. 

L'inaction  de  Villars  en  face  de  cette  activité  menaçante  était 
faite  pour  étonner  ceux  qui  en  ignoraient  les  motife.  A  la  cour,  à 
l'armée,  des  propos  désobligeants  circulèrent  :  Saint-Simon  les 
recueillait  avec  un  malveillant  empressement.  Villars  commençait 
à  souffrir  lui-même  de  l'attitude  qui  lui  était  imposée  ;  il  chercha 
à  en  sortir  et  sonda  Ormond  sur  ses  inteatians,  il  lui  écrivit  le 
10  juin  qu'  «  ayant  des  mesures  à  prendre  pour  faire  agir  l'armée 
du  roi  »,  il  le  priait  de  lui  faire  connaître  «  ses  positions  »  et  de 
lui  «  expliquer  à  quoi  il  pouvali;  s'en  tenir  ))•  La  réponse  d'Ormond 
fut  ambJguë.  Villars  insista  : 

Je  suis  très  aise  d'apprendre,  écrivait-il  le  11  juin,  que  vous  n'avez 
pas  donné  un  seul  homme  des  troupes  qui  sont  à  la  solde  de  la  reine, 
tous  les  avis  nous  confirmant  que  Tinvestiture  du  Quesnoy  était  com- 
posée de  troupes  également  prises  sur  les  deux  armées;  mais,  mon- 
sieur, je  dois  vous  demander  encore  un  éclaircissement  :  si  toutes  les 
troupes  qui  sont  à  vos  ordres  ne  s'opposeront  pas  aux  entreprises  que 
l'armée  du  roi  tentera  certainement  sur  celle  du  prince  Eugène,  si 
elle  veut  continuer  le  siège  du  Quesnoy;  je  n'attends  que  la  réponse, 

<  St-John  écrivait  le  28  mai  à  Torcy  :  a  En  cas  que  le  prince  Eugène  et 
les  députés  des  Etats,  ce  qui  n'est  pas  fort  vraÎBemblable,  s'opiniàtreraient 
à  vouloir  assiéger  quelque  place,  quoiqiie  l'armée  de  la  reine  n'y  con- 
courrait pas,  le  duc  d'Ormond  doit  alors  prier  le  M.  le  maréchal  de  Villars 
de  ne  rien  entreprendre  contre  eux,  et  de  ne  pas  l'obliger  par  là  à  entrer 
en  action.  » 

2  II  ne  put  pourtant  pas  refuser  la  coopération  de  sept  bataillons  et  de 
neuf  escadrons  qui,  quoique  placés  sous  son  commandement  étaient  à  la 
solde  de  la  Hollande.  (Ormond  à  St-John,  8  juin  1712.) 


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hâlplaquet  et  denâlx  t\ 

qffie  je  vea»  supplie  de  vouloir  bietn  me  donner  positive  aur  cda,  pour 
me  jneltre  en  mouvement.  Yons  comprendrez  aisément,  monsieur,  cpse 
le  roi  vejani  Tarmée  da  prinee  Eugène  entreprendre  un  si^  et 
saehaat  que  celle  qui  est  à  vos  ordres  ne  doit  agir  directement  ni 
indîrectcflient  contre  celle  que  j'ai  l'honneur  de  commiander,  me  sau- 
rait très  mauvais  gré  de  demeurer  dans  l'inaction.  Je  vous  supplie, 
JûOflsieur,  que  la  réponse  dont  vous  voudrez  bien  m'honorer  sur  cela, 
ne  me  laisse  aucun  doute. 

Ormood  répondit  le  lendemain  de  manière  à  dissiper  tous  les 
doutes* 

...  J'ose  bien  espérer,  monsieur,  que  vous  continuerez,  dans  les 
mêmes  conditions^  d'en  attendre  le  résultat  (des  négociations)  et  que, 
nonobstant  la  mine  qu'on  fasse  de  vouloir  pousser  le  siège  du  Quesnoy, 
vous  éviterez,  de  votre  côté,  tonte  occasion  de  m' obliger  d'user  dé  la 
force,  soil  pour  me  défendre,  soit  pour  assister  M.  le  prince  Elugène, 
ce  que  je  ne  saurais  nC empêcher  de  faire  en  cas  quil  fût  attaqué, 

La  réponse  était  aussi  claire  que  possible  et  ne  permettait  pas 
à  Villars  d'agir  :  il  renonça  à  toute  attaque»  avec  l'assentiment  de 
la  cour.  «  Le  roi,  lui  écrivît  Voysin  le  13,  approuve  fort  que 
vous  preniez  le  parti  de  ne  point  faire  marcher  son  armée,  jusqu'à 
ce  qu'on  soit  mieux  éclairé  de  ce  qui  s'est  fait  en  Angleterre.  » 

De  ce  côté  aussi  la  lumière  ne  tarda  pas  à  se  faire  :  lés  négo- 
ciations menées  par  Torcy  avec  une  grande  activité,  avec  une 
remarquable  intelligence  de  l'intérêt  présent  de  la  France  et  de 
la  situation  des  partis  en  Angleterre,  aboutirent  bientôt  à  une 
entente.  Moyennant  la  promesse  d'une  renonciation  formelle  de 
Philippe  V  à  la  couronne  dé  France,  et  la  remise  temporaire  de 
Ihinkerque  entre  les  mains  des  Anglais,  une  suspension  d'armes  dfe 
deux  mois  était  stipulée.  L'armistice  devait  être  employé  à  négocier 
la  paix  générale  sur  des  bases  déjà  presque  convenues,  et  devait  être 
prolongé  au-delà  de  deux  mnis,  si  ceîa  était  nécessaire.  Cet  arran- 
gement*, signé  le  17  juin  par  Bolîngbroke  à  WMtehall^  par  Torcy 
Je  5Î2,  à  Marly,  fut  adressé  le  jour  même  à  Vîllars,  afin  qu'il'  en 
réglât  avec  Ormond  l'exécution  immédiate.  Ormond  se  renxfit  te 
25  au  matin  an  quartier  général'  des  alliés  et  s'efforça  d'amener 
Eugène,  ainsi  que  les  députés  hollandais,  à  lever  le  siège  du 
Quesnoy,  les  menaçant,  en  cas  de  refus,  dé  se  retirer  avec  toute 
Va^mée  qu'il  commandait*.  Il  fut  assez  mal  reçu  et  assez  surpris 

*  Voy.  le  texte  dans  Pelet,  X,  p»  469: 

*  Ormond  à  Ylllars,  25  juin  1712, 


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12  MâLPLâQUET  et  DENAIN  ^ 

du  peu  d'effet  de  sa  menace  :  il  eût  Texplication  de  cet  échec 
lorsque,  de  retour  à  Cateau-Cambresis,  ayant  communiqué  à  ses 
chefs  de  corps  auxiliaires  les  ordres  de  la  reine,  il  les  trouva  très 
peu  disposés  à  lui  obéir.  Eugène  avait  agi  sur  eux,  sur  leurs  gou- 
vernements, il  avait  parlé  à  leurs  passions,  à  leurs  intérêts,  à  leur 
honneur  militaire.  Ormond  comprit  qu'il  serait  abandohné  par  eux 
et  ne  réussirait  à  détacher  de  l'armée  alliée  que  le  corps  anglais 
proprement  dit,  c'est-à-dire  à  peine  douze  mille  hommes  :  il  eut  la 
loyauté  d'en  prévenir  immédiatement  Villars,  tout  en  lui  demandant 
de  lui  remettre  Dunkerque  *.  Villars,  qui  trouvait  que  douze  mille 
hommes  de  moins  à  combattre  ne  valaient  pas  l'abandon  d'une 
place  aussi  importante,  éluda  habilement  la  question  et  s'empressa 
de  prévenir  la  cour.  Voysin  approuva  fort  sa  réserve  ;  il  trouvait 
lui  aussi  que  le  marché  était  tout  à  l'avantage  d'Eugène  et  s'em- 
pressa de  retirer  Tordre  de  livraison  de  Dunkerque*.  Tout  sembla 
remis  en  question.  Torcy  écrivit  à  Bolingbroke  que  Dunkerque  avait 
été  cédé  comme  gage  d'une  suspension  d'armes  générale,  que  le 
roi,  par  amour  pour  la  paix,  voulait  bien  restreindre  l'armistice  à 
l'armée  anglaise,  mais  qu'il  s'attendait  à  ce  que  toute  l'armée  aux 
ordres  du  duc  d'Ormond  se  retirât  de  la  lutte.  Bolingbroke,  qui 
lui  aussi  tenait  essentiellement  à  la  paix,  fit  la  seule  chose  qui  fût 
en  son  pouvoir,  il  promit  de  faire  auprès  des  alliés  une  démarche 
impérative,  et  s'ils  refusaient,  de  se  séparer  publiquement  d'eux, 
de  leur  supprimer  tous  les  subsides  de  l'Angleterre  et  de  faire  une 
paix  séparée  avec  la  France  : 

La  reine,  écrivit-il  à  Torcy  le  30  juin,  qui  jusques  icy  a  gardé  des 
mesures  avec  ses  alliés,  poussée  par  eux  à  des  extrémités  comme 
celle-ci,  se  croira  justifiée  devant  Dieu  et  les  hommes  en  continuant 
les  négociations  ou  à  Utrecht  ou  ailleurs,  sans  se  soucier  s'ils  y  con- 
courent ou  non.  Ainsi,  monsieur,  vous  devez  compter,  et  j'ai  ordre  de 
vous  promettre,  au  nom  de  Sa  Majesté,  que  si  le  roi  très  chrétien 
mette  la  ville,  citadelle  et  forts  de  Dunkerque  entre  les  mains  de  la 
reine,  quoique  toutes  les  troupes  étrangères  ou  une  partie  de  ces 
troupes  refusent  d'obéir  aux  ordres  du  duc  d'Ormonde,  et  de  se  retirer 
avec  lui,  Sa  Majesté  ne  balancera  plus  à  conclure  la  paix  particulière, 
laissant  aux  autres  puissances  un  terme  dans  lequel  elles  pourront  se 
soumettre  aux  conditions  du  plan  dont  la  reine  conviendra  avec  Sa 
Majesté  très  chrétienne.  Voici,  monsieur,  la  paix  entre  les  mains  du 
roi. 

*  Cette  lettre  et  la  réponse  de  Villars  ont  été  publiées  par  Pelet,  XI,  176. 
2  Voysin  à  Villars,  27  juin  1712.  Pelet,  XI,  478. 


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ïâLPUQOET  et  DENâIN  13 

Louis  XIV  avait  trop  de  sens  politique  pour  hésiter  :  à  ses  yeux 
la  question  était  plus  diplomatique  que  tactique  :  rompre  la  grande 
alliance,  briser  cette  .chaîne  de  fer  qui  depuis  dix  ans  étreignait 
la  France,  semer  la  division  dans  Tarmée  ennemie  et  jeter  le  dé- 
sarroi dans  l'Europe  entière,  étaient  des  résultats  qu'il  ne  croyait 
pas  acheter  trop  cher  par  le  sacrifice  momentané  d'une  place  isolée. 
Torcy  adressa  le  5  juillet  à  Londres  le  consentement  absolu  du  roi; 
en  même  temps  il  invita  Villars  à  remettre  Dunkerque  à  Ormond, 
contre  la  déclaration  de  l'armistice  et  le  retrait  des  troupes  an- 
glaises. Quand  cet  ordre  arriva  au  camp  de  Noyelles,  le  Quesnoy 
venait  de  capituler.  On  s'attendait  à  une  plus  longue  résistance  : 
M.  de  Labadie,  qui  commandait  la  place,  était  un  oilicier  de  mérite 
que  secondait  un  brigadier  de  valeur,  M.  de  Damas.  Mais  pou- 
vût-on  lui  demander  une  bien  grande  persévérance  à  se  défendre, 
lorsqu'on  apportait  si  peu  d'empressement  à  le  soutenir  :  en  voyant 
l'inaction,  inexplicable  pour  lui,  de  l'armée  de  secours,  il  put  croire 
que  la  cour  était  résignée  ou  indifférente  à  la  chute  du  Quesnoy  : 
pour  le  détromper,  on  le  mit  à  la  Bastille. 

La  déclaration  de  l'armistice  était  subordonnée  à  l'occupation  de 
Dunkerque.  Ormond  prenant  ses  instructions  à  la  lettre,  refusa 
de  proclamer  la  suspension  d'armes  avant  que  la  ville  ne  fût 
remise  aux  autorités  anglaises  :  Villars,  de  son  côté,  ne  voulait  livrer 
la  place  qu'à  bon  escient  :  pour  concilier  ces  responsabilités, 
échanger  les  correspondances  et  accomplir  les  formalités  néces- 
saires, il  fallut  encore  une  dizaine  de  jours;  dix  jours  d'une  cruelle 
inaction  pour  Villars,  d'une  fébrile  activité  pour  Eugène.  Le  prince 
eut  le  temps  de  concentrer  ses  moyens  d'action  pour  le  siège  de 
Landrecies,  tout  en  continuant  son  habile  propagande  auprès  des 
troupes  allemandes  auxiliaires  et  de  leurs  gouvernements  :  aux 
menaces  anglaises  il  répondait  par  des  promesses,  s'engageant  au 
nom  de  l'empereur  à  payer  la  solde  refusée  par  l'Angleterre,  faisant 
luire  aux  yeux  de  tous  l'espérance  de  succès  que  la  chute  rapide 
du  Quesnoy  et  la  mollesse  apparente  de  Villars  semblaient  pro- 
mettre faciles.  Enfin  le  15  juillet  nu  soir  il  donna  Vordre  de  marche 
pour  le  lendemain,  et  le  fit  publier  dans  tous  les  campements  :  le 
16j  à  quatre  heures  du  matin,  il  était  à  la  droite  de  l'armée  atten- 
dant l'effet  de  ses  démarches  :  il  eut  la  satisfaction  de  voir  toutes 
les  troupes  auxiliaires  venir  se  ranger  à  leur  place  de  bataille  :  Prus- 
siens, Hanovriens,  Saxons,  Danois,  enlevés  par  le  prince  d'Auhalt 
et  le  duc  de  Wurtemberg  abandonnèrent  successivement  Ormond 
et  se  mirent  sous  son  commanflement  ;  tout  s'ébranla  dans  la  direc- 
tion de  Landrecies.  Le  général  anglais  ne  put  retenir  auprès  de  lui, 
outre  ses  troupes  nationales,  qu'un  bataillon  et  quatre  escadrons  de 


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n  ÏÀLPUQUET  ET  D8NÂIN 

Holstein  et  le  petit  régiment  liégeois  de  Walef-dragons.  Un  peu 
mortifié  de  cet  abandon,  il  se  porta  le  lendemain  à  Avesnes-le-Sec, 
où  il  publia  la  suspension  d'armes  et  prit  tristement  le  chemin  du 
Nord  :  les  portes  de  toutes  les  villes  gardées  par  les  Hollandais  se 
fermèrent  devant  lui  :  il  ne  put  s'arrêter  qu'à  Gand  où  se  trouvait 
une  garnison  anglaise.  En  même  temps  le  général  Hill  venu  direc- 
tement d'Angleterre  avec  un  petit  corps  de  troupes  débarquait  à 
Dunkerque  et  s'y  établissait. 

Villars  retrouvait  enfin  sa  liberté  d'action,  le  terrain  était  déblayé 
devant  lui  de  tous  les  obstacles  que  la  politique  et  la  diplomatie  y 
avaient  accumulés  :  il  n'avait  plus  à  résoudre  qu'une  question  miii* 
taire,  il  n'avait  plus  qu'un  seul  objectif,  joindre  l'ennemi  et  le  com- 
battre. Depuis  quinze  jours,  dans  l'inaction  forcée  des  camps,  toutes 
les  solutions  de  ce  problème  avaient  été  longuement  discutées  entre 
l'armée  et  la  cour  :  trop  longuement  même,  car  l'abondance  des 
avis  avait  fmi  par  produire  la  confusion,  et  la  multiplicité  des  objecr 
tions,  l'hésitation  ;  seul  le  roi  avait  conservé  une  remarquable  net- 
teté de  vues  et  montrait  une  décision  qui  éclate  dans  ses  dépêches, 
dans  celles  de  son  actif  interprète  Voysin  :  il  avait  deviné  les  pro- 
jets d^Eugène  sur  Landrecies  et,  dès  le  lendemain  de  la  chute  da 
Quesnoy,  il  ordonnait  à  Villars  de  défendre  à  tout  prix  la  dernière 
place  qui  séparât  encore  l'ennemi  de  la  vallée  de  l'Oise.  De  tous  les 
systèmes  discutés  par  Villars,  il  n'en  avait  retenu  qu'un,  celui  que 
le  maréchal  avait  d'ailleurs  proposé  en  première  ligne,  et  qui  con- 
sistait à  marcher  sur  la  Selle  et  à  offrir  la  batdlle  à  l'ennemi  :  il 
l'approuvait  <c  comme  étant  la  démarche  la  plus  honorable  et  la 
plus  hardie  ».  Mais,  écrivait  Voysin  de  sa  part,  le  6  juillet,  a  il 
ne  suiTit  pas  de  faire  une  démonstration  qui  marque  l'envie  de  com- 
battre »,  il  faut  combattre  et  plutôt  «  risquer  l'événement  d'un 
combat  que  de  souffrir  que  l'ennemi  se  rende  maître  de  Landrecies  ». 
Villars  avait  donc  Tordre,  au  premier  mouvement  d'Eugène  vers 
Landrecies,  de  ne  pas  se  contenter  de  se  mettre  dans  la  plaine, 
derrière  la  Selle,  où  il  était  douteux  qu'Eugène  vînt  le  chercher, 
mais  de  passer  cette  rivière  près  de  sa  source,  et  d'aborder  résolu- 
ment l'ennemi  pendant^sa  marche  :  le  terrain  serait  plus  coupé,  plus 
couvert,  moins  propre  aux  manœuvres  de  la  cavalerie,  mais  cela 
même  était  un  avantage,  la  cavalerie  alliée  étant  notoirement  supé- 
rieure à  la  cavalerie  française,  tandis  que  l'infanterie  d'Eugène 
était  diminuée  de  tous  les  bataillons  occupés  à  garder  les  longues 
lignes  qui  protégeaient  ses  communications  du  Quesnoy  à  Mar- 
chiennes. 

L'éloignement  de  Marchiennes  était  le  côté  défectueux  des  com- 
binaisons d'Eugène;  la  grande  distance  qui  séparait  l'armée  de  siège 


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MÂLPLÀQUET  ET  DBNADi  15 

de  son  dépôt  était  un  embarras  et  un  danger;  ce  point  faible  n'avait 
point  échappé  à  la  perspicacité  de  Tétat-major  français  :  couper 
cette  ligne,  isoler  rennemi  de  ses  ressources,  c'était  le  moyœ  le 
plus  sûr  d'arrêter  sa  marche.  Voysin  aurait  voulu  qu'on  tentât 
cette  opération  avec  un  détachement  ;  dès  le  1*'  juillet,  il  la  recom- 
mandait à  l'étude  de  Villars.  Mais  tant  que  l'armée  alliée  était 
massée  entre  le  Quesnoy  et  Valenciennes,  l'attaque  des  lignes  était 
ateolument  impossible  :  posté  sur  les  hauteurs  de  Quérénaing,  à 
ô  kilomètres  à  peine  de  Denain,  en  un  point  d'où  il  découvrait  tout 
le  pays,  Eugène  pouvait  suivre  le  mouvement  de  l'armée  française 
et  porter  dans  ses  retranchements  des  forces  assez  nombreuses  pour 
y  défier  tous  les  assauts.  L'opération  était  impraticable.  Villars  la 
jagea  telle;  un  conseil  de  guerre,  réuni  le  3  juillet,  la  repoussa  à 
l'unanimité  :  Voysin  se  résigna  et  l'attaque  par  la  haute  Selle 
:ht  décidée.  Sur  ce  point,  les  ordres  du  roi  étaient  formels  :  il  les 
confirma  le  10  juillet;  la  susprasion  d'armes  avec  les  Anglais  n'était 
pas  encore  officiellement  déclarée,  mais  cette  considération  n'arrê- 
tait pas  le  roL  Au  premier  mouvement  d'Eugène  sur  Landrecies, 
ViUars  avait  ordre  d'inviter  Ormond  à  s'écarter  de  sa  route,  si  le 
général  anglais  refusait  de  s'éloigner,  Villars  devait  passer  outre,  et 
CTgager  le  combat,  a  au  hasard  que  les  Anglais  y  fussent  mêlés  », 
plutôt  que  de  laisser  échapper  une  occasion  que  le  roi  considérsôt 
comme  suprême  et  décisive  ^ . 

Il  semble  donc  que  le  16  juillet  dans  la  journée,  en  apprenant 
d'Ormond  qu'Eugène  marchait  sur  Landrecies  et  que  lui-même 
sféloigneraût  le  lendemain,  Villars  n'eût  qu'une  seule  chose  à  faire, 
exécuter  les  ordres  du  roi  et  aborder  l'ennemi  pendant  sa  marche 
de  flanc.  11  hésita  pourtant.  Fût-ce  irrésolution,  effet  d'une  per- 
plexité, à  tout  prendre,  assez  naturelle?  Fût-ce  intuition  soudaine 
d'un  meilleur  parti  à  prendre  et  qui  fut  pris  quelques  jours  plus 
tard.  La  lumière  ne  se  fera  jamais  complètement  sur  les  sentiments 
qui  agitèrent  l'esprit  mobile  du  maréchal,  au  moment  de  jouer  sur 
une  dernière  carte  les  destinées  de  son  pays  qu'il  aimait,  et  sa 
réputation  de  capitaine,  à  laquelle  il  tenait  démesurément.  Saint- 
Simon  a  cru  à  un  moment  de  défaillance  et  l'a  qualifié  avec  sa 
sévérité  habituelle.  Pour  nous,  qui  savons  faire  la  part  des  fai- 
blesse humaines  et  qui  n'ignorons  pas  de  quel  poids,  dans  les 
guerres  malheureuses,  pèse  sur  les  caractères  les  mieux  tronpés, 
la  responsabilité  du  commandement  suprême,  nous  suspendrons 
notre  jugement;  nous  laisserons  parler  les  faits  eux-mêmes,  et  nous 
ne  croirons  pas  avoir  diminué  les  droits  de  Villars  à  la  reconnais- 

»  Le  roi  à  Villars.  Marly,  10  juillet  1712.  Pelet,  XI,  492. 


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16  IIÀLPIÂQUET  ET  DENÂIN 

sance  de  Thistoire,  s'il  résulte  de  notre  exposé  sincère,  que,  pour 
sauver  la  France,  il  dut,  non  seulement  triompher  de  difficultés 
exceptionnelles,  battre  un  ennemi  redoutable,  mais  commencer  par 
se  ^ainc^e  lui-même. 

Le  18  donc,  au  lieu  de  se  porter  résolument  en  avant,  comme  le 
lui  commandaient  les  ordres  du  roi  et  la  raison  stratégique,  Villars 
convoqua  un  conseil  de  guerre.  Montesquiou,  Puj  ségur,  Albergotti, 
Geoffreville  et  d'autres  officiers  généraux  *  y  assistaient;  il  essaya 
de  faire  approuver  par  eux  son  projet  de  marche  sur  la  basse  Selle; 
il  avait  l'espoir  d'y  attirer  l'ennemi  à  un  «  combat  de  plaine  où  », 
disait-il,  «  la  valeur  de  la  nation  peut  avoir  la  première  part.  »  Le 
conseil  fut  unanime  à  repousser  ce  projet;  tous  les  officiers  présents 
offrirent  de  signer  de  leur  nom  leur  opinion.  Ils  furent  également 
tous  d'avis  qu'il  fallait  secourir  Landrecies  au  plus  tôt,  et  pour  cela 
se  porter  sans  tarder  sur  la  Sambre,  en  tournant  la  Selle  par  sa 
source.  C'était  aussi,  nous  le  savons,  le  plan  recommandé  par  le 
roi  :  Villars  ne  pouvait  faire  autrement  que  de  se  soumettre,  il  le 
lit  de  bonne  grâce.  11  fut  convenu  qu'on  marcherait  le  lendemain. 
En  rendant  compte  au  ministre  de  cette  séance,  Villars  disait  qu'il 
avait  eu  le  regret  de  constater  dans  l'armée  certains  symptômes  de 
faiblesse  ;  mais,  se  hâtait-il  d'ajouter,  «  au  premier  coup  de  canon 
tiré,  tout  le  monde  retrouvera  son  ancienne  valeur.  » 

Le  lendemain  19,  tout  s'ébranla,  l'Escaut  fut  passé  entre  Crève- 
cœur  et  le  Catelet;  mais  on  fit  très  peu  de  chemin,  il  semblait  que 
Villars  s'avançât  avec  répugnance  dans  une  direction  qu'il  n'avait 
pas  choisie.  Le  20,  Tétape  fut  plus  sérieuse,  les  troupes  marchaient 
avec  entrain,  elles  sortaient  avec  joie  de  leur  longue  inaction,  et 
l'ardeur  renaissait  avec  le  mouvement.  Villars  s'arrêta  à  Cateau- 
Cambrésis  et  déploya  son  armée  le  long  de  la  Selle,  avec  l'espoir 
qu'Eugène  viendrait  l'y  attaquer;  il  l'attendit  toute  la  journée  du  21, 
se  contentant  d'envoyer  dans  toutes  Içs  directions  de  nombreux 
partis  de  cavalerie;  lui-même  alla  de  sa  personne  reconnaître  les 
positions  de  l'ennemi.  Il  constata  que  son  adversaire  avait  active- 
ment employé  les  inexplicables  délais  qu'il  lui  avait  laissés.  Eugène 
avait  partagé  son  armée  en  deux  corps  :  l'un  tenait  Landrecies 
investi  et  s'entourait  d'une  ligne  de  circonvallation  déjà  presque 
achevée;  l'autre,  placé  sous  son  commandement  immédiat,  couvrait 
les  opérations  du  sièçe  dans  des  positions  très  bien  choisies; 
déployée  le  long  de  l'Ecaillon,  elle  avait  sa  droite  à  Bermerain,  sa 


^  Parmi  eux  sa  trouvait  le  marquis  de  Silly,  le  correspondant  secret  de 
Voysin,  qui  envoya  au  ministre  un  compte-rendu  de  la  séance,  lequel  se 
trouve  au  Dépôt  de  la  guerro,  vol.  2380,  n^  15. 


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MàLPLâQUET  £T  DENAm  17 

gauche  à  la  Sambre,  la  forêt  de  Mormal  derrière.  On  travaillait 
acliyement  à  un  retranchement  destiné  à  fermer  le  passage  entre 
la  source  de  l'Écaillon  et  la  Sambre.  11  était  évident  qu  Eugène  était 
décidé  à  attendre  l'attaque  des  Français  et  à  ne  pas  se  laisser 
distraire  de  son  objectif,  la  prise  de  Landrecîes.  Villars  comprit 
qu'il  arrivait  trop  tard,  et  qu'il  ne  pouvait,  sans  de  grandes  diffi- 
cultés, enlever  les  positions  retranchées  de  l'ennemi;  il  prévînt  la 
conr  des  obstacles  qu'il  rencontrait,  et  demanda  de  nouveaux  ordres. 
En  attendant  le  retour  de  son  courrier,  il  chercha,  dit-il  *  «  à 
défaut  d'une  bataille  dans  un  pays  ouvert,  une  occasion  qui  fût 
aussi  nuisible  aux  ennemis  qu'une  bataille  ».  Sa  pensée  fut  ainsi 
ramenée  aux  lignes  de  Marchiennes,  que  son  instinct  militaire  lui 
désignait  comme  le  véritable  point  d'attaque.  Tant  que  l'ennemi 
san'eillait  ces  lignes  avec  toute  son  armée,  on  ne  pouvait  sérieuse- 
ment songer  à  les  forcer;  mais  maintenant  qu'en  se  rapprochant 
de  la  Sambre,  il  s'était  éloigné  de  Denam,  n'éiîdt-ce  pas  là  qu'il 
fallait  frapper  le  coup  décisif?  Villars  se  le  demandait  avec  une 
intensité  d'attention  croissante.  La  veille  même  il  avait  reçu  du  roi 
une  lettre  qui  indiquait  les  mêmes  préoccupations  :  «  Ma  première 
pensée,  écrivait  Louis  XIV  2,  avait  été  dans  l'éloignement  où  se 
trouve  Landrecies  de  toutes  les  autres  places  d'où  les  ennemis 
peuvent  livrer  leurs  munitions  et  convois,  tC interrompre  leur  corn- 
mtmication  en  faisant  attaquer  les  lignes  de  Marchiennes^  ce  qui 
les  mettrait  dans  l'impossibilité  de  continuer  le  siège.  Mais  comme 
il  m'a  paru  que  vous  ne  jugiez  pas  cette  entreprise  sur  les  lignes 
de  Marchiennes  praticable,  je  m'en  remets  à  votre  sentiment  et  je 
ne  puis  que  vous  confirmer  mes  précédents  ordres  que  je  vous  ai 
donnés  pour  empêcher  le  siège  de  cette  place.  »  Le  même  jour 
Voysin  écrivait  au  comte  de  Broglie  :  «  S'il  était  possible  dans  ce 
grand  éloignement  (de  Landrecies  à  Marchiennes),  d'attaquer  les 
lignes  de  Denain  pour  couper  la  communication,  ce  moyen  paraîtrait 
le  plus  assuré  et  le  moins  hasardeux,  pour  les  obliger  à  lever  le 
siège,  et  vous  feriez  bien  d'écrire  vous-même  à  M.  le  maréchal  de 
Villars.  »  Ainsi  la  véritable  pensée  du  roi  était  l'attaque  de  Denain 
et,  en  insistant  sur  la  marche  vers  Landrecies,  il  croyait  se  conformer 
au  sentiment  de  Villars;  celui-ci  de  son  côté  n'exécutait  que  par 
obéissance  une  opération  qu'il  jugeait  très  dangereuse;  curieux 
exemple  des  malentendus  qui  peuvent  se  produire  par  l'abus  de  la 
correspondance  et  l'interversion  des  rôles.  Le  rôle  du  ministre  est 
de  préparer  l'instrument  de  guerre,  non  de  le  manier.  Sa  fonction 

*  Villars  au  duc  d'Ormond,  25  juillet  1712. 

*  Le  roi  à  Villars.  FoAtainebleau,  17  juillet.  D.  G.,  2580,  n^  5.  ' 

10  ocTOBBE  1887.  2  • 


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18  MàLPLâQUET  et  DENADr 

est  de  bien  choisir  les  chefs,  non  de  les  diriger;  le  devoir  des  chefs 
est  de  commander  effeciivement  et  de  savoir  prendre  la  responsabi- 
lité de  leurs  mouvements.  Villars  en  sollicitant  chaque  jour  des 
ordres,  en  affectant,  dans  sa  fatigante  correspondance,  une  excessive 
défiance  de  lui-même,  avait  obligé  le  ministre  à  sortir  de  sa  réserve, 
à  dicter  les  opérations  de  détail;  on  en  voit  les  inconvénients. 
Heureusement,  sous  la  pression  de  circonstances  impérieuses,  la 
lumière  se  fit  dans  T esprit  de  Villars,  son  instinct  d'homme  de 
guerre  se  réveilla  et  lui  inspira  les  habiles  manœuvres  qui  devaient 
assurer  le  succès.  Le  roi  d'ailleurs  n'entendait  pas  entraver  son 
initiative;  tout  en  insistant  avec  énergie  pour  une  action  vigoureuse 
et  prompte  il  lui  écrivait  *  :  «  C'est  à  vous  à  déterminer  et  le  temps 
et  le  lieu  de  l'action  et  à  prendre  tous  les  meilleurs  arrangements 
pour  y  réussir.  »  Le  21,  autorisé  par  ces  paroles  et  par  les  regrets 
mêmes  du  roi,  Villars  se  décida  à  faire  attaquer  Denain  par  un 
détachement  de  son  armée,  l'opération  fut  fixée  au  22;  MM.  de 
Broglie  et  de  Vieuxpont  furent  chargés  de  la  diriger.  Le  prince  de 
Tingry ,  qui  commandait  dans  Valenciennes,  eut  l'ordre  de  sortir  avec 
la  garnison  de  la  place  et  d'aborder  à  revers  les  Hgnes  ennemies, 
tandis  que  les  deux  généraux  les  attaqueraient  de  front. 

J'ai  été  voir,  écrivit  Villars  le  21  au  soir,  comment  nous  pourrions 
attaquer  le  camp  de  Denain,  à  quoi  Ton  n'a  pu  songer  que  dans  le 
temps  que  nous  éloignions  Tarmée  ennemie  de  l'Escaut,  car,  lors- 
qu'elle y  avait  sa  droite,  on  ne  pouvait  le  tenter  avec  aucune  appa- 
rence de  succès.  Je  compte  donc  faire  demain  toutes  les  démarches 
qui  pourront  persuader  l'ennemi  que  je  veux  passer  la  Sambre,  et  je 
tâcherai  d'exécuter  le  projet  de  Denain,  qui  serait  d'une  grande  utilité. 
S'il  ne  réussit  pas,  nous  irons  par  la  gauche;  je  suis  assez  bon  servi- 
teur du  roi,  pour  garder  la  bataille  pour  le  dernier.  Elles  sont,  comme 
vous  le  savez,  dans  la  main  de  Dieu,  et  de  celle-ci  dépend  le  salut  ou 
la  perte  de  l'État;  je  serais  un  mauvais  Français  et  un  mauvais  servi- 
teur, si  je  ne  faisais  pas  les  réflexions  convenables. 

Cependant  l'inaction  de  Villars  avait  éveillé  l'attention  vigilante 
du  prince  Eugène;  il  était  informé,  en  outre,  que  la  garnison  de 
Valenciennes  avait  pris  les  armes;  il  conçut  quelque  soupçon  et 
pour  parer  à  toutes  les  éventualités,  il  fit  rapidement  reprendre  à 
la  droite  de  son  année,  les  anciennes  positions  de  Quérénaing. 
Le  22,  au  matin,  une  partie  de  ces  troupes,  jointe  à  des  détache- 
ments du  camp  de  Denain,  se  porta  sous  les  murs  même  de  Valen- 
ciennes et  fit  un  grand  fourragé.  Devant  ce  déploiement  de  forces, 

<  Le  roi  à  Villars.  Fontaiaebleau,  21  juillet  1712.  D.  G. 


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MALPLAOUET  ET  DENAIN  19 

Tingiy  ne  crut  pas  pouvoir  sortir  de  la  place  ;  Broglie,  averti  à  temps, 
renonça  à  l'attaque.  «  Ces  deux  massieurs  ont  jugé  l'entreprise 
impossible,  écrivît  le  soir  même  Villars  à  Voysin  :  j'en  suis  très 
fiché,  mws  quand  ceux-là  refusent,  je  n'irai  pas  offrir  la  commission 
à  d'autres.  Cette  affaire  ne  pouvant  s'exécuter,  j'ai  marché  à  la 
Sambre.  » 

On  peut  aisément  se  figurer  les  impressions  de  la  cour  en  rece- 
vant coup  sur  coup  ces  dépêches  contradictoires  :  le  20,  hésitation 
â  attaquer  sur  la  gauche  et  demande  de  nouveaux  ordres;  le  21, 
annonce  du  projet  sur  Denain;  le  22,  abandon  de  ce  projet,  et 
reprise  des  vues  sur  la  Sambre.  A  la  première  de  ces  lettres,  le  roi 
répondit  par  un  blâme  contenu  et  attristé.  «  Les  ennemis  ne  man- 
queront pas  de  profiter  du  temps  que  vous  leur  donnez,  la  chose 
demande  une  détermination  plus  prompte...  Vous  pourriez  prendre 
YOtre  parti  sur  mes  précédentes  lettres,  sans  demander  de  nouveaux 
ordres...  Je  ne  crois  pas  pouvoir  mieux  m'expliquer  que  j'ai  fait 
par  mes  lettres  précédentes.  Mon  intention  n'est  pas  de  vous  engager 
à  faire  ce  qui  est  impossible;  mais  tout  ce  qu'il  est  possible  d'entre- 
prendre pour  secourir  Landrecies  et  empêcher  que  les  ennemis  se 
rendent  nôtres  de  cette  place,  vous  devez  le  faire  *  ».  La  réponse 
à  la  seconde  dépêche  de  Villars  indique  un  mécontentement  crois- 
sant et  blâme  formellement  la  reprise  du  pi-ojet  sur  Denain.  C'est 
Voysin  qui  fut  chargé  d'exprimer  le  sentiment  du  roi  sous  une 
forme  confidentielle  et  amicale  ^  :  il  représenta  au  maréchal  la  grave 
responsabilité  qu'il  assumait  en  différant  l'attaque  et  eiposant  Lan- 
drecies à  être  pris  faute  de  secours.  «  Je  souhaite  fort  que  votre 
dessein  sur  le  camp  de  Denain  réussisse  promptenaent,  mais  si  cela 
manquait,  vous  auriez  peut-être  grand  regret  dans  la  suite...  et  si 
après  toutes  les  réflexions  que  vous  faites,  Landrecies  se  trouvait 
pris,  il  semble  que  vous  en  prenez  sur  vous  f  événement  et  les 
suites.  »  Cette  fois,  le  reproche  tombait  à  faux  ;  quand  il  arriva  à  sa 
destination,  Villars  était  maître  de  Denain.  Sortant  enfin  d'une 
attitude  qui  avait  trop  duré,  il  avait  su  prendre  sur  lui  Tévénement, 
et  la  victoire  avait  justifié  son  initiative. 

Comment  ce  revirement  subit  s'opéra-t-il,  comment  ce  projet 
sur  Denain,  rejeté  d'abord  par  Villars,  adopté  ensuite  et  aban- 
donné par  lui  le  même  jour,  fut-il  repris  de  nouveau  et  victorieuse- 
ment exécuté?  Les  ennemis  de  Villars,  en  tête  desquels  ou  ne 
s'étonnera  pas  de  trouver  Saint-Simon  3,  attribuèrent  ce  change- 

^  Le  roi  à  Villars.  Fontainebleau,  21  juillet  1712.  Pclot,  XI,  71. 
*  Voy.  le  texte  complet  de  la  lettre  dans  Pelet,  IX,  p.  74. 
'  On  connait  le  procédé  invariable  de  Saint-Simon,  qui  consiste  à  dire 
que  toutes  les  batailles  gagnées  par  Villars  auraient  été  évitées  ou  perdues 


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20  MALPUQUET  ET  DENAIN 

ment  à  Tintervention  du  maréchal  de  Montesquieu,  qui  aurait 
triomphé  des  hésitations  de  Villars  et  l'aurait  décidé  à  attaquer  les 
lignes.  Le  lieutenant  général  de  Vault,  le  grave  et  consciencieux 
auteur  du  grand  travail  historique  publié  par  Pelet,  incline  vers  la 
même  opinion  ;  il  base  surtout  son  sentiment  sur  le  silence  gardé 

sans  rinterventioa  d*un  de  ses  subordonnés.  A  Friediingen,  Magnac;  à 
Hochstaedt,  Dusson;  à  Denain,  Montesquieu.  Ce  dernier,  voyant  les 
hésitations  de  Villars,  aurait  écrit  à  la  cour  pour  proposer  l'attaque  de 
Denain,  aurait  reçu  du  roi  l'approbation  de  son  projet  et  Tordre  secret  de 
l'exécuter,  m^me  malgré  Villars  :  ainsi  aurait-il  fait,  entraînant  son  chef 
inerte,  qui  suivant  la  queue  de  la  colonne,  ne  serait  arrivé  à  Denain  que 
longtemps  après  la  victoire  gagnée.  Tout  ce  roman  s'évanouit  devant  les 
pièces  officielles.  La  correspondance  de  Montesquieu  avec  Voysin  est  au 
Dépôt  de  la  guerre;  on  n'y  découvre  pas  trace  de  la  mission  qui  lui  aurait 
été  donnée;  bien  plus,  il  résulte  des  documents  analysés  ci-dessus  que 
Montesquieu,  au  conseil  du  3  juillet,  se  prononça  contre  Texpédition  de 
Denain;  à  celui  du  18,  il  insista  pour  la  marche  sur  Landrecies,  et  que  le 
21,  la  cour,  loin  de  donner  Tordre  de  marcher  sur  Denain,  blâma  formel- 
lement Villars  d'avoir  repris  un  projet  qu'elle  avait  conseillé,  il  est  vrai, 
mais  qu'elle  avait  positivement  abandonné.  Il  n'y  a  au  Dépôt  de  la  guerre 
qu'une  lettre  du  roi  à  Montesquieu  du  27  juillet,  le  félicitant  simplement 
de  la  part  qu'il  avait  eue  «  dans  le  projet  et  dans  l'exécution  »  et  remar- 
quant qu'il  ne  lui  a  «  rien  dit  du  détail  de  Taction  »  ;  une  lettre  de  Voysiu 
du  môme  jour,  félicitant  Montesquieu  «  du  concert  avec  lequel  il  a  agi 
avec  le  maréchal  de  Villars  o,  et  enfin  une  réponse  très  courte  de  Montes- 
quieu, du  29,  dans  laquelle  il  mentionne  la  peine  qu'il  a  eue  à  faire 
exécuter  une  marche  «  qui  n'était  du  goût  de  personne  dans  l'armée  ». 
(Voy.  ces  pièces  dans  Pelet,  XI,  503  et  suiv.)  Ce  n'est  que  douze  ans 
après,  à  l'occasion  de  sa  nomination  comme  chevalier  de  Tordre,  que 
Montesquieu  rédigea,  avec  ses  souvenirs,  une  relation  de  la  bataille  assez 
malveillante  pour  Villars.  (Pelet^  XI,  539.)  Il  y  reconnaît  néanmoins 
qu'il  passa  TEscaut  avec  lui  et  l'attendit  peur  attaquer  le  retranchement 
du  camp.  Il  prétend  qu'entre  le  passage  de  TEscaut  et  l'assaut,  Villars 
pensa  à  se  retrancher,  idée  tellement  absurde  qu'elle  n'est  pas  admissible  : 
il  prétend  enfin,  que  l'armée  étant  encore  près  de  Cambrai,  c'est-à-dira 
vraisemblablement  dans  les  premiers  jours  de  Juillet,  il  propesa  à  Villars 
d'aller  attaquer  Denain  en  passant  la  Sensée  au  bac  d'Aubencheul  par  une 
marche  secrète  et  que  Villars  ne  goûta  pas  cet  avis.  Si  ce  projet  fut  proposé, 
ce  qui  est  fort  douteux  (puisque  le  3  juillet  Montesquieu  se  prononçait 
publiquement  contre  une  opération  analogue),  Villars  eut  bien  raison  do 
le  rejeter  :  il  était  impraticable;  la  marche  d'une  armée  entre  Bouchaia 
et  Douai  occupées  par  Tennemi  ne  pouvait  pas  être  secrète  pour  les  garni- 
sons de  ces  villes;  elle  ne  pouvait  davantage  être  dérobée  à  Eugène,  campe 
entre  Valenciennes  et  le  Quesnoy  avec  toute  son  armée.  Le  corps  français 
engagé  dans  le  quadrilatère  Bouchaiu,  Douai,  Marchiennes,  Denain,  avec 
Tennemi  maître  des  ponts  de  l'Escaut  sur  son  flanc,  était  exposé,  en  cas 
d'échec,  à  un  désastre  irréparable.  N'oublions  pas  eniiu  que  Saint-Simea 
lui-même  a  infirmé  le  témoignage  de  Montesquiou  en  nous  disant 
(VII,  110)  qu'il  avait  le  goût  de  Tintrigue,  des  voies  détournées  et  des 
instruments  subalternes. 


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MALPLAOUET  ET  DEMAIN  21 

par  VUIars  après  l'action  et  TabscDce  au  Dépôt  de  la  guerre  de  tout 
rapport  adressé  par  lui  sur  la  bataille  du  24  :  cet  argument  s'écroule 
devant  ce  fait,  que  nous  avons  retrouvé  en  Angleterre  dans  les 
papiers  d'Ormond  la  relation  même  du  maréchal;  écrite  quelques 
heures  après  la  victoire,  elle  a  tous  les  caractères  de  la  sincérité*  : 
il  en  ressort  que  Villars,  n'ayant  pas  réussi  le  18  et  le  19  à  amener 
l'eooeml  à  un  combat  dans  les  plaines  de  la  basse  Selle,  ne  se 
soucia  jamais  de  l'aborder  dans  ses  positions  retranchées  devant 
Landrecies  et  que  toutes  les  démonstrations  qu'il  fit  du  côté  de 
cette  place  n'eurent  d'autre  but  que  d'y  attirer  l'ennemi  et  de 
l'amener  à  dégarnir  le  point  qu'il  avait  résolu  d'attaquer.  Nous 
retrouvons  dans  cette  conception  stratégique  la  manœuvre  favorite 
de  Villars,  et  la  marque  de  son  empreinte  :  c'est  la  manœuvre 
de  Friedlingen  et  de  StoUhofen,  celle  qui  avait  assuré  la  prise  de 
Kehl  et  devait  assurer  celle  de  Landau  :  à  savoir  une  série  de 
mouvements  trompant  l'ennemi,  puis,  au  moment  favorable,  une 
contre-marche  rapide  portant  toutes  les  forces  concentrées  sur  le 
point  secrètement  choisi,  enfin  une  attaque  si  brusquement  et  si 
vigoureusement  menée,  que  la  position  était  enlevée  avant  que 
l'ennemi,  revenu  de  son  erreur,  ait  eu  le  temps  de  la  réparer.  Le 
plan  est  bien  de  Villars  :  qu'il  ait  hésité,  mis  longtemps  à  le 
discerner,  à  l'adopter,  paru  faiblir  avant  de  l'exécuter,  soit  I  Tout 
homme  a  ses  imperfections  et  nous  n'avons  jamais  dissimulé  celles 
de  Villars  :  que  dans  ces  heures  d'angoisse  solitaire  et  d'intimes 
perplexités,  il  ait  été  bien  conseillé  et  utilement  soutenu  par  Mon- 
tesquiou,  nous  l'admettons  sans  peine.  Montesquiou  avait  de 
réelles  qualités  militaires;  dégagé  des  responsabilités  du  comman- 
dement en  chef,  il  avait  l'esprit  plus  libre  et  la  décision  plus  facile. 
Villars  le  consultait  dans  toutes  les  circonstances  importantes,  tous 
ses  mouvements  étaient  concertés  avec  lui  :  il  reconnut  loyalement  - 
la  part  qui  lui  revenait  dans  la  conception  et  l'exécution  de  l'opé- 
ration sur  Denain;  mais  de  même  que  vaincu  il  eût  seul  porté  la 
responsabilité  de  la  défaite,  vainqueur,  il  a  droit  à  la  meilleure  part 
de  gloire. 

Le  22  juillet,  nous  l'avons  déjà  dit,  Villars  était  à  Cateau-Cam- 
brésis.  C'est  là  que,  vers  midi,  il  reçut  les  rapports  de  Broglie,  lui 
annonçant  qu'il  renonçait  à  attaquer  Denain.  11  lui  fut  alors 
démontré  que  l'opération  sur  ce  camp,  telle  qu'elle  était  comprise 
dans  le  cabinet  du  roi,  c'est-à-dire  une  diversion  exécutée  par  un 
détachement,  était  impossible.  Pour  prendre  Denain,  il  fallait  en 

*  Nous  Tavons  imprimée  à  la  suite  du  tome  lU  des  Mémoires  de  Villars. 
»  Villars  au  roi,  24  juillet.  Villars  à  Voysin,  29  juillet.  (Pelet,  XI,  496,  50G.) 


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J 


22  MALPUQOET  ET  DENAIN 

écarter  Tennemi  et  y  employer  toute  rarmée.  Qu'on  donnât  suite 
au  projet  ainsi  modifié,  ou  que  l'on  se  décidât  à  essayer  de  débloquer 
<lirectement  Landrecies,  il  fallait  se  porter  sur  la  Sambre.  C'est  ce 
que  fit  Villars;  dans  l'après-midi  il  passa  la  Selle>  et  laissant  sa 
gauche  au  Cateau,  il  s'établit  avec  sa  drcrite  au  petit  village  de 
Mazingbien,  sur  la  Sambre.  Informé  de  ce  mouvement,  Eugène, 
sans  quitter  son  quartier  général  de  Bermerain,  rapprocha  aussi  sa 
gauche  de  la  Sambre  et  garnit  de  troupes  et  d'artillerie  le  retran- 
chement à  peine  achevé  qui  joignait  cette  rivière  à  la  source  de 
l'Ecaillon.  L'attaquer  dans  ces  positions  était  fort  difiTicile;  le  seul 
moyen  d'aborder  l'ennemi  avec  quelques  chances  de  soccès  était 
de  passer  la  Sambre,  de  tâcher  d'empêcher  Eugène  de  la  passer  à 
son  tour,  et  d'attaquer  la  circonvallation  de  la  rive  droite.  Alber- 
gotti  et  Geoffreville,  qui  avaient  été  reconnaître  le  terrain,  déclaraient 
l'opération  praticable.  Villars  l'adopta  en  apparence.  Dès  le  23  au 
matin  les  colonnes  se  massèrent  sur  les  bords  de  la  rivière;  on 
commença  ostensiblement  des  ponts  au  Catillon  et  près  de  l'abbaye 
de  Fémy,  le  bruit  se  répandit  dans  le  camp  que  la  bataille  était 
proche  et  y  excita  tous  les  esprits.  Cependant  la  pensée  de  Villars 
était  ailleurs  et  son  parti  était  pris.  Une  fois  bien  ^ddé,  il  n'hé^te 
plus  :  l'homme  d'action  se  réveille,  il  se  retrouve  avec  ses  qualités 
d'activité,  de  décision,  de  prévoyance.  Enfermé  avec  Montesquioia 
et  ses  cinq  officiers  d'état-major*  Contades,  Puységur,  Beaujeu, 
Monteviel  et  Bongars,  il  combine  avec  eux  tous  les  détails  de  la 
journée  du  lendemain.  L'opération  est  des  plus  délicates  qui  se 
puisse  tenter.  Il  faut  faire  devant  l'ennemi,  et  à  son  insu,  une 
marche  de  flanc  de  huit  à  neuf  lieues,  passer  une  rivière  et  enlever 
des  retranchements  bien  défendus,  avant  que  l'ennemi  ait  eu  le 
temps  de  venir  prendre  l'assaillant  en  queue.  La  première  condi- 
tion du  succès  est  le  secret  le  plus  absolu;  pour  tromper  l'ennemi, 
il  convient  d'abord  de  tromper  les  siens  :  «  Toutes  les  ruses  petites 
ou  grandes  2  »  sont  bonnes  et  ne  sont  pas  négligées.  Aucun  des 
chefs  de  corps  n'est  prévenu  ;  tous  croient  à  une  attaque  sur  Lan- 
drecies  et  s'y  préparent  :  Albergotti  vient  môme  la  discuter  avec 
Villars;  il  la  trouve  très  hasardée,  il  croit  de  son  devoir  d'en 
signaler  à  son  chef  les  dangers  :  a  Allez  vous  reposer  quelques 
heures,  M.  d' Albergotti,  se  contente  de  lui  dire  Villars,  à  trois  heures 
du  matin  vous  saurez  si  les  retranchements  de  l'ennemi  sont  aussi 
bons  que  vous  le  croyez.  » 
On  travaille  bruyamment  aux  ponts  sur  la  Sambre,  des  escouades 

<  Oa  les  appelait  alors  officiers  du  détail, 
^  Mémoires  de  Villars,  lit. 


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MALPUQUET  ET  DEMAIN  23 

ouvrent  des  passages  pour  rartillerie  dans  les  bois  de  Fémy,  sur  la 
rive  droite,  d'autres  coupent  des  fascines  pour  combler  le  fossé 
de  la  ârconvallation,  tous  les  travaux  s'exécutent  avec  entrain 
et  ardeur.  Poussant  la  prévoyance  plus  loin,  Villars  n'envoie  pas 
de  courrier  à  Versailles;  il  a  mandé  la  veille  au  roi  qu'il  renon- 
çait provisoirement  à  l'entreprise  sur  Denain,  il  le  laisse  dans  l'in- 
quiétude ^  que  lui  cause  cette  nouvelle  évolution;  s'il  écrit,  ce  sont 
des  billets  destinés  à  tromper  l'ennemi  *.  Vers  midi,  il  envoie  tous 
ses  hussards  battre  la  plaine  entre  l'Escaut  et  la  Selle  jusqu'à  la 
hauteur  de  Bouchain,  aGn  qu'aucun  coureur  ennemi  ne  puisse  passer 
d'une  rivière  à  l'autre  et  surprendre  le  mouvement  qui  se  prépare. 

Eugène  avait  été  informé  des  dispositions  prises  sur  la  Sambre  ; 
tout  semblait  lui  démontrer  que  l'intention  de  son  adversaire  était 
de  débloquer  Landrecies;  mais  la  longue  inaction  de  Villars  lui 
faisait  douter  de  son  audace  :  il  ne  quitta  pas  son  quartier  général 
de  Bermerain.  Néanmoins  il  prit,  à  tout  événement,  ses  dispositions 
de  combat,  serrant  sa  gauche  sur  la  place,  rappelant  à  lui  le  corps 
de  droite,  sauf  six  bataillons  qui  furent  laissés  dans  les  lignes 
de  Thiant,  sur  la  rive  droite  de  l'Escaut. 

Cependant  le  jour  tombait  :  le  moment  d'agir  était  venu  ;  les 
officiers  de  détail  vont  porter  les  ordres  de  marche  à  tous  les  chefs 
de  corps.  Ceux-ci  croient  à  une  erreur  et  protestent,  mais  les  ordres 
ëtaieot  formels,  on  obéit;  les  soldats,  voyant  qu'on  leur  fait  tourner 
le  dos  à  l'ennemi,  croient  à  une  nouvelle  défaillance;  des  murmures 
se  font  entendre;  Montesquiou,  qui  préside  lui-même  à  l'exécution 
des  détails,  est  obligé  d'insister.  A  l'entrée  de  la  nuit,  tout  s'ébranle 
sâon  l'ordre  convenu.  En  tête  marche  Vieuxpont  avec  trente 
bataillons^  une  brigade  d'artillerie  et  les  équipages  de  pont.  Broglie 
le  suit  avec  sa  cavalerie  :  il  a  pour  mission  de  surveiller  la  colonne 
et  d'empêcher  qu'aucun  hooune  ne  s'en  détache.  Albergotti  vient 
ensuite  avec  vingt  bataillons  et  quarante  escadrons.  Coigny  effectue, 
avec  sa  cavalerie,  une  démonstration  sur  la  rive  droite  de  la 
Sambre,  en  face  de  Landrecies  ;  puis,  aussitôt  la  nuit  close,  il  repasse 
sans  bruit  la  rivière  et  fait  l'arrière-garde  de  l'armée.  On  marche 
toute  la  nuit  sans  obstacle,  parallèlement  à  l'Escaut  et  à  la  Selle, 

^  Le  roi  attend  votre  courrier  :  ce  ne  sera  pas  sans  quelque  espèce 
dHnquiétude.  Voysin  à  Villars,  23  juillet.  D.  G. 

*I)c  ce  nombre  est  un  billet  écrit  à  M.  de  Saint-Frémoat  et  dont 
l'original  est  au  Dépôt  de  la  guerre.  Saint-Frimont  commandait  la  place 
de  Maubeuge  et  n'était  pas  sous  les  ordres  directs  de  Villars.  Villars 
lai  annonce  qu'il  va  passer  la  Sambre  :  s'il  avait  réellement  eu  cette 
intention,  il  eût  commis  une  grave  imprudence  en  la  consignant  sans 
motif  dans  une  lettre  insignifiante  qui  avait  toutes  les  chances  d'être  inter- 
ceptée par  les  coureurs  ennemis. 


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24  MALPLAQCET  ET  DEXAIN 

dans  la  plaine  qui  sépare  ces  deux  cours  d'eau.  Au  point  du  jour, 
c'est-à-dire  vers  quatre  heures  du  matin,  les  têtes  de  colonnes 
atteignent  TEscaut,  près  du  moulin  de  Neuville  :  les  soldats  sont 
fatigués  de  cette  longue  marche  dans  les  ténèbres  ;  les  chevaux  qui 
traînaient  les  lourds  équipages  de  pont,  exténués  et  de  qualité 
médiocre,  n'ont  pu  suivre  :  il  se  produit  un  temps  d'arrêt  qui  amène 
un  moment  d'hésitation  :  on  parle  de  camper  sur  place  et  de  se 
retrancher.  Montesquiou  combat  cette  idée  absurde;  Villars,  accouru 
dans  sa  chaise  de  poste,  occupe  gaiement  le  temps  en  faisant 
manger  aux  troupes  une  bouchée.  Cependant  les  pontons  ont  rejoint; 
on  procède  fiévreusement  à  la  construction  de  trois  ponts.  Il  est 
sept  heures  du  matin  :  les  éclaireurs  ennemis  commencent  à  paraître 
de  l'autre  côté  de  l'Escaut.  Il  n'y  a  pas  un  instant  à  perdre,  il  y  va 
du  salut  de  l'armée  et  de  la  France. 

Vers  le  même  moment,  Eugène,  prévenu  du  mouvement  de  Vil- 
lars, s'est  rapidement  porté  à  cheval,  avec  quelques  officiers,  sur 
une  hauteur  d'où  il  pût  découvrir  l'armée  française.  Parmi  les 
aides  de  camp  qui  l'accompagnent  se  trouve  le  jeune  Maurice  de 
Saxe,  le  futur  vainqueur  de  Fontenoy,  alors  âgé  de  dix-sept  ans, 
volontaire  au  semce  de  l'empereur;  il  nous  a  laissé  un  récit  de 
cette  chevauchée  matinale  ^  Eugène  voit  des  régiments  français 
massés  dans  le  coude  de  l'Escaut  :  il  ne  leur  suppose  pas  l'intention 
de  passer  la  rivière  ni  la  hardiesse  d'attaquer  ses  retranchements  ; 
Villars  n'a  plus  de  ces  audaces.  «  Allons  dîner  »,  dit-il  à  son  escorte. 
S'il  avait  compris  ou  mieux  jugé  son  adversaire,  il  pouvait  lui 
créer  les  plus  sérieuses  difficultés;  il  avait  le  temps  de  ramasser 
une  force  suffisante  et  d'atteindre  l'armée  française  à  cheval  sur 
l'Escaut,  c'est-à-dire  dans  la  position  la  plus  dangereuse  de  toutes. 
((  Elle  était  perdue,  »  écrit  le  maréchal  de  Saxe.  La  confiance 
injurieuse  d'Eugèùe  la  sauva  :  il  devait  payer  cher  ce  mouve- 
ment de  dédain.  A  peine  était-il  à  table  qu'un  courrier  d'Alber- 
marie  vint  lui  annoncer  que  les  Français  avaient  passé  l'Escaut  et 
faisaient  mine  de  l'attaquer.  Il  était  dix  ou  onze  heures  :  Eugène 
saule  à  cheval  et  court  à  bride  abattue  vers  Denain  en  donnant  à 
ses  troupes  l'ordre  de  se  former  et  de  le  suivre.  Mais  il  était  trop 
tard  :  l'occasion  était  perdue. 

Villars,  aussitôt  ses  trois  ponts  achevés,  avait  fait  passer  Broglie 
et  sa  cavalerie.  Celui-ci  ramenait  sans  peine  quelques  patrouilles 
ennemies,  se  portait  au  galop  à  Escaudain,  à  travers  la  plaine  unie, 
y  abordait  la  double  ligne  qui  menait  de  Marchiennes  à  Denain,  ce 
chemin  fortifié  que  l'ennemi,  dans  sa  confiance  dédaigneuse,  appe- 

*  Rêveries  du  maréchal  de  Saxe,  liv.  II,  ch.  v. 


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MALPLAQDBT  ET  DENAIN  25 

lât  déjà  a  le  grand  chemin  de  Paris  »  ;  il  franchissait  avec  ses 
chevaux  Tépaulement  dégarni  de  troupes,  trouvait  un  convoi  de 
pain  qui  cheminait  vers  Denaîn  sous  la  protection  de  deux  batail- 
lons, tombait  sur  l'escorte,  la  dispersait,  s'emparait  des  voitures, 
et,  s'ëtablissant  solidement  en  travers  de  la  route,  coupait  la  com- 
munication avec  Marchiennes.  Pendant  ce  temps,  le  corps  de 
\ieuxpont  a  passé  l'Escaut  à  son  tour.  Villars  a  défilé  en  tète  de 
la  brigade  de  Navarre;  il  est  à  cheval;  il  a  mis  son  buffle  des 
jours  de  bataille,  celui  «  qui  lui  porte  bonheur  )).  Son  entrain  se 
communique  aux  soldats,  qui  traversent  gaiement,  dans  la  boue 
jusqu'aux  genoux,  les  marais  qui  bordent  le  fleuve.  Les  colonnes  se 
forment  dans  la  plaine,  la  traversent  sans  obstacle,  pénètrent  à  la 
suite  de  Broglie,  près  d'Escandain,  entre  les  lignes  fortifiées.  Lais- 
sant Hontesquiou  les  disposer  pour  l'attaque  à  mesure  qu'elles 
arriveront,  Villars  retourne  aux  ponts;  le  défilé  des  troupes  est  trop 
lent  à  son  gré.  Il  s'attend  à  voir  paraître  Eugène  par  la  Selle  et 
tomber  sur  son  arrière-garde;  crainte  de  surprise,  il  la  fait  mettre 
en  bataille,  appuyée  aux  lignes  que  l'ennemi  a  faites  Tannée  précé- 
dente autour  de  Bouchain.  Les  troupes  attendent  ainsi  leur  tour  de 
passer  l'Escaut. 

Ces  précautions  étaient  inutiles.  Eugène  n'a  pas  pris  au  sérieux 
l'opération  de  Villars  et  n'a  pas  fait  le  mouvement  qui  aurait  pu 
A  gravement  la  compromettre.  Arrivé  seul  de  sa  personne  à 
Penain,  vers  midi,  il  a  vu  les  têtes  de  colonnes  françaises  en  marche 
et  compris  sa  faute.  11  s'est  hâté  de  faire  sortir  du  camp  la  cava- 
lerie, désormais  inutile,  ainsi  que  les  bagages  en  danger,  et  d'y 
faire  entrer  les  six  bataillons  qui  gardaient  les  lignes  de  Thiant  ;  puis, 
recommandant  à  Albermarle  de  tenir  jusqu'à  la  dernière  extrémité, 
il  est  retourné  au  galop  au-devant  de  ses  troupes  presser  leur 
marche. 

Tout  l'avenir  de  la  journée  dépend  de  la  célérité  :  la  victoire 
sera  au  premier  qui  atteindra  les  ponts  qui  joignent  le  camp  de 
Denadn  à  la  rive  droite  de  l'Escaut.  Bientôt  les  colonnes  autrichiennes 
apparaissent  sur  les  hauteurs  de  Quérénaing  :  il  leur  faut  moins  de 
deux  heures  pour  arriver.  Montesquieu  les  voit;  il  n'a  encore  dis- 
posé pour  l'attaque  que  trente-trois  bataillons;  il  veut  les  lancer  en 
avant  sans  attendre  Villars  et  le  reste  de  Tarmée.  Contades,  le  fidèle 
major  général  de  Villars,  le  supplie  de  ne  pas  faire  à  son  chef  l'in- 
jure et  le  chagrin  d'attaquer  sans  lui  ;  Montesquiou  attend  ;  Villars, 
prévenu,  accourt  avec  Albergotti;  on  décide  l'assaut  immédiat; 
Albergotti  demande  à  faire  des  fascines  pour  combler  le  fossé  du 
camp  :  a  Croyez-vous,  lui  répond  Villars  en  montrant  l'armée  d'Eu- 
gène, que  ces  messieurs  nous  en  donnent  le  temps?  Les  fascines 


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26  MALH.AOUBT  ET  DENAIN 

seront  les  corps  des  premiers  de  nos  gens  qui  tomberont  dans  le 
fossé.  »  Et  il  donne  l'ordre  de  marche. 

Les  trente-trois  bataillons  sont  disposés  en  onze  colonnes;  chaque 
colonne  de  trois  bataillons  déployés,  précédés  des  grenadiers  et 
piquets  qui  forment  comme  une  quatrième  ligne;  dans  l'intervalle 
des  colonnes  sont  les  petites  pièces  de  campagne  qui  tirent  tout 
en  marchant.  A  la  droite  des  lignes  sont  les  deux  maréchaux  de 
France,  à  la  gauche,  Albergotti.  Les  officiers  généraux  sont  dis- 
tribués dans  les  colonnes,  les  colonels  marchent  en  tète  de  leurs 
régiments.  Ce  sont,  outre  ceux  que  nous  avons  déjà  nommés,  le 
prince  d'Isenghien,  le  prince  Charles  de  Lorraine,  le  marquis  de 
Mouchy,  le  duc  de  Mortemart,  MM.  de  Dreux,  de  Nangis,  de  Tour- 
ville,  qui  fut  tué,  de  Meuse,  qui  fut  blessé,  Brendlé,  Rosel,  La  Vallière 
et  tant  d'autres,  l'élite  de  l'armée  et  de  la  noblesse  françaises. 
Ainsi  que  l'a  prédit  Villars,  le  premier  coup  de  caoon  a  disâpé 
toutes  les  hésitations  des  derniers  jours.  L'infanterie,  vigoureuse- 
ment menée,  voyant  clairement  le  but  et  sentant  la  gravité  des 
circonstances,  a  retrouvé  ses  incomparables  qualités  offensives.  Elle 
marche  en  ordre  admirable,  comme  à  la  parade,  l'arme  au  bras  sans 
tirer  un  coup  de  fusil  :  son  canon  seul  envoie  de  temps  à  autre 
d'inoffensîves  volées.  L'artillerie  du  camp  répond,  au  contraire,  par 
de  meurtrières  déchai*ges;  les  boulets,  puis  la  mitraille  font,  dans 
les  rangs,  de  sanglantes  trouées.  Arrivées  à  portée  de  mousquet, 
les  colonnes  sont  accueillies  par  le  feu  le  plus  vif:  elles  continuent, 
sans  broncher,  leur  marche  ferme  et  silencieuse;  à  vingt  pas,  le  feu 
redouble;  plus  de  quinze  cents  hommes  déjà  jonchent  la  terre.  Deux 
bataillons  seulement  hésitent  et  a  font  un  coude  »  ;  les  trente  autres, 
poussés  en  avant  par  l'ivresse  communicative  de  la  charge,  descen- 
dent dans  le  fossé,  toujours  l'arme  au  bras,  et  escaladent  le  retran- 
chement palissade.  Les  Hollandais,  stupéfaits,  dominés  par  l'ascendant 
moral  de  cette  fière  attitude,  n'attendent  pas  le  choc;  ils  reculent. 
Le  torrent  humain  bondit  par-dessus  l'épaulement  et  déborde  de 
toutes  parts;  fusillés  à  bout  portant,  poursuivis  la  baïonnette  dans 
les  reins,  les- Hollandais  tourbillonnent;  ils  courent  à  l'Escaut;  le 
pont  de  Denain  s'écroule  sous  la  masse  accumulée  des  premiers 
fuyards;  il  n'y  a  plus  d'issue;  tout  est  tué  ou  pris.  Le  comte  d'Al- 
bermarle  a  essayé  en  vain  de  tenir  avec  un  petit  groupe  d'hommes 
déterminés  dans  les  cours  de  l'abbaye  :  il  est  cerné  et  obligé  de  se 
rendre;  il  remet  son  épée  à  Villars  lui-même,  ainsi  que  le  prince 
d'Holstein,  le  prince  d'Anhalt  et  plusieurs  officiers  généraux. 

Eugène,  arrivé  sur  la  rive  droite  de  TEscaut  avec  ses  premières 
colonnes,  ne  peut  qu'assister  impuissant  au  désastre.  Le  pont  de 
Prouvy  n'a  pas  été  coupé  :  il  y  court;  mais  Tingry,  sorti  de  Valea- 


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MÀin^OUET  ET  DENàlN  27 

dénués  avec  sa  garnison,  Toccupe  en  force.  Eugène  engage  à 
travers  le  fleove  une  fusillade  sans  effet;  rinfaaterie  française  à 
Tabri  derrière  les  retranchetnauts  conquis,  y  répond  yictorieuse- 
meot;  après  avoir  inntilemeat  fait  tuer  sept  ou  huit  cents  hoannes, 
Eugène  renonce  à  passer  le  fleuve,  et  mordant  ses  gants  de  dépit, 
donne  Vordre  de  la  retraite. 

Tel  fat  le  combat  de  Denain  :  combat  justement  célèbre,  parce 
que  ses  conséquences  dépassèrent  de  beaucoup  les  résultats  immé- 
diats de  la  joarnée;  un  camp  retranché  enlevé  d'assaut,  dix-sept 
bataillons  ennemis  détruits,  beaucoup  de  canons  pris,  des  troph^s 
nûlitaires,  c'étaient  certainement  des  avantages  sérieux  et  glorieu- 
sement acquis,  mais  ils  laissaient  intacte  l'armée  d'Eugène,  dont  la 
isaaae  prindpale  n'avait  été  entamée  ni  dans  son  organisation  ni 
dans  son  prestige  et  restait  redoutable.  A  ne  juger  que  les  appa- 
rences extérieures  des  choses,  il  semblait  que  le  coup  ne  fût  pas 
décisif  et  qu'Eugène  pût,  par  un  effort  énergique,  en  réparer  les 
effets.  Mais  on  sait  le  rôle  des  causes  morales  dans  les  péripéties  de 
la  guerre  ;  la  confiance  en  soi  et  dans  les  instruments  dont  on  dis- 
pose, cet  élément  primordial  du  succès,  a  changé  de  camp  :  dans 
rarmée  française,  si  pronpte  à  renaître,  elle  réveille  toutes  les 
qualités  de  la  nation;  Villars  lui-même,  qui  a  toutes  les  aptitudes, 
bonnes  ou  mauvaises,  de  la  race,  retrouve  l'activité,  la  décision, 
les  inspirations  qui  paraissaient  sommeiller;  les  coups  se  succèdent, 
rapides,  pressés,  frappés  au  bon  endroit;  dès  le  soir  même  de  la 
bataille,  Broglie  a  couru  avec  sa  cavalerie  investir  Marchiennes; 
maïs  la  place  est  forte,  entourée  de  marais,  il  faut  un  siège  en 
r^\e.  Villars,  voulant  reconnaître  la  part  qui  revient  à  Montesquiou 
dans  le  grand  succès  de  la  veille,  le  charge  de  le  conduire;  en  six 
jours  de  tranchée,  la  place  est  forcée,  sa  garnison  prisonnière  de 
guerre,  cent  quarante  balaodres  chargés  de  vivres  et  de  munitions, 
soLumte  pièces  de  canon,  le  matériel  de  siège,  toutes  les  ressources 
accumulées  à  grands  frais  par  Tennemi,  sont  pris  ou  noyés  dans  la 
Scarpe.  Eugène  lève  le  siège  de  Landrecies  et,  abandonnant  sa 
grosse  artillerie,  remonte  da  côté  de  Mons.  Saint- Amanl,  Douai, 
le  Q  jesnoy,  Bouchain,  sont  repris  coup  sur  coup,  sous  ses  yeux, 
sans  qu'il  tente  aucun  mouvement  pour  sauver  ces  conquêtes  chè- 
rement achetées;  c'est  à  son  tour  d'hésiter  et  de  regarder  faire. 
Paralysé  par  les  Hollandais  découragés,  sans  argent  pour  maintenir 
la  ûdélité  des  troupes  auxiliaires,  il  abandonne  la  campagne.  A 
Utrecht,  les  plénipotentiaires  français  ont  relevé  la  tête,  la  paix  se 
signe  avec  la  Hollande  et  la  Savoie  :  la  France  a  retrouvé  sa  fron- 
tière du  nord.  L'Autriche  n'accepte  pas  l'échec,  elle  n'a  pas  renoncé 
à  entamer  la  frontière  du  Rhin  et  à  garder  colle  des  Pyrénées;  elle 


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n  VàLPLâQUET  et  DENAIN 

veut  continuer  la  guerre,  mais  l'impulsion  partie  de  Denain  se 
continuera  aussi.  Villars,  Tannée  suivante,  dans  une  dernière  et 
brillante  campagne,  prendra  Landau  et  Fribourg,  devant  Eugène 
paralysé  et  impuissant;  il  assurera  à  la  France  ses  frontières  néces- 
saires et  effacera  la  trace  de  neuf  années  de  revers. 

Une  seule  journée  a  amené  ces  grands  résultats  :  c'est  son  titre 
à  l'attention  de  l'histoire,  la  juste  cause  de  la  notoriété  et  de 
la  gloire  qu'elle  a  attachées  au  nom  de  Villars.  Mais  ce  serait 
n'envisager  les  choses  que  d'un  seul  côté  et  manquer  à  la  jus- 
tice, que  de  ne  pas  associer  à  cette  gloire  tous  les  éléments 
qui  ont  concouru  au  succès.  Mis  à  la  tète  de  troupes  vaincues  et 
dénuées  de  tout,  en  face  de  deux  adversaires  redoutables,  Villars  a 
su,  en  trois  années  d'efforts,  luttant  contre  des  difficultés  inouïes, 
triomphant  de  ses  propres  défauts,  résister  d'abord  avec  honneur, 
puis  vaincre  avec  gloire  ;  mais  cette  armée,  dont  il  a  su  mettre  en 
œuvre  les  qualités  assoupies,  qu'elle  n'était  pas  sa  valeur!  Cette 
cavalerie  qui  disputait  si  brillamment  l'effroyable  champ  de  bataille 
de  Malplaquet,  cette  infanterie  qui  le  quittait  en  si  bon  ordre,  et 
qui,  trois  ans  plus  tard,  enlevait,  l'arme  au  bras,  les  retranche- 
ments de  Denain,  c'étaient  les  régiments  que  le  patient  génie  de 
Louvois  avait  créés,  où  le  sentiment  militaire,  l'esprit  de  sacriGce, 
la  fierté  du  métier,  la  cohésion  des  soldats  et  des  officiers,  étaient 
poussés  à  un  point  qui  ne  fut  jamais  dépassé  ;  et,  au  sommet  de 
celte  forte  organisation,  comme  le  cœur  faisant  vibrer  tous  ces 
cœurs,  inspirant  et  résumant  toutes  les  énergies  de  la  patrie, 
Louis  XIV.  Fort  de  son  pouvoir  incontesté,  appuyé  sur  un  peuple 
fidèle,  plus  grand  dans  l'adversité  que  dans  la  prospérité,  espérant 
contre  toute  espérance,  il  soutient  les  courages,  dirige  la  résistance, 
veille  à  tout  ;  quand  le  chef  d'armée  devenu  modeste,  hésite,  dis- 
cute, il  presse,  réfute  les  objections,  montre  l'occasion  favorable, 
désigne  le  point  à  frapper,  exige  le  combat  et  impose  la  victoire.  Si 
la  France  envaiiie,  menacée  dan3  son  existence,  a  retrouvé  ses 
frontières  et  son  honneur,  sachons  le  reconnaître,  c'est  qu'elle  avait 
une  armée,  un  capitaine  et  un  roi. 

VoGûÉ. 


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NAPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS 

PAR  LE  PRINCE  NAPOLÉON  » 


Les  détracteurs  de  Napoléon  Bonaparte  ont  fait  fausse  route 
dans  ces  derniers  temps.  C'est  à  grands  traits,  par  les  grandes 
lignes,  d'après  le  mal  qu'il  a  fait  et  qu'il  a  légué,  qu'on  doit  le 
juger  et,  au  besoin,  le  condamner,  et  non  pas  par  les  petits  côtés 
qu'exploitent  les  commérages  de  salons,  la  chronique  des  frondeurs, 
les  médisances  des  mécontents  et  les  passions  de  parti.  Le  journa- 
lisme peut  avoir  ses  reporters  en  un  temps  où  mieux  vaut  être 
bien  informé  que  bien  inspiré  ;  l'Histoire  n'en  a  pas.  Elle  étudie  de 
haut  la  vie  des  hommes  célèbres,  leurs  actes  publics,  ce  qui,  dans 
leur  physionomie  et  leur  caractère,  explique  leur  influence  sur  leur 
pays  et  leur  temps.  Elle  croirait  déchoir,  si  elle  regardait,  par  le 
trou  de  la  serrure,  leur  chambre  à  coucher  ou  leur  cabinet  de  toi- 
lette. Ceux  qui,  sous  prétexte  de  rapetisser  Bonaparte,  s'athar- 
nent  à  le  déchiqueter,  ont  tort  de  négliger  deux  détails  de  quelque 
importance;  le  premier,  c'est  que  sa  mémoire  est  punie  par  où  il  a 
péché,  et  que  le  silence  imposé,  sous  l'empire,  à  tous  les  organes 
honorables  et  avouables  de  la  publicité  dut  nécessairement  multi- 
pUer  les  anecdotes  apocryphes,  les  nouvelles  à  la  msdn,  les  gazettes 
clandestines,  et  créer  à  la  curiosité  ou  à  la  malice  des  contempo- 
rains un  soupirail,  pour  suppléer  aux  portes  et  aux  fenêtres;  le 
second,  c'est  que,  faudrait-il  croire  à  toutes  les  calomnies  accu- 
mulées contre  la  vie  privée  de  Bonaparte,  contre  Bonaparte  en 
pantoufles  et  en  famille,  il  serait  encore  moins  vicieux  que  César, 
lequel  fait  pourtant,  à  sa  date,  une  assez  bonne  figure.  «  César,  a 
dit  Chateaubriand,  l'homme  le  plus  complet  de  l'histoire,  puisqu'il 
réunit  le  triple  génie  du  politique,  de  l'écrivain  et  du  guerrier.  » 
Ces  paroles  sont  de  1825.  A  cette  époque,  on  ne  s'était  pas  encore 
demandé  si,  par  hasard,  chez  le  captif  de  Sainte-Hélène,  l'écrivain 
ne  serait  pas  presque  l'égal  du  législateur  et  de  l'homme  de  guerre. 

*  Calmann  Lévy. 


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30  NAPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  éplucheurs  de  lauriers,  que  le  prince  Napo- 
léon appelle  spirituellement  les  déboulonneurs  de  la  Colonne^  ont 
fait  beau  jeu  à  l'avocat  contre  les  accusateurs.  Si  son  prodigieux 
ciieot  doit  être  définitivement  condamné,  que  ce  soit  devant  lea 
grandes  assises  de  l'humanité,  avec  la  conscience  publique  pour 
réquisitoire,  et  non  pas  en  police  correctionnelle,  entre  un  étudiant 
qui  aurait  insulté  un  sergent  de  ville  et  un  ivrogne  qui  aurait  battu 
sa  femme. 

Avant  d'aborder  ce  que  le  plaidoyer  a  de  révoltant  pour  les 
royalistes  et  de  contraire  à  la  vérité  historique,  passons  rapidement 
en  revue  les  écrits  auxquels  réplique  le  prince  Napoléon.  M.  Taine 
d'abord  :  sa  longue  et  laborieuse  étude  sur  Napoléon  est  indigne 
de  son  talent.  On  a  peine  à  reconnaître  l'éminent  auteur  des 
Origines  de  la  France  eonle^nporaine^  dans  ces  procédés  de  dissec- 
tion à  l'aide  d'instruments  de  chirurgie  qui  ne  sont  pas  même 
de  t>onne  trempe.  Si  vaste  que  soit  l'amphithéâtre,  le  cadavre 
est  trop  grand  pour  y  tenir.  —  «  M.  Taine,  dit  le  prince  Napoléon, 
est  un  entomologiste.  La  nature  l'avait  créé  pour  classer  et  décrire 
des  collections  épinglées.  »  11  y  a  du  vrai  dans  cette  appréciation 
excessive.  L'esprit  de  système,  chez  M.  Taine,  cesse  d'être  une 
méthode  pour  devenir  un  tic.  Même  au  point  de  vue  purement 
littéraire,  rien  de  plus  pénible  pour  le  lecteur  que  ces  perpétuels 
renvois,  qui  coupent  la  page  en  deux  parties  égales;  l'une  pour  le 
texte  original,  l'autre  pour  les  documents  à  consulter.  Maintenant, 
quelsf  sont,  généralement,  ces  documents,  —  je  ne  dis  pas  ces 
autorités^  —  qu'invoque  M.  Taine? 

Le  plus  sérieux  de  tous,  se  rencontre  dans  les  Mémoires  du 
prince  de  Mettemich.  Mais,  si  le  prince  de  Metternkh  fut  un  per- 
sonnage éminent,  n'est-il  pas  un  juge  ou  un  témoin  quelque  peu 
suspect?  Pour  les  hommes  d'État,  qui,  pendant  les  quinze  premières 
années  du  siècle,  dirigèrent  la  politique  des  grandes  puissances 
européennes,  Bonaparte  devait  être  un  effroyable  cauchemar.  Sans 
cesse,  à  coup  de  victoires,  il  humiliait  leur  patriotisme,  déchirait 
leurs  programmes,  bouleversait  leurs  plans.  11  jetait  son  arithmé- 
tique à  travers  leurs  calculs,  l'imprévu  à  travers  leurs  prévisions, 
l'invraisemblable  à  travers  leurs  vraisemblances.  Ses  conquêtes  et 
les  annexions  qui  en  résultaient,  avaient  pour  effet,  en  accroissant 
démesurément  la  France,  d'amincir  en  proportion  les  autres  em- 
pires et,  par  conséquent,  de  diminuer  l'importance  des  oûnistres 
comme  des  souverains.  Bonaparte  tenait  les  chancelleries  dans  ses 
mains,  et  se  faisait  si  com plaisamment  un  jeu  de  les  aplatir,  qu'on 
pouvait  le  soupçonner  de  rêver  la  monarchie  universelle.  Dès  lors, 
quoi  d'étonnant  si  les  hommes  d'État  dont  je  parle  le  prirent  de 


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NAPOLÉON  ET  SES  DATRACTEURS  3t 

plas  efi  plus  en  haine,  et  si  cette  haine  s'exhala  plus  tard  en  accusa- 
tk>DS  injustes  et  en  calomnies?  Chacun  d'eux  y  apporta  son  caractère 
pardcalier  :  Pozzo  di  Borgo,  ses  rancunes  héréditaires  et  ses  animo- 
sités  de  famille;  M.  de  Metternich,  le  sentiment  d'une  mission  qui 
flattait  son  orgueil;  il  se  croyait  prédestiné  à  soutenir  le  vieux  monde ^ 
que  Bonaparte  ne  se  lassait  pas  de  décrocher.  A  ses  yeux,  —  et  ce 
n'est  pas  ie  livre  du  prince  Napoléon  qui  lui  donnerait  un  démenti,  — 
son  liMTQÎdable  antagoniste  personnifiait  la  révolution;  la  révolution 
transformée,  assouplie,  domptée,  servile  sous  ce  nouvel  aspect  de 
despotisme,  mais  vivace  et  prête  à  reparaître  plus  tard  avec  tous 
ses  éléments  de  désordre,  de  rébellion,  de  destruction  et  d'anarchie  ; 
la  rëvoludon  d'autant  plus  intimement  liée  à  son  maître,  d'autant 
pins  pressée  de  lui  lécher  les  mains,  que,  en  la  ramassant  agoni- 
sante dans  la  boue  du  Directoire  et  dans  le  sang  de  la  Terreur,  il 
l'avait  sauvée  au  moment  où,  de  guerre  lasse,  elle  allait  se  livrer 
i  la  royauté. 

Après  le  prince  de  Metternich,  nous  n'avons  plus  qu'à  descendre. 
Ce  qu'on  peut  faire,  dire  ou  écrire  de  plus  charitable  en  faveur  de 
ïabbé  de  Pradt,  c'est  refuser  de  le  prendre  au  sérieux.  VAumâ- 
mer  du  dieu  Mars^  ainsi  qu'il  se  qualifiait  lui-même,  eut  à  peine 
mérité  d'être  aumônier  d'un  corps  de  garde  de  soldats  du  train. 
Guêpe  du  coche  impérial,  courtisan  greffé  sur  émigré,  il  y  avait  en 
lui  du  faiseur,  de  l'intrigant,  du  hâbleur  et  du  libelliste;  souvent  il 
èdiappait  à  l'odieux  par  le  ridicule.  11  écrivit  avec  aplomb  :  «  L'em- 
pereur a  été  surpris  laissant,  du  plus  profond  d'une  noire  rêverie, 
échapper  ces  paroles  mémorables  :    «  Uq  homme  de  moins,  et 
«  j'étais  maître  du  monde.  »  Quel  est  donc  cet  homme  qui,  partici- 
pant en  quelque  sorte  du  pouvoir  de  la  divinité,  a  pu  dire  à  ce 
moment  :  Non  emiplius  ibis  ? — Cet  homme,  c^était  moi  I  »  L'homme, 
âîroDS-iions  à  notre  tour,  cpii  a  pu  écrire  une  pareille  énornEnté, 
est  jugé  et  classé;  je  m'étonne  également  que  le  prince  Napoléon 
ait  cru  devoir  réfuter  un  pareil  témoignage,  et  que  M.  Taine  ait 
eru  pouv(»r  l'invoquer.  Cette  vanité  phénoménale,  cette  habitude 
de  jactance,  cette  incroyable  satisfaction  de  soi-même,  fusaient  de 
raÛ>é  de  Pradt  un  fort  mauvais  diplomate  ;  car,  lorsqu'on  est  trop 
content  de  soi,  on  offre  à  autrui  une  prise  trop  facile;  l'on  n'a 
que  bien  peu  de  chance  de  réussir  à  déguiser  ou  à  taire  sa  pensée, 
lorsqu'il  sofi&t  d'un  compliment  ou  d'une  flatterie  pour  amener  à  la 
trahir.  La  méfiance  est  une  des  plus  essentielles  vertus  diploma- 
tiques; et  comment  pourrait  se  méfier  celui  qui  a  trop  de  confiance 
en  sa  propre  sagacité?  On  le  trompe  par  cela  même  qu'il  lui 
aenible  impos^Ie  d'être  trompé.  L'abbé  de  Pradt,  dans  son  am- 
bassade en  Pologne,  entassa  indiscrétions  sur  maladresses;  il  com- 


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32  NAPOLÉON  IT  SES  DÉTRACTEURS 

pliqua  de  mauvais  vouloir  son  incapacité  présomptueuse  ;  il  échoua; 
son  échec  le  mit  en  disgrâce,  et  sa  disgrâce  en  fit  un  ennemi  de 
l'empereur.  Il  n'y  a  rien  là  que  de  logique,  et  le  discrédit  du  per- 
sonnage achève  d'invalider  ses  diatribes. 

J'ai  lu,  dans  le  temps,  les  Mémoires  de  Miot  de  Mélito;  je  croîs 
même  en  avoir  rendu  compte.  Le  prince  Napoléon  nous  fait  remar- 
quer que  ces  Mémoires  posthumes  furent  publiés  longtemps  après 
la  mort  de  l'auteur,  par  son  beau-fils,  M.  de  Fleischmann,  général 
allemand,  très  hostile  à  Bonaparte.  S'ils  renferment,  surtout  à 
propos  du  meurtre  du  duc  d'Enghien,  quelques  détails  accablants 
pour  le  meurtrier,  ils  ne  font  ni  aimer  ni  estimer  Miot,  dont 
l'impiété  grossière  déborde  à  chaque  page  de  son  livre.  Bourrienne 
est  pire  encore.  On  ne  peut  que  mépriser  les  palinodies  d'un  secré- 
taire intime,  qui,  comblé  des  bontés  de  son  maître,  initié  à  quel- 
ques-uns de  ses  secrets  d'intérieur,  le  vole  impudemment,  est  pris 
la  main  dans  le  sac,  congédié  comme  un  valet  infidèle,  et  se  venge 
dans  des  Mémoires  gorgés  de  fiel,  où  quelques  vérités  s'entremê- 
lent de  beaucoup  de  mensonges.  C'est  l'éternelle  histoire  des 
femmes  de  chambre,  confidentes  de  leur  maîtresse,  profitant  de  ses 
confidences  pour  faire  tripler  leurs  gages  et  se  faire  donner  robes 
et  chapeaux,  et,  le  jour  où  on  les  chasse  parce  qu'elles  ont  comblé 
la  mesure,  s'acharnant  à  flétrir  la  réputation  de  celle  dont  elles 
exploitaient  la  confiance. 

Femme  de  chambre  indiscrète  ou  vindicative  !  Ces  mots  furent 
prononcés  lorsque  parurent  les  Mémoires  de  M"'  de  Rémusat. 
La  situation  de  cette  femme  d'esprit  était  fort  délicate.  En  1802, 
à  l'époque  de  U  refonte,  M.  et  M"'  de  Rémusat  étaient  fort  pauvres. 
Un  coup  de  baguette  du  magicien,  encore  premier  consul,  bientôt 
empereur,  fit  du  mari  un  fonctionnaire  quelconque,  attaché  à  la 
maison  consulaire,  de  la  femme  une  dame  pour  accompagner,  plus 
tard  dame  du  palais.  C'était  la  fortune  et  la  pleine  lumière  succé- 
dant à  la  gêne  et  à  l'obscurité.  Que  se  passa-t-il  dans  l'imagination 
fort  éveillée  de  cette  femme  de  vingt-deux  ans,  beaucoup  plus 
jeune  que  son  époux,  qui  ne  ressemblait  guère  à  un  héros  de 
roman?  Le  prince  Napoléon  aurait  mieux  fait,  selon  nous,  dans 
l'intérêt  même  de  sa  cause,  de  s'abstenir  de  toute  allusion  à  une 
légende  très  peu  authentique,  d'après  laquelle  M"**  de  Rémusat, 
fascinée,  éblouie,  comme  presque  toutes  ses  contemporaines,  par 
la  gloire  du  Premier  consul,  aurait  rêvé  d'être  sa  Montespan.  Quand 
on  se  plaint  des  cancans  d'antichambre,  (le  ïï^ot  est  de  lui),  il  rie 
faut  pas  être  cancanier.  Egérie,  oui;  Montespan,  non.  La  note 
juste  se  trouve  dans  ces  quelques  lignes  :  «  La  plupart  de  mes 
compagnes  étaient  plus  belles  que  moi...  Il  semblait  que  nous 


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NAPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS  33 

cassions  fait  tacitement  cette  sorte  de  pacte,  qu'elles  cbarmement 
les  yeux  du  Premier  consul,  quand  nous  serions  en  sa  présence,  et 
moi  je  me  chargerais  de  plaire  à  son  esprit.  » 

Rien  de  plus  difficile  que  de  pénétrer,  à  l'aide  d'inductions  et  de 
conjectures,  dans  la  vie  intime  de  Napoléon  Bonaparte  et  ses 
secrets  amoureux.  Pour  qu'un  souverain  ait  une  maîtresse  en  titre, 
U  faut  que  sa  grandeur  l'attache  au  rivage,  et  c'est  l'effet  contraire 
que  produisait  la  grandeur  du  héros  des  campagnes  d'Italie  et 
d'^ypte.  Sa  gloire  était  trop  remuante  pour  lui  permettre  de  se 
fixer  sur  un  jeune  visage,  de  faire  d'un  caprice  une  passion  et 
d'une  passion  un  lien.  La  nature  même  de  son  génie  excluait  ces 
délicatesses  de  sentiment,  ces  tendresses  de  cœur,  ces  effusions 
où  une  âme  se  livre  tout  entière;  menue  monnaie  blanche  de 
l'amour  qui  n'a  pais  toujours  l'occasion  de  se  solder  en  Ungots.  II 
n'était  donc  pas  tout  à  fait  déraisonnable  de  se  figurer  que  le  jeune 
conquérant  alternerait  entre  des  fantaisies  sans  conséquence  qui  le 
distrairaient  de  la  maturité  de  Joséphine  et  seraient  uniquement 
déterminées  par  les  agréments  extérieurs,  et  une  affection  plus 
calme  où  il  se  reposerait  de  ses  fatigues  en  s'appliquant  à  n'avoir 
que  de  l'esprit.  M""  de  Rémusat,  spirituelle,  sérieuse,  presque 
savante,  finement  enjouée  à  ses  heures,  modèle  de  la  causerie  de 
salon,  ambitieuse  surtout  pour  son  fils,  put,  sans  invrsdsemblance, 
prétendre  à  ce  rôle  tempéré,  où  pas  n'était  besoin  de  jouer  les 
gnmdes  coquettes  pour  être  jeune  première.  Son  illusion  dura  peu. 
La  situation  de  M.  de  Rémusat  et  la  sienne  à  la  cour  du  nouvel 
empereur  s'effacèrent  de  plus  en  plus  :  «  Je  finis,  dit-elle,  par 
souffrir  de  mes  espérances  trompées,  de  mes  affections  déçues,  des 
erreurs  de  quelques-uns  de  mes  calculs.  »  En  outre,  le  voyage  à 
Boulogne,  les  longues  causeries  en  tête  à  tête,  les  commentaires 
malicieux  qui  suivirent,  alarmèrent  la  jalousie  de  la  pauvre  José- 
phine, dont  les  soupçons  pouvaient  se  comparer  à  des  papillons 
qui  voltigent,  ne  sachant  où  se  poser.  Les  liadsons  purement  spiri- 
tuelles sont  charmantes;  mais  elles  ont  cet  inconvénient,  que,  dès 
que  l'innocence  en  devient  suspecte,  elles  sont  plus  vite  sacrifiées 
par  le  principal  intéressé  ;  ce  qui,  entre  parenthèses,  est  bien  humi- 
liant pour  l'esprit. 

On  comprend  que,  dans  de  semblables  conditions  et  avec  de  tels 
antécédents,  les  Mémoires  de  M"*  de  Rémusat  portent  tous  les 
caractères  de  la  plus  évidente  partialité.  Même  dans  les  circons- 
tances ordinaires,  les  femmes  sont  rarement  impartiales,  parce  que 
la  sensibilité  xïQ  l'est  pas.  Il  y  a  toujours,  à  côté^  un  détail  inaperçu, 
un  motif  de  préférence,  une  impression  nerveuse,  qui  trouble  le 
jugement.  Qu'est-ce  donc,  lorsque  tout  se  ressent  d'une  vive 

10  OCTOBBB  1887.  3 


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34  NAPOLÉON  ET  SES  DÉIRÂGIEDRS 

blessure,  rambition  maternelle,  la  vanité  féminina»  les  intérêts  de 
fortune,  et  lorsque,  l'idole  tombée,  chaque  page  hostile  devient 
une  lettre  de  crédit  auprès  du  nouveau  gouvernement?  Ce  que  Ton 
comprend  moins,  c'est  que,  dans  une  famille  où  tout  le  monde  a  ou 
avait  de  l'esprit,  on  idt  exposé  M°^  de  Rémusat,  par  une  publica- 
tbn  imprudente,  à  un  parallèle  inévitable  entre  ses  Lettres  et  ses 
Mémoires;  ses  Lettres^  écrites  an  jour  le  jour^  pendant  la  période 
d'illusion,  d'enthousiasme  et  d'espérance,  et  ses  Mémoires  rédigés 
après  coup,  sous  l'influence  d'importuns  souvenirs,  de  déceptions 
et  de  rancunes;  ses  Lettres  où  l'on  rencontre  des  pages  telles  que 
celle-ci  :  «  Quel  empire,  mon  ami,  que  cette  étendue  de  pays 
jusqu'i  Anvers!  Quel  homme  que  celui  qui  peut  le  contenir  d'une 
seule  maini  Combien  l'histoire  nous  en  offre  peu  de  modèles!... 
Voilà  de  quoi  causer  la  surprise  et  l'admiration;  voilà  de  quoi 
réchauffer  des  imaginations  généreuses,  et  je  sens  que  je  ne  suis 
pas  encore  vieillie  pour  cette  sorte  d'exaltation...  Ajoutez  à  tout 
cela  une  suite  d'actions  nobles  et  généreuses,  des  mots  toujours 
bien  placés,  pleins  de  grandeur  et  de  bonté,  tant  que  le  cœur  jouit 
aussi  de  cette  gloire  et  qu'il  peut  la  joindre  à  tout  l'orgudl  national 
qu'elle  nous  inspire.. «  Le  coeur  se  serre  quand  on  mesure  la  terrible 
distance  où  il  est  de  nous  en  ce  moment.  Dieu  l'accompagne  I  voilà 
ma  prière  ordinaire,  —  et  nous  le  conserve^!...  w  —  et  les  Mémoires 
où  on  se  heurte  à  des  phrases  telles  que  celles-ci  :  «  Rien  n'est  si 
rabaissé  que  son  âme;  nulle  générosité,  point  de  vraie  grandeur; 
je  ne  l'ai  jamais  vu  comprendre  ni  admirer  une  belle  action.  Tous 
les  moyens  de  gouverner  les  hommes  ont  été  pris  par  Ronaparte 
parmi  ceux  qui  tendent  à  les  rabaisser...  Il  y  a,  dans  Ronaparte, 
une  certaine  mauvsdse  nature  innée  qui  a  particulièrement  le  goût 
du  mal,  dans  les  grande-s  choses  comme  dans  les  petites...  Il  n'y 
avait  pas  une  femme  qui  ne  fût  charmée  de  le  voh:  s'éloigner  de  la 
place  où  elle  était.  »  Etc.,  etc.  —  N'allons  pas  plus  loin;  les  aigles 
n'ont  pas  affaire  avec  les  pies-grièches. 

Le  prince  Napoléon  s'est  donné  le  plaisir  de  poursuivre  et  de 
prolonger  ce  parallèle.  C'était  de  bonne  guerre,  et  ceci  nous  amène 
à  faire  dans  son  livre  une  distinction  essentielle.  II  a  raison  contre 
les  textes  qu'il  réfute;  il  a  tort  contre  lui-même  :  Expliquons-nous. 

Si  le  prince  Napoléon  s'était  borné  à  contredire,  à  confondre  tout 
ce  qui,  chez  les  détracteurs  de  son  oncle,  accuse  la  haine,  le 
ressentiment,  la  mauvaise  foi,  sa  cause  serait  presque  gagnée,  et, 
tout  au  plus,  pourrions-nous  regretter  qu'elle  fût  gagnée  pa^  un 
avocat  aussi  peu  sympathique. 

Mais  il  a  commis  deux  fautes  qui  renversent  tout  l'échaEsuidage 
de  ses  raisonnements,  de  ses  réfutations  et  de  ses  répliques.  Re- 


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IAF0£tO2l  BT  SBS  ItTRÂfiTIURS  S5 

prochant  à  ses  antagonistes  d'avoir  tout  sacrifié  à  lenr  ptssidn 
haineose,  il  s'est  montré  hii-mème  encore  pins  haineux  à  l'yard 
ifantres  adrersaires  plus  recommandables,  plus  respectables  que 
i'abbé  de  Pradt,  Hiot  et  Bourrienne.  Ayant  i  soutenir  la  réputation 
d'homme  d* esprit  que  lui  a  faite  son  entourage,  et  que  nous  n'arons 
jamais  eu  occasion  de  vérifier,  il  nous  a  exhibé  un  Bonaparte 
sentimental,  pleurnicheur,  un  Bonaparte  en  sucre  et  en  pâte 
tendre,  tel  qn'aursûent  pu  le  représenter,  en  182/i,  un  Béranga* 
de  pacotille,  et,  en  18M,  un  mélodrame  de  la  Porte-Saint^Martin  ; 
et,  comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  cet  énorme  contre-sens,  un 
Bona4>arte  à  la  fois  héroïque  et  paotique. 

Gomment  un  prince  si  intelbgent,  que  S^te-Beuve,  dans  sa 
correspondance  avec  la  princesse  Mathilde,  a  qualifié,  sans  rire, 
d'aigle  et  de  lion  (I),  ne  s'est-il  pas  dit  que,  du  moment  que  les 
haines  d'autrui  deveimient  son  principal  argument,  il  devait  &ire 
taire  les  siennes,  sous  peine  de  ne  plus  rencontrer  que  des  incré- 
dules? Or  nous  lisons  dès  les  premières  lignes  :  «c  De  181  &  à  1830, 
tout  a  été  mis  en  œuvre  pour  salir  la  mémoire  du  chef  de  la  Grande 
Année,  du  défenseur  de  la  grande  nation.  La  passion  sincère  et 
la  passion  vénale  ont  rivalisé  de  zèle;  la  littérature  officielle  s'est 
jointe  à  la  littérature  des  pamphlets.  )>  En  vérité,  il  faoEt  croire, 
en  ce  cas,  que  cette  mémoire  fut  bien  difficile  à  salir,  ou  que  nés 
souvenirs  nous  servent  bien  mal.  Dès  Tannée  1817,  Béranger 
pindarisâût  librement  et  pubhquemrat  en  l'honneur  du  glorieux 
vaincu  de  Waterloo,  et,  parmi  ses  chansons,  ce  ne  sont  pas  celles- 
là  qui  furent  poursuivies .  Le  Mémorial  de  Sainte-Hélène  et  surtout 
le  recueil  intitulé  Victoires  et  Conqttêtes^  circidaient  partout,  et 
âisaient  les  délices  des  bourgeois  conmie  des  guerriers.  Casimir 
Delavigne  obtenait  des  succès  de  vogue  i  l'aide  de  ses  Messe- 
TiienneSj  oh^  bien  différent  du  prince  Napoléou,  il  ne  reprochait  à 
Bonaparte  que  d'avoir,  étant  fils  de  la  liberté,  immolé  sa  mère.  Le 
Constitaiionel^  à  peine  fondée  recrutait  des  milliers  d'abonnés  en 
amalgamant  le  jeune  libéralisme  et  le  vieux  bonapartisme.  A  la 
tribune  de  la  Chambre  des  députés,  le  général  Foy  avait  toute 
Bberté  pour  exalter,  dans  sa  phraséologie  sonore,  Arcole  et  Marengo, 
Ansterlitz  et  léna.  Lamartine  et  Victor  Hugo,  alors  ardemmoat 
royalistes,  s'inspiraient,  dans  des  strophes  immortelles,  cte  la  gloire 
impériale.  L'un,  après  avoir  foudroyé  le  meurtrier  du  duc  d'En- 
gÛen,  se  ravissût  en  finissant,  et  demandait,  si,  chez  les  honmies 
de  cette  taille,  le  génie  n'était  pas  une  vertu;  l'autre  se  livrait  sans 
réserve,  et  le  futur  auteur  des  Châtiments  célébrait,  dans  ses 
premiers  accès  de  lyrisme.  Napoléon,  le  soleil  dont  il  était  le 
Memnon.  Un  peu  plus  tard,  mais  toujours  sous  la  Restauration» 


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36  NAPOLÉON  ET  SES  DÊTRiGTEURS 

il  adressait  à  la  Colonne,  —  sans  perdre  un  centime  de  sa  pension, 
—  une  première  bouffée  de  poétique  colère  contre  l'ambassadeur 
d'Autriche,  qui  refusa  un  moment  à  nos  maréchaux  les  titres  gagnés 
sur  les  champs  de  bataille.  Dans  les  cabinets  de  lecture,  — je  puis 
l'attester  de  visu,  —  on  s'arrachait  les  Mémoires,  quelquefois 
apocryphes,  souvent  stupides,  qui  donnaient  des  détails  sur  la 
cour  impériale,  et  sur  la  vie,  la  physionomie,  les  habitudes,  les 
costumes  de  l'Empereur.  Ces  Mémoires,  fort  peu  littéraires,  étaient 
aussi  à  la  mode  que  les  romans  de  Walter  Scott.  En  1823,  l'ouvrage 
de  Philippe  de  Ségur,  —  Histoire  de  Napoléon  et  de  la  Grande 
Armée,  —  produisit  une  sensation  extraordinsdre,  eut  presque 
autant  d'éditions*  qu'un  chef-d'œuvre  de  M.  Zola  ;  mais,  comme 
l'admiration  s'y  tempérait  de  quelques  critiques,  l^auteur  se  battit 
en  duel  avec  un  autre  général,  plus  spécialement  atteint  de  chau- 
vinisme. En  1826,  dans  une  exposition  publique  au  profit  des 
Grecs,  où  je  rencontrai  plusieurs  personnages  officiels,  —  le  comte 
Auguste  de  Forbin,  M.  de  Chabrol,  M.  Cailleux,  le  duc  Sosthènes 
de  la  Rochefoucauld-Doudeauville,  —  nous  comptâmes,  nous  autres 
collégiens  plus  ou  moins  libéraux,  c'est-à-dire  plus  ou  moins  bona- 
partistes, une  cmquantaine  de  tableaux,  qui,  s'ils  ne  reproduisaient 
pas  positivement  la  figure  du  grand  homme,  se  rapportaient  tous  à 
ses  victoires,  aux  épisodes  de  ses  guerres,  et  surtout  aux  regrets  que 
l'épopée  légendaire  devait  naturellement  laisser  aux  malheureux 
Français,  condamnés  à  un  jeûne  de  gloire,  médiocrement  adouci  par 
la  prospérité  de  l'industrie,  de  l'agriculture  et  des  finances,  par  les 
charmes  de  la  paixi  la  certitude  du  lendemain  et  le  triste  plaisir  de 
cpnserver  auprès  de  soi  fils,  frères  et  maris,  au  lieu  de  les  offrir 
en  holocauste  au  gigantesque  consommateur  de  la  chair  à  canon. 

Cette  maudite  Restauration  était  si  impitoyable  que,  lorsqu'on 
apprit  aux  Tuileries  la  mort  de  Napoléon  Bonaparte,  Louis  XVIII, 
celui  de  tous  nos  princes  qui  avait  le  plus  souffert  du  fait  du 
Premier  consul,  dit  au  général  Rapp,  qui  se  détoumsdt  pour 
pleurer  :  «  Rapp,  ne  cachez  pas  vos  larmes;  elles  vous  honorent, 
et  votre  reconnaissance  envers  celui  qui  n'est  plus  m'assure  de 
votre  dévouement.  »  Il  est  vrsd  que  Louis  XVIII  était  un  sceptique 
au  cœur  sec,  tandis  que  Napoléon  Bonaparte,  comme  chacun  sait, 
étsdt  un  prodige  de  sensibilité. 

Poursuivons  :  «  En  1814,  nous  dit  le  prmce  Napoléon,  quelques 
émigrés,  épave  de  nos  révolutions  et  de  nos  guerres,  enfin  victo- 
rieux après  tant  de  défaites,  acclament  les  envahisseurs  qu'ils 
appelaient  depuis  vingt-cinq  ans.  Ils  veulent  fêter  la  présence  de 
l'étranger  en  jetant  bas  l'image  du  défenseur  de  la  France.  Leur 
.corde  infâme  se  brise.  » 


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KAPOLÈON  £T  SES  DÉTRACTEURS  3^ 

Grand  Dieu  I  tant  de  fiel  entre-t-il  dans  Técritoire  princîère  d'oà 
sortent  tant  de  récriminations  spécieuses  contre  le  fiel  de  H.  Taine 
€t  de  M"*  de  Rémusat,  de  Miot  et  de  Bourrienne,  du  prince  de 
Jfettemich  et  de  Tabbé  de  Pradt  I 

Singnlier  raisonneur!  étrange  citoyen! 

Quoi!  tu  veux  qu'on  t'épargne  et  tu  n'épargnes  rien!... 

Qoelqnes  éoiigrés  !  Biais  c'était  la  France  entière,  depuis  Cha- 
teaubriand jusqu'à  Gamot,  depuis  les  plus  humbles  paysans  de  nos 
campagnes  à  demi  désertes,  tout  étonnés  de  n'être  pas  morts, 
jusqu'aux  généraux,  aux  maréchaux  de  l'empire,  qui,  brisés  de 
iatigue,  de  plus  en  plus  effrayés  de  ce  vertige  de  conquête  qui 
avait  fini  par  lasser  la  fortune  et  où  s'éclipsaient  à  la  fois  le 
génie  de  Bonaparte  et  son  étoile,  préféraient  désormais  le  repos 
sans  gloire  à  la  gloire  sans  repos.  Un  cri  de  délivrance  s'échappait 
de  tontes  les  poitrines.  Il  semblait  à  tous  que,  après  un  immense 
étouffement,  les  poumons  dilatés  aspiraient  une  vivifiante  gorgée 
d'air  libre  et  pur.  Cette  vieille  et  écœurante  fiction  des  Bourbons 
ramenés  par  les  baïonnettes  étrangères,  des  Bourbons  rentrés 
dans  les  fourgons  de  l'étranger,  elle  n'existait  pas  alors.  On  l'in- 
yenta  lorsque,  grâce  aux  Bourbons,  on  ne  souffrit  plus  et  on  n'eut 
plus  peur.  Ils  ne  furent  pas  ramenés  par  les  armées  ennemies, 
mais  par  l'honmie  fatal  dont  les  folies  avaient  attiré  ces  armées 
jusqu'aux  barrières  de  Paris  et  au  cœur  de  la  France.  Us  ne  furent 
pas  ramenés  par  Alexandre,  Wellington,  Schwarzenberg  et  Blûcher* 
mais  par  la  nécessité  que  quelqu'un  s'interposât  entre  nos  vain- 
queurs et  notre  pays,  que  ce  quelqu'un  ne  fût  ni  Blûcher,  ni 
Alexandre,  ni  Schwarzenberg,  ni  Wellington,  et  que  des  mains 
françaises,  héritières,  non  pas  de  quinze  ans,  mais  de  quinze  siècles 
de  gloire,  fussent  appelées  â  cicatriser  les  plaies  saignantes  de  la 
France.  Seuls,  les  Bourbons  pouvaient  faire  ce  qu'ils  firent,  réparer 
ce  qu'ils  réparèrent,  pacifier  ce  qu'ils  apaisèrent.  Seuls,  ils  pou- 
vaient avoir  le  privilège  de  transfigurer,  de  nationaliser  nos 
dé&ites,  de  façon  à  permettre  aux  générations  futures  de  se  de- 
mander û  ces  désastres  marquaient  dans  notre  histoire  une  date 
néfaste  ou  une  date  heureuse.  Seuls  enfin,  ils  étdent  en  mesure  de 
nous  indenmiser  de  ce  que  nous  perdions,  si  tant  est  que  ce  soit 
perdre  que  de  payer  par  le  sacrifice  d'une  ruineuse  et  Sanglante 
chimère  la  possession  des  véritables  biens.  Il  faut  croire  qu'ils  s'y 
entendaient;  car,  malgré  les  complots,  les  perfidies  ou  les  fureurs 
de  l'opposition,  la  guerre  incessante  des  journaux,  des  satires  et 
des  quolibets,  ils  donnèrent  à  la  France  quinze  années  dont  le 
souvenir  nous  est  rendu  plus  amer  par  nos  humiliations  et  nos 


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^  KAPOLËON  ET  8BS  D£TRAGT£URS 

misères  actuelles.  Quand  ils  tombèrent,  renversés  par  une  cofnspi- 
ration  de  journalistes  et  d'avocats,  le  budget,  déjà  bien  débonnaire, 
allait  encore  être  adouci;  l'impôt  du  sang,  déjà  bien  léger,  allait 
encore  être  allégé.  On  allait  nous  restituer  cette  rive  du  Rhin  à 
laquelle  nous  ne  pouvons  songer  aujourd'hui  sans  frémir  de  dou- 
leur et  de  rage.  L'accroissement  continuel  de  la  fortune  publique 
secondé,  dans  le  gouvernement,  par  une  sage  économie  et  une 
admirable  probité,  enrichissait  à  la  fois  l'État  et  les  particuliers. 
L'incomparable  génie  financier  de  M.  de  Villèle  rassurât  les  acqué- 
reurs de  biens  nationaux,  coupait  court  à  une  situation  fausse, 
accordait  aux  émigrés  une  satisfaction  légitime,  rétablissait  l'équi- 
libre dans  la  propriété  foncière  et  en  augmentait  la  valeur  d'un 
tiers  dans  l'espace  d'une  année.  Enfin,  comme  si  les  Bourbons 
avaient  tenu  à  nous  rendre  par  surcroît  ce  qu'on  les  accusait  de 
nous  avoir  pris,  la  conquête  d'Alger,  si  glorieuse,  si  expédidve,  si 
bien  menée,  si  indifférente  aux  colères  britanniques  et  aux  traîtrises 
du  journalisme  français,  ouvrait  de  nouveaux  horizons,  préparait 
une  pépinière  de  soldats,  d'officiers  et  de  généraux  ;  plus  féconde, 
à  elle  seule,  que  les  stériles  conquêtes  du  premier  Empire  et  les 
victoires  funestes  du  second. 

A  ces  quinze  ans,  ajoutez  les  dix-huit  ans  de  la  monarchie  de 
Juillet  qui,  à  distance,  semblent  les  continuer  au  lieu  de  les  dé- 
mentir. C'est  à  peu  près  la  même  durée  que  celle  des  deux  Empires, 
y  compris  le  Consulat.  Eh  bien,  dites-nous  de  quel  côté  sont  les 
bienfaits,  de  quel  côté  les  maléfices;  dans  quelle  période  du  siècle 
un  gouvernement  si  régulier,  si  sage,  si  économe,  si  paternel,  que, 
même  en  tombant,  il  laisse  la  France  intacte,  riche,  honorée,  prête 
à  se  reprendre  à  une  vie  nouvelle;  dans  quelle  phase  un  gouver- 
nement si  désordonné,  si  excessif  et  finalement  si  fou,  que  sa  chute 
est  accompagnée  de  calamités  épouvantables,  que  sa  ruine  se  com- 
plique de  celle  du  pays  et  que  l'on  ne  sait  pas  si,  dans  cet  horrible 
désastre,  il  représente  la  cause  ou  l'effet.  Les  deux  Empires  ont 
fatalement  fini  de  même,  par  l'invasion;  mais,  la  première  fois, 
l'immense  malheur  a  été  réparable,  parce  que  les  Bourbons  étaient 
là;  au  bout  de  quelques  années,  les  blessures  étaient  guéries.  La 
seconde  fois,  le  malheur  s'est  aggravé  de  catastrophes  plus  dou- 
loureuses encore  qui  ont  envenimé  et  enveniment  les  plaies  :  c'est 
que  les  Bourbons  n'y  étaient  plus.  M.  de  Bonald  a  eu  bien  raîsoa 
de  dire  :  «  Quand  Dieu  veut  châtier  la  France,  il  éloigne  les' 
Bourbons,  comme  le  père  de  famille,  quand  il  veut  châtier  ses 
enfants,  éloigne  la  mère.  »  Ah!  si  les  peuples  sont  ingrats,  s'ils 
sont  injustes,  que  ce  soit  pour  nous  un  motif,  un  devoir  de  redou- 
bler de  justice  et  de  gratitude  l 


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NAPOLÉON  JBT  SES  DÊTRiGTEUAS  39 

Le  prince  Napoléon  a  le  triste  courage  d'assimiler  à  l'abominable 
aime  de  Guataye  Conrbet,  odieosement  grotesque,  ivre  d'atbéisme, 
de  communalisme  et  d'orgueil,  renié  énergiquement  par  les  artistes 
les  plus  républicains,  déboulonnant  la  Colonne  au  milieu  des  rica- 
nements de  nos  vainqueurs,  la  très  fâcheuse  et  très  coupable  ten- 
tative de  161&,  où  une  poignée  d'énergumënes  avaient  à  leur  tête 
le  sieur  Maubreuil,  aventurier  de  la  pire  espèce,  célèbre  par  ses 
absurdes  incartades  et  le  légendaire  soufflet  appliqué  à  la  joue 
impassible  de  M.  de  Talleyrand;  un  de  ces  hommes  que  tous  les 
partis  ont  le  droit  de  récuser,  parce  qu'ils  les  déshonoreraient  tous. 
Il  est  yrai  que  le  courage  n'a  pas  manqué,  —  cette  fois,  —  au 
prince  Napoléon.  Nous  lisons  dans  sa  courte  préface  :  «  De  la 
retraite  où  j'écris  ces  lignes,  je  vois  les  montagnes  de  cette  Savoie 
que  j'ai  contribué  i  donner  à  mon  pays.  »  Gomment?  Est-ce  l'épée 
à  la  main?  Est-ce  en  se  dévouant  i  faire  le  bonheur  d'une  princesse 
de  Savoie?  Dans  tous  les  cas,  nous  ne  lui  conseillerions  pas  de  s'en 
vanter.  Parler  de  cette  médiocre  et  problématique  adjonction  à  des 
gens  à  qui  l'on  a  fut  perdre  les  admirables  provinces  de  l'Est, 
c'est  exactement  comme  si  on  disait  à  un  passant  :  «  Je  vous  prends 
votre  montre,  mais  je  vous  offre  un  cigare.  »  Or  qui  pourrait 
douter  du  iataJ  enchaînement  qui  relie  Solfériuo  à  Sadowa,  Sadowa 
à  Sedan,  Sedan  au  traité  de  Francfort? 

La  baine  du  prince  Napoléon  contre  les  Bourbons  de  la  branche 
aînée  est  instinctive,  collective  et,  comme  on  dit  dans  les  rédts 
d'incendies,  sans  accidents  de  personnes.  C'est  le  sentiment  d'ua 
révolutionnaire  à  outrance,  flatteur  de  démagogie,  passionnément 
hostile  à  h  religion,  à  l'Église,  à  la  cour  de  Rome,  détestant,  chez 
1^  Bourbons,  tout  ce  qui  lui  manque  pour  leur  ressembler.  Sa 
haine  contre  les  princes  d'Orléans  est  plus  personnelle  et,  par 
conséipienty  plus  aiguë.  Peut-être,  lui,  si  prudent  en  d'autres  cir- 
constances, a-t-il  commis  une  légère  imprudence  en  nous  donnant 
envie  de  nous  rappeler  certain  épisode  où  il  justifia  assez  mal  les 
éj^thëtes  léonines  décernées  par  Sainte-Beuve  au  frère  de  la  prin- 
cesse Mathilde.  —  «  Le  souvenir  de  Napoléon,  nous  dit-il,  a  fait  la. 
révolution  de  Juillet  (?){;  arrivée  au  trône  par  une  usurpation  du 
P^l^nent,  la  branche  cadette  des  Bourbons,  après  avoir  égale- 
ment violé  le  droit  monarchique  et  le  droit  populaire,  voulut  s'a- 
briter derrière  les  traditions  de  l'Empire.  Incapable  de  les  com- 
prendre, elle  sut  les  exploiter » 

Autant  de  mots,  autant  d'erreurs  (soyons  poli);  la  révolution 
de  Juillet,  que  je  n'ai  pas  envie  de  glorifier,  —  au  contraire  I  —  fut 
eaentiellement  boiu'geoise.  Or  si  j'accolais  l'épithète  de  bourgeoîâ 
^  souvenir  de  Napoléon  Bonaparte,  son  digne  neveu  ae  fâcherait,, 


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10  NAPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS 

J'étais  à  Paris,  un  peu  partout,  dans  les  rues,  dans  le  jardin  du 
Luxembourg,  sous  les  galeries  de  FOdéon,  sous  le  balcon  du  Palais- 
Royal.  Le  bonapartisme  ne  concourut  à  cette  révolution  en  habit 
noir  que  par  l'odieux  appoint  qu'il  avait  apporté,  pendant  la 
comédie  de  quinze  ans,  aux  passions  libérales.  S'il  y  avait  été 
pour  tout,  les  tètes  chaudes  auraient  proclamé  le  duc  de  Reichstadt, 
et  personne  n'en  eut  l'idée.  Quant  à  l'exploitation  des  souvenirs^ 
—  et  non  pas  des  traditions^  —  de  l'Empire,  alors  même  que  Louis- 
Philippe  et  ses  ministres  auraient  voulu  l'omettre  ou  s'y  opposer, 
ils  auraient  eu  la  main  forcée  par  l'imagination  populaire,  par  la 
badauderie  parisienne,  enchantée  de  voir  sur  ses  théâtres  la  redin- 
gote grise,  le  petit  chapeau,  la  prise  de  tabac  à  même  de  la  poche 
du  gilet  et  de  contempler,  au  musée  du  Luxembourg,  la  bataille 
d'Aboukir  et  la  bataille  d'Eylau.  Aux  yeux  du  roi  et  des  hommes 
d'État  de  cette  époque,  ces  exhibitions  purement  théâtrales  et  pitto- 
resques ne  pouvaient  avoir  d'autre  conséquence  que  de  restituer 
à  la  France  la  jouissance  publique,  quasi  officielle,  d'une  gloire 
qui  avait  coûté  bien  cher  et  qui  ne  pouvait  se  faire  pardonner  qu'en 
renonçant  à  toute  récidive.  La  nouvelle  monarchie  employait  et  ne 
put  pas  ne  pas  employer  les  serviteurs  de  l'Empire  qui  n'étaient  pas 
encore  tout  à  fait  sous  la  remise;  mais,  parmi  eux,  vous  n'en  auriez 
pas  trouvé  un  seul  qui  rêvât  autre  chose  que  le  retour  des  cendres 
de  Napoléon,  se  croyant  sûr,  hélas  !  que  ces  cendres  héroïques  ne 
recèleraient  plus  le  moindre  feu.  Tel  était  le  sentiment  du  maréchal 
Soult  comme  du  général  Gérard,  du  duc  de  Trévise  comme  de 
H.  de  Montalivet,  de  Bugeaud  comme  de  Lobau.  Le  duc  de  Reich- 
stadt,  conGsqué  par  M.  de  Metternich,  mourait  de  langueur  & 
Vienne,  au  printemps  de  l'année  1832;  et  plus  tard,  convenons-en, 
tes  deux  sottes  équipées  de  Strasbourg  et  de  Boulogne  semblaient 
fedtes,  dans  toute  l'acception  du  mot,  pour  empailler  la  gloire  des 
Aigles  de  la  Grande  Armée. 

«  La  constitution  de  18&8,  nous  dit  plus  loin  le  prince  Napoléon, 
donna  au  peuple  le  droit  de  nommer  son  chef,  et  le  premier  acte  du 
peuple  fut  de  confier  le  pouvoir  à  un  Napoléon.  » 

Ce  n'est  pas  ce  qu'il  eût  fait  de  mieux,  répondrai-je,  et  la  suite 
ne  l'a  que  trop  prouvé.  Mais  est-ce  bien  sûr?  L'élection  du 
10  décembre  1848  fat  à  la  fois  sincère,  spontanée,  improvisée  et 
excessivement  complexe.  Comment  expliquer  que,  en  avril,  le  suf- 
frage universel,  si  cher  au  prince  Napoléon,  eût  élu  une  Assemblée 
mi-partie  de  républicains  et  de  royalistes,  et  que,  au  mois  de 
décembre  de  la  même  année,  ce  suffrage  ait  nommé,  à  une  majorité 
énorme,  le  prince  Louis  Bonaparte,  qui,  si  ce  vote  avait  été  confié 
à  cette  même  Assemblée,  n'y  aurait  pas  obtenu  trente  voix?  Je  me 


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NAPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS  44 

souviens  d'un  passage  bien  spirituel  de  la  correspondance  de 
M"*  Swetchine.  Elle  écrivait  avec  un  bon  sens  prophétique  :  «  Je  * 
n'augore  rien  de  bon  de  ce  vote;  il  me  fait  songer  à  un  homme 
atteint  de  strabisme,  qui  regarderait  à  droite  et  à  gauche,  ne  pou- 
vant r^[arder  droit  devant  lui.  Il  est  négatif  plutôt  qu'aflirmatif. 
Il  indique  ce  que  la  France  ne  veut  pas  (la  république),  et  non  ce 
qu'elle  veut.  Que  peut-on  espérer  d'un  vote  où  se  rencontrent,  avec 
les  bonapartistes,  toutes  les  nuances  du  parti  monarchique,  bon 
nombre  de  républicains,  et  tous  les  socialistes?  »  —  Rien  de  plus 
juste.  Le  général  Cavaignac,  candidat  de  l'Assemblée,  avait,  aux 
journées  de  juin,  sauvé  Paris  et  peut-être  la  France.  Mais  on  ne  lui 
pardonnait  pas  ses  opinions  républicaines  et  sa  profession  de  foi  en 
l'honneur  du  vote  régicide  de  son  père.  On  pardonnait  encore  moins 
au  pauvre  Lamartine,  le  cygne  émissaire  de  la  république  de 
Février,  destiné  à  voir  ses  torts  dépassés  par  ses  expiations.  La 
chute  des  princes  d'Orléans,  [quoique  bien  imméritée,  était  trop 
récente  pour  que  l'on  pût  songer  au  duc  d'Aumale  ou  au  prince  de 
Joinville;  d'ailleurs,  légalement  proscrits,  ils  se  seraient  diminués 
en  acceptant  la  présidence  d'une  république,  qui  n'existait  que  parce 
que  leur  père  ne  régnait  plus.  Nommerai-je  le  comte  de  Chambord? 
Ce  sendt  manquer  de  respect  à  cette  auguste  mémoire.  Pour  nous,  le 
duc  de  Bordeaux  ne  pouvait  plus  s'appeler  que  Henri  V. 

On  le  voit,  ce  fut,  pour  ainsi  dire,  de  cette  quantité  d'affluents 
négatifs  que  se  composa,  dans  les  urnes  du  10  décembre,  le  débor- 
dement de  5  ou  6  millions  de  suffrages.  Je  retrouve  dans  mes  sou- 
venirs deux  détails  minuscules,  msôs  significatifs.  Je  représentais  à 
cette  époque,  au  conseil  général  du  Gard,  un  chef-lieu  de  canton, 
comptant  environ  1200  électeurs.  Quand  je  partis  le  15  novembre, 
le  prince  Louis-Bonaparte  n'avîdt  pour  lui  que  deux  braves  culottes 
de  peau.  Le  10  décembre,  il  eut  935  voix,  contre  6  à  Lamartine, 
53  au  général  Cavaignac  et  28  à  Ledru-Rollin.  Lorsque  j'arrivai  à 
Paris,  où  je  collaborais  à  Y  Opinion  publique ,  journal  d'avant-garde, 
légitimiste,  je  trouvai  mes  collaborateurs  et  amis  décidés  à  tout 
plutôt  qu'à  voter  pour  le  prince  Louis.  Ce  mot  d'ordre  persista 
jusqu'au  9.  Le  10  au  matin,  le  nom  du  prince  brillait  en  tête  de 
notre  première  page.  Ce  fut  une  traînée  de  poudre;  d'une  poudre 
qui,  DMJheureusement,  devait,  vingt  ans  plus  tard,  servir  à  charger 
les  fusils  prussiens.  Quant  aux  autres  plébicistes,  gros  de  millions^ 
qui  suivirent  le  coup  d'État,  —  sans  excepter  celui  du  8  mai  1870, 
deux  mois  avant  la  guerre,  quatre  mois  avant  la  déchéance,  —  toute 
leur  valeur  consista  à  prouver  le  zèle  des  préfets,  la  dodlité  des 
maires  et  la  platitude  des  populations. 

Encore  un  mot  sur  la  Restauration  de  1814,  que  le  prince  Napo- 


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42  NAPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS 

léon  traite  avec  tant  de  mépris  et  de  sans  façon.  Quelques  émigrés! 
quelques  épaves  !  quelques  revenants,  doublés  de  caricatures!  Trois 
ou  quatre  bouchées  du  Charivari  ou  du  Figaro  d'alors  !  Je  viens  de 
lire  les  365  numéros  du  Journal  des  Débats  de  1814.  Les  Bertin 
étaient  royalistes,  mais  sans  fanatisme,  ainsi  qu'ils  le  prouvèrent 
plus  tard.  D'ailleurs,  même  en  faisant  la  part  de  l'exagération,  de 
l'exaltation  du  sentiment  monarchique,  surexcité  par  une  longue 
attente,  de  cruelles  souffrances  et  une  succession  de  coups  de 
foudre,  nous  disons  hardiment  :  «  On  n'invente  pas  ces  choses-là. 
Ce  n'est  pas  la  majorité  de  la  nation  qui  s'abandonne  à  des  trans- 
ports enthousiastes  ;  c'est  la  nation  tout  entière.  Ce  n'est  pas  sur  lea 
figures  nobiliaires  des  marquis  et  des  duchesses  du  faubourg  Saint- 
Germain  que  rayonne  l'allégresse;  c'est  sur  les  visages  populaires. 
Ce  n'est  pas  le  groupe  des  écrivains  royalistes,  —  les  Chateaubriand, 
les  Bonald,  les  Michaud,  les  Nodier,  —  qui  accapare  le  privilège 
d'exprimer  le  sentiment  universel.  Camot  envoie  une  adhésion 
chaleureuse  et  signe  le  comte  Carnot,  chevalier  de  Saint-Louis. 
V Esprit  (^usurpation  et  de  conquête,  de  Benjamin  Constant,  fait 
écho  à  la  terrible  brochure  de  Buonaparte  et  les  Bourbons^  de  M.  de 
Chateaubriand.  M"'  de  Staël  publie  un  ouvrage  parsemé  d*alli>- 
sions  transparentes  :  Portrait  d'Attila^  avec  cette  épigraphe  :  «  II 
n'a  vécu  que  pour  tromper  ;  il  n'a  trompé  que  pour  régner  ;  il  n'a 
régné  que  pour  détruire.  »  —  Les  théâtres  regorgent  de  spectateurs, 
qui  ne  sont  pas  tous,  j'imagine,  des  éclopés  de  Coblentz  ou  des 
invalides  de  l'armée  de  Condé.  Chaque  théâtre  a  son  à-propos^  salué 
par  des  bravos  frénétiques  et  des  acclamations  unanimes.  Le  spec- 
tacle devient  plus  grandiose  et  plus  émouvant  lorsque  le  Théâtre- 
Français  joue  Athatie,  Héraclius^  la  Partie  de  chasse  de  Henri  /F, 
le  Retour  d^ Ulysse  (du  Lys),  et  que  Louis  XVIII  occupe  la  loge 
royale  avec  Madame,  duchesse  d'Angoulême.  Et  l'Opéra  I  Œdipe  à 
Colone!,.  Écoutez:  «  Le  public  avait  les  yeux  fixés  sur  l'Antigone 
française,  quand  Derivis  a  chanté  ces  beaux  vers  : 

Elle  m'a  prodigué  sa  tendresse  et  ses  soins; 

Son  zèle  dans  mes  maux  m'a  fait  trouver  des  oharmes  ; 

Elle  les  partageait,  elle  essuyait  mes  larmes...,  etc.,  etc. 

«  Mais  c'était  au  roi  qu'il  appartenait  de  donner  à  cette  juste 
application  toute  la  solennité  qu'elle  pouvait  recevoir.  Madame  était 
debout  :  le  roi  s'est  levé  devant  elle;  il  a  applaudi  à  plusieurs 
reprises,  en  attachant  sur  l'auguste  orpheline  un  regard  tendre  et 
inefl'able  qui  s'est  éteint  dans  quelques  douces  larmes.  Les  cris 
de  Vive  le  roil  vive  Madame!  retentissaient  dans  toutes  les  parties 
de  la  saJle,  Il  ne  s'apaisaient  que  pour  recommencer  avec  plus  de 


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KAFOLiOIf  ET  SES  DÉTRAGTEUES  .43 

force;  on  les  entendait  encore,  à  demi  étouffés  par  les  pleurs  d'at- 
teudnssemeut»  de  reconnaissance  et  de  joie...  » 

Tonte  la  page  est  de  ce  ton.  Qui  a  signé  ces  lignes  ardentes? 
MartûnvUle?  Saint-Victor?  le  comte  O'Maliony  ?  Duvicquet?  un  des 
zelanti  du  parti  royaliste?  Non  ;  Charles  Nodier,  un  fantaisiste  char- 
mant, trop  sfûrituel  pour  être  fanatique. 

Si  l'on  nous  reprochait  d'abuser  ici  de  l'attendriss^nent,  du 
sentimentalisme  monarchique,  nous  répondrions  :  A  qui  la  faute? 
Le  prince  Napoléon  a  fût  pleurer  son  oncle,  sans  s'inquiéter  de 
savoir  s'il  ne  risquait  pas  de  nous  faire  songer  au  crocodile,  quand 
nous  ne  voulions  nous  souvenir  que  du  lion.  Soyons  sincère  et 
restons  dans  la  mesure.  S'il  s'agit  de  victoires,  de  conquêtes,  de 
trophées,  de  tout  ce  qui  ne  fsdt  pleurer  que  les  mères,  nous  nous 
inclinerons.  Mais,  sur  un  autre  terrain,  sur  le  terrain  arrosé  de 
larmes,  est-ce  que  le  sttnt  lacrymse  rerum^  traduit  en  français,  ne 
s'applique  pas  mieux  à  la  captivité  du  Temple,  au  martyre  de 
Louis  XVI,  de  Marie- Antoinette,  de  Madame  Elisabeth,  à  cette 
reine  forcée  de  raccommoder  elle-même  sa  dernière  robe  noire  et 
traînée  au  supplice  dans  le  tombereau  du  crime,  au  sublime  tes- 
tament de  l'auguste  victime  du  21  janvier,  au  jeune  Louis  XVII, 
livré,  pendant  sa  lente  agonie,  à  tous  les  raffinements  de  cruauté 
de  ses  bourreaux  et  de  ses  geôliers,  à  l'héroïque  orpheline,  si 
simple  dans  sa  grandeur,  si  résignée  dans  ses  souffrances,  parta* 
géant  sa  vie  entre  la  charité  et  le  pardon,  priant  pour  ses  persécu- 
teurs, profitant  de  sa  tardive  délivrance  pour  venir  retrouver  le  vieux 
roi  sans  asile,  presque  sans  pain,  traqué  de  royaume  en  royaume, 
et  dont  elle  devient  la  consolatrice  et  l'appui,  qu'aux  déchirements 
(sic)  du  divorce  avec  l'impératrice  Joséphine,  à  la  grossesse  de 
Marie-Louise,  à  la  naissance  et  aux  premières  dents  du  roi  de 
Rome?  Le  prince  Napoléon  est  impitoyable  pour  les  objets  de  notre 
culte;  il  écrit  avec  une  invraisemblance  qui  va  jusqu'à  l'absurde, 
quand  on  songe  à  ces  terribles  dates  de  1791  et  1792  :  «  Pas  un 
nK>t  (sous  la  plume  de  M.  Taine)  de  l'appel  de  la  royauté  à  l'inter- 
vention étrangère,  des  lettres  de  la  reine,  assistant  aux  conseils 
pour  pouvoir  transmettre  aux  généraux  autrichiens  l'indication 
des  mouvements  de  nos  armées.  »  (?)  —  Le  prince  Napoléon,  quoi 
qu'on  en  ait  dit,  n'a  peur  de  rien.  Il  ne  craint  ni  le  péril  ni  les  repré- 
sailles. Que  penserait-il  pourtant,  si  nous  opposions  à  ses  calomnies 
contre  notre  reine  tout  ce  que  la  médisance  a  raconté  au  sujet  de 
certaines  princesses  de  sa  maison?  Il  a  écrit  avec  un  courage  digne 
d'une  meilleure  cause  :  «  Un  des  plus  vifs  souvenirs  de  ma  jeunesse 
est  le  récit,  fait  par  mon  père,  de  l'arrivée  de  notre  famille  dans 
une  pauvre  maison  des  allées  de  Meilhan,  sans  ressources,  sans 


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14  NAPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS 

appui,  dans  une  misère  profonde.  Ces  proscrits,  victimes  de  leur 
amour  pour  la  France,  n'avaient  pour  guide  que  leur  mère...  » 
Que  penserait-il  s'il  connaissait  sur  ce  point  délicat  la  légende 
marseillaise,  dont  je  n'ai  jamais  cru  un  mot?  Mais,  que  voulez-vous? 
tes  sœurs  de  Napoléon  était  si  pauvres...  et  si  jolies!... 

Dans  l'entraînement  universel  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure, 
tes  généraux  ne  restaient  pas  en  arrière.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
mentionner  Oudinot,  Victor,  Macdonald  :  cela  va  sans  dire.  Le 
malheureux  et  coupable  Ney  fut  très  sincère  en  1814,  quand  il  se 
rangea  passionnément  sous  le  drapeau  de  la  royauté;  cœur  héroïque, 
tête  faible,  il  ne  prévoyait  pas  l'étourdissement  et  la  fascination 
du  retour  de  l'île  d'Elbe.  Royaliste  par  raison,  il  redevint  bona- 
partiste par  hallucination.  Mais  Augereau,  le  rude  soldat  républi- 
cain, l'homme  du  18  fructidor!  —  «  Le  24  avril,  à  midi,  nous 
dit  un  historien  consciencieux  et  véridique,  on  rencontra  près  de 
Valence  le  maréchal  Augereau.  Napoléon  et  le  maréchal  descen- 
dkent  de  voiture  et  allèrent  au-devant  l'un  de  l'autre;  ils  s'embras- 
sèrent; mais,  tandis  que  le  premier  ôta  son  chapeau,  le  second  resta 
la  tête  couverte...  Il  tutoya  l'empereur  en  lui  reprochant  X ambition 
insatiable  à  laquelle  il  avait  sacrifié  la  France...  Augereau,  les 
mains  derrière  le  dos,  le  laissa  partir  sans  même  porter  la  msûn  à  sa 
casquette  de  voyage,  et  quand  l'empereur  fut  monté  en  voiture, 
il  lui  fit  pour  tout  adieu  un  geste  équivoque...  »  Avouons  que,  si 
vraiment,  comme  l'assure  le  prince  Napoléon,  Bonaparte  s'était 
assimilé  la  révolution  et  la  république,  il  dut  regretter,  ce  jour-là, 
que  ses  chers  républicains  fussent  si  mal  élevés. 

Le  prince  Napoléon  proteste  contre  cette  phrase  cruelle  de 
M.  Taine  :  «  Napoléon  Bonaparte  est  lâche  en  Provence.  Quand  il 
se  rend  à  l'île  d'Elbe,  il  a  peur,  et  ne  songe  pas  à  s'en  cacher.  » 

Le  prince  ajoute  :  «  Je  ne  crois  pas  devoir  discuter  la  lâcheté 
de  Napoléon  (il  y  aurait  là,  en  effet,  de  quoi  le  mettre  hors  de  lui- 
même)  je  me  borne  à  signaler  l'autorité  sur  laquelle  M.  Taine 
s'appuie  :  c'est  la  Nouvelle  relation  de  fitinéraire  de  Napoléon  de 
Fontainebleau  à  File  d'Elbe^  par  le  comte  Waldbûrg-Truchsets, 
commissaire  nommé  par  le  roi  de  Prusse!...  Je  n'ajoute  rien.  » 

•Soit!  récusons  le  commissaire  nommé  par  le  roi  de  Prusse;  mais 
l'historien  que  j'ai  déjà  cité  ajoute  que  Napoléon  fit  appeler  le 
sous-préfet  d'Aix.  Ce  sous-préfet  était  l'excellent  M.  du  Peloux, 
ami  de  ma  famille,  lié  avec  les  Tascher  de  la  Pagerie,  le  plus 
modeste  et  le  moins  partial  des  hommes,  plus  favorable  qu'hostile 
à  la  cause  bonapartiste.  Quarante  ans  après,  en  1854,  au  début 
du  second  Empire,  répondant  à  mes  questions,  il  me  raconta  en 
détail  ce  triste  épisode.  «  Napoléon,  me  disait-il,  était  pâle,  trem- 


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NAPOLÉON  ET  SES  DÉTRiCTEORS  tf 

blant,  presque  livide.  A  un  quart  de  lieue  d'Orgon,  il  crut  nécessaire 
à  sa  sûreté  de  prendre  un  déguisement.  Il  se  revêtit  d'une  mauvaise 
redingote  bleue,  se  couvrit  la  tète  d'un  chapeau  rond  avec  une 
cocarde  blanche...  Puis  il  eut  l'idée  de  revêtir  l'uniforme  autrichien 
du  général  Kolher,  et,  pour  dérouter  les  soupçons,  il  sollicita  de  ses 
compagnons  de  route  des  marques  de  familiarité.  Il  demanda  au 
cocher  du  général  Kolher  de  fumer  et  au  général  de  chanter  et  de 
siffler  dans  la  voiture...  »  A  quoi  bon  continuer?  Ce  que  M.  du 
Peloux  ne  disait  pas,  c'est  que  ce  fut  grâce  à  son  admirable  énerve 
que  l'empereur  put  échapper  aux  furies  vengeresses  et  implacables 
d'Orgon,  de  Lambesc  et  de  Saint-Canat. 

Ici  nous  plaiderions  volontiers  les  circonstances  atténuantes.  Si, 
pendant  ce  navrant  itinérmre,  le  vainqueur  d'Arcole,  de  Blarengo 
et  d'Austerlitz,  éprouva  quelque  défaillance,  qui  pourrait  s'en 
étonner?  Sa  santé,  si  nous  en  croyons  le  général  Philippe  de  Ségur 
et  d'autres  témoins  indiscutables,  était,  depuis  1812,  sujette  à  des 
crises  étranges  qui  expliqueraient  ses  alternatives  de  vigueur  et 
d'abattement.  Sa  peau  cesssdt  de  fonctionner,  son  sang  cessait  de 
circuler;  une  agitation  nerveuse  s'emparait  de  tous  ses  organes* 
C'était  comme  une  interruption  de  la  vie  normale  au  profit  d'une 
fièvre  entremêlée  d'évanouissements,  de  syncopes,  de  somnolences 
et  de  visions.  Après  avoir  retrouvé  tout  son  génie  dans  la]  prodi- 
gieuse campagne  de  France,  il  venait  de  traverser  des  épreuves 
eûroyables.  Les  adieux  de  Fontainebleau,  les  sanglots  de  ses  vété- 
rans, l'embrassade  du  général  Petit,  toutes  ces  images  d'un  passé 
de  gloire  à  januûs  perdu  l'avsdent  disposé  à  cet  état  de  l'âme  où 
se  détendent  tous  les  ressorts  de  la  volonté.  L'homme  le  plus 
brave  est  toujours  obligé  de  se  forcer  un  peu  pour  rester  impertur- 
bable, pour  opposer  cette  bravoure  aux  situations  les  plus  diverses. 
Napoléon  avait  affronté  sans  pâlir  de  glorieux  périls,  en  harmonie 
avec  son  ambition,  son  orgueil  et  sa  grandeur.  Cette  fois  le  danger 
était  ignoble,  pire  que  le  poignard  de  Ravaillac,  pire  que  la  machine 
infernale;  il  se  personnifiait  sous  les  traits  de  femmes  du  peuple, 
affolées,  enragées,  prêtes  à  le  déchirer  sans  merci,  aussi  furieuses 
et  moins  poétiques  que  les  Bacchantes  qui  déchirèrent  Orphée.  Le 
prince  Napoléon  nous  dit  :  «  Atteint  plus  encore  dans  son  patrio- 
tisme que  dans  sa  personne,  l'empereur  fut,  il  est  vrai,  douloureu- 
sement affecté  par  le  déchaînement  de  ces  odieuses  passions.  »  C'est 
I)ossible,  mais  c'est  inutile;  sur  ce  chef  d'accusation,  la  cause  est 
entendue. 

11  en  est  d'autres  où  le  plaidoyer  du  prince  Napoléon  se  brisera 
contre  l'évidence,  contre  l'histoire,  contre  le  témoignage  de  tous 
les  contemporains.  L'ambition  est   presque  une   vertu    quand 


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46  NÀFOLfiON  ET  SfiS  DiTRiGTBDRS 

rhomme  qui  a  conscience  de  sa  force  subordonne  ou  du  moins 
associe  cette  ambition  aux  iotârèts,  à  la  grandeur,  au  salut  de  sa 
patrie.  Est-ce  ainsi  que  l'a  comprise  et  pratiqué  Bonaparte?  Se 
sacrifimt*il  à  la  France  lorsque,  en  haine  de  la  monarchie  qui  lui  eût 
barré  le  chemin,  il  envoyait  Augerean,  déjà  nommée  accomplir  le 
crime  de  fructidor  pour  lui  préparer  les  voies,  au  risque  de  replonger 
son  pays  dans  le  gouffre  d'une  nouvelle  Terreur,  organisée  par  les 
jacobins?  Se  sacrifiait-il  à  la  France,  lorsque,  après  une  paix  con- 
clue, il  cherchait  aussitôt  un  prétexte  pour  la  rompre,  procéda  à 
des  levées  en  masse,  et,  finalement,  verser  à  flots  le  plus  pur  et  le 
plus  noble  sang  de  la  France  en  des  guerres  insensées?  Se  sacrifiait- 
il,  au  milieu  des  épouvantables  désastres  de  la  campagne  de  Russie, 
lorsque  les  orpbdines,  les  veuves  et  les  mères  des  milliers  d'officiers 
et  de  soldats  morts  de  froid  et  de  faim,  ensevelis  sous  la  neige, 
destinés  à  n'avoir  d'égaux  en  souffrance  que  les  victimes  de  Jules 
Favre  et  de  Gambetta,  purent  lire  le  fameux  29''  bulletin,  que  je  n'ai 
pas  sous  les  yeux,  mais  qui  pouvait  se  résumer  ainsi  :  «  La  Grande 
Armée  a  péri;  mais  ce  qui  doit  consoler  les  Français,  c'est  que 
l'empereur  n'a  jamais  joui  d'une  meilleure  santé  »  ?  Préférût-il  la 
France  à  son  égoïsme,  à  sou  ambition,  à  son  orgueil,  lorsque, 
la  sachant  paisible  et  prête  i  cicatriser  ses  blessures  sous  une  monar- 
chie tutélaire^  il  s'échappait  de  l'île  d'£lbe  et  débarquait  au  golfe 
Jouan,  sûr,  —  même  en  adoptant  la  chance  la  plus  favorable,  le 
gain  de  la  première  bataille,  —  que  l'Europe,  encore  sous  les  armées, 
n'en  démordrait  pas,  qu'il  allait  exposer  sa  patrie  à  une  seconde 
invasion,  plus  horrible,  plus  exigeante,  plus  destructive  que  celle 
de  181&,  et  que,  dans  cette  lutte  dont  le  dénouement  n'était  que 
trop  facile  à  prévoir,  la  France  épuisée,  meurtrie,  agonisante,  aurait 
encore  à  tirer  de  ses  veines  taries  les  dernières  gouttes  de  son  sang? 
J'ai  déjà  dit  un  mot,  d'après  le  prince  Napoléon,  de  la  sensibilité 
du  grand  empereur,  de  sa  faculté  lacrymatoire.  Son  neveu  nous  dit  : 
«  Il  pleura  au  chevçt  de  Lannes,  son  ami  mourant.  Il  pleura  en 
apprenant  la  capitulation  de  Baylen;  il  pleura  en  se  séparant  de 
Joséphine.  »  Le  panégyriste  aurait  pu  ajouter  que  Gros,  dans  son 
admirable  tableau  de  la  bataille  d'Eylau  (presque  aussi  perdue  que 
gagnée)  nous  avait  montré  l'empereur,  contemplant,  les  larmes  aux 
yeux  et  les  yeux  levés  au  ciel,  l'effrayant  champ  de  bataille,  jonché 
de  cadavres,  qui,  vingt-quatre  heures  auparavant,  auraient  eu  le 
droit  de  lui  dire  :  «  Cœsm%  morituri  te  salutant!  »  Cette  sensibilité, 
purement  physique  et  nerveuse,  ne  signifie  rien,  quand  elle  ne  prend 
pas  sa  source  dans  les  profondeurs  de  l'âme,  quand  elle  ne  s'explique 
pas  par  la  délicatesse  de  l'esprit  et  du  cœur.  Chez  Napoléon  Bona- 
parte, cette  délicatesse  brillait  par  son  absence.  Il  l'abandonnait  aux 


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juimiasi  BT  SES  DferRAcrfiDRS  ti 

boomes  ordmaires.  Ses  brutalités  inyolontaîres  on  voulues,  qui 
iâisaîent  peut-être  partie  de  son  programoie  impératif  et  de  son 
goût  d'intimidation,  se  combinaient  chez  lui  avec  un  vice  d'éducation 
première  :  «  Je  n'ai  jamais  pu  faire  de  lui  un  homme  bien  élevé  », 
disait  fit)idanent  le  prince  de  Talleyrand  après  une  scène  violente 
o&  h  mahre  l'avût  traité  comme  le  dernier  des  valets.  Ses  colères 
étaient  à  la  fois  olympiennes  et  grossières.  Elles  tenaient  tout 
ensemble  de  Jupiter  tonnant  et  du  rustre.  Ses  caresses  laisaaâent 
preœentir  la  griffe  sous  le  vetours.  U  tirait  l'oreille  jusqu'au  sang, 
pour  ne  pas  en  perdre  l'habitude. 

Rouvrons  les  Mémoires  de  Chateaubrismd,  afin  de  mettre  le 
génie  en  présence  du  génie.  Dans  ces  Mémoires^  si  beaux  quand 
ils  ne  scmt  pas  offensifs,  l'illustre  écrivain  tient,  à  propos  de  Bona-- 
parte,  un  tout  autre  langage  que  dans  Buonaparte  et  les  Bourbons.^ 
U  est  atteint  de  la  contagion  de  sa  grandeur.  Il  entend,  le 
20  mars  180A,  un  homme  et  une  femme  crier  :  «  Jugement  de  la 
commission  militaire  qui  condamne  à  la  peine  de  mort  le  nomjué 
Louis-An toine-Henri  de  Bourbon.  » 

Le  nommé!...  La  haine  du  cabinet  de  Berlin,  ajoute  Chateau- 
briand, sortit  de  cette  origine.  Quelques  jours  après,  le  prince 
Louis  de  Prusse  écrivait  à  ftP*  de  Staël  en  commençant  son 
billet  par  ces  mots  :  «  Le  nommé  Louis  de  Prusse  fait  demander  & 
madame  de  Staël,  etc.,  etc.  »  Louis  de  Prusse I  €k)mment  écrire  ce 
nom  sans  un  serrement  de  cœur,  sans  rappeler  quelle  fut  l'attitude 
de  Napoléon  à  l'égard  de  la  reine  Louise  et  quelles  effroyables 
représailles  elle  préparait  à  l'avenir?  C'est  surtout  vis-à-vis  la  fai- 
blesse et  le  malheur  que  lui  manquaient  ces  délicatesses  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure.  Que  serait-ce  si  nous  rappelions  les 
souffi^nces  et  la  captivité  du  pape  Pie  VII,  ce  modèle  de  sainteté, 
de  résignation  et  de  douceur?  Le  prince  Napoléon,  qui  se  devrait  à 
lui-même,  à  ses  amis  et  à  ses  anciens  convives  du  Vendredi-Saint, 
d'être  complètement  indifférent  en  matière  de  religion,  vante 
chaleureusement  le  Concordat.  Il  a  raison  ;  mais  que  devenait  la 
pensée  conciliante  et  réparatrice  qui  avait  dicté  le  Concordat^ 
lorsque  l'empereur  opprimait  le  chef  de  l'Église,  lorsqu'il  lui  faisait 
subir  les  plus  cruelles  tortures,  l'emprisonnait  à  Fontainebleau, 
créait  un  schisme  et  ne  trouvait  de  place  dans  Rome  que  pour  k 
trône  d'un  enfant?  Si  l'empire  avait  duré  quelques  années  de  plus, 
ce  schisme  serait  devenu  la  reli^on  de  l'État.  C'est  que  ce  maître 
es  diespotisme  ne  pouvait  supporter,  même  dans  les  consciences  ^ 
les  âmes,  une  autorité  indépendante  de  la  sienne.  La  tiare  lui 
faisait  ombrage,  comme  les  antiques  couronnes  dont  il  avait  coiffé 
ses  frères,  incapables  d'ajuster  leurs  têtes  à  cette  royale  coiffure. 


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4s  KiPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS 

Il  lui  fallait  une  Église  dont  il  eût  été  le  dieu,  un  pape  qu'il  eût 
gouverné  à  sa  guise,  des  évêques  et  des  prêtres  que  rien  n'aurait 
distingués  des  popes  de  l'Église  russe.  Qu'on  me  permette  de  céder 
encore  une  fois  à  ma  manie  et  d'évoquer  ici  un  de  mes  souvenirs 
de  jeunesse.  Pendant  mes  années  de  droit,  —  de  1831  à  1834*,  — 
j'allais  souvent  au  musée  du  Luxembourg,  où  étaient  exposés  les 
tableaux  de  Gros,  et  d'où  l'on  n'avait  pas  encore  enlevé  le  portrait 
de  Pie  VII,  par  David.  Louis  David  avait  été  ré^cide  et  terroriste  ; 
mais  c'était  un  grand  artiste,et  ce  portrait  m'a  toujours  paru  un  des 
chefs-d'œuvre  de  la  peinture  moderne.  J'étais  saisi  par  le  contraste 
de  ces  batailles  où  le  sang  rougissait  la  neige,  où  les  morts  et  les 
blessés,  aux  visages  cadavériques  ou  contractés  par  la  douleur, 
s'amoncelaient  [au  premier  plan,  scènes  terribles  dominées  par  la 
figure  un  peu  théâtrale  de  Bonaparte,  avec  le  pâle  visage  de  Pie  VII, 
où  se  révélait  une  ineffable  expression  de  tristesse,  tempérée  par 
la  sérénité  du  chrétien,  du  pontife,  qui  sait  que  son  royaume  n'est 
pas  de  ce  monde,  mais  que  les  divines  espérances  consolent  des 
angoisses  d'ici-bas.  Ma  jeune  imagination  trouvait  dans  ce  contraste 
un  symbole.  Ce  pape  infirme,  désarmé,  isolé  dans  ce  cadre  comme 
dans  le  monde,  n'ayant  d'autre  défense  que  son  droit,  sa  foi,  sa 
faiblesse  et  sa  bonté,  ce  pape,  qui  n'avait  fait  de  mal  à  personne, 
persécuté  dans  son  innocence  et  son  malheur,  représentait  à  mes 
yeux  une  puissance  invisible,  idéale,  supérieure,  destinée  à  prendre 
un  jour  sa  revanche  contre  l'énorme  puissance  qui  l'opprimait  en 
donnant  asile  à  la  famille  de  son  oppresseur,  mise  au  ban  de  toutes 
les  chancelleries  européennes. 

Bonaparte  ne  voulait  de  la  religion  que  comme  moyen  de  gou- 
vernement. Il  ne  comprenait  pas  la  vraie  piété  sur  laquelle  il 
marchait  comme  sa  botte  aurait  marché  sur  une  sensitive.  Or  la 
piété  est  la  plus  exquise^des  délicatesses  de  l'âme,  celle  qui  a  Dieu 
pour  objet.  C'est  pour  cela  que,  même  dans  les  classes  les  plus 
inférieures,  il  est  bien  rare  de  rencontrer  la  grossièreté  chez  une 
personne  sincèrement  pieuse.  C'est  pour  cela  que  les  femmes  s'y 
entendent  mieux  que  nous.  Les  femmes,  ai-je  dit?  Napoléon  a-t-il 
su  se  faire  aimer  d'elles  Je  ne  le  crois  pas.  On  chante  dans  je  ne 
sais  quel  opéra-comique  :  «  La  pitié  n'est  pas  de  l'amour  I  >» 
L'admiration,  non  plus,  n'est  pas  de  l'amour.  —  «  On  assure  que 
la  duchesse,  votre  mère,  ne  m'aime  pas,  disait  l'empereur  au 
comte  Louis  de  Narbonne.  —  Sire,  elle  n'en  est  encore  qu'à  l'admi- 
ration »,  répondait  le  fin  courtisan.  L'admiration  dont  il  s'agit  ici 
n'est  pas,  bien  entendu,  celle  d'une  vieille  duchesse.  Bonaparte  a 
pu  et  dû  inspirer  l'enthousiasme,  une  exaltation  sur  laquelle  il 
était  facile  de  se  tromper,  mais  qui  restait  toute  dans  la  tête.  Il  y 


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AAPOliœi  R  SES  DÊTRACTEUBS  U 

uvait  deux  raisons  pour  qu*U  ne  fût  pas  aimé  dans  la  vérûii':: 

accpptioû  du  mot.  Il  apportât  dans  ses  relations  arec  les  f«=^  ^ 

wn  sentiment  dominateor,  et  elles  devinaient  qvTû  les 

ou  du  moins  qa*il  les  rédoîsait  à  Il^onneur  denfanter  et 

les  conscrits  de  l'avenir,  ce  qui  est  d*une  excdlente 

De  suffit  pas  aux  femmes  sentimentales.  Bonaparte  s*est  fu  or 

telle  part  dans  l'histoire,  qu'il  n'en  reste  plus  pour  le  roaor. 

Bonaparte  sentimental,  n'en  déplaise  au  prince  NapûriiL*  ^i 
invraisemblable.  Bonaparte  pacifique  l'est  encore  pSos.  Le  pr:i:r 
Napoléon  a  toujours  passé  pour  un  homme  d'esprit,  «  sxr-.:-j' 
pour  le  contraire  d'un  homme  naïf.  Son  livre,  je  me  ici?-  àt    r 
jeconnaitre,  est  écrit  d'un  bon  style,  simple,  net,  correcu  ^«ïir 
aossi  loin  de  la  sédieresse  voulue  de  M.  Taine  que  des  scrrAirr^ 
de  l'école  nouvelle  et  de  l'emphase  à  laquelle  poank  awsneîn  a^ 
laisser  entraîner  un  défenseur  de  la  gloire  impériale  <  à  la  trtna^îi^ 
fut  parfois  emphatique.  Les  hommes  d'esprit  oe  doirei-t  pa»  mir- 
jours  se  figurer  qu'ils  ont  affaire  à  des  imbéciles.  Le  piûce  Xior- 
Jéon  écrit  avec  sang-froid  :  «  Voilà  donc  cette  gigaptesqae  a=Li'.- 
tien,  cette  soif  de  la  domination,  cette  passion  sanguinaire!  Li 
paix,  il  l'offre,  il  la  demande^  dès  qu'il  a  vaincu.  La  paix  esa  1S05. 
la  paix  en  1807,  la  paix  en  1809,  la  paix  en  1812,  la  paix  en  1815, 
qui  donc  la  désire,  sinon  lui?  »  Mais  d'abord,  répondrai-je,  plus 
vous  alignerez  de  traités  de  paix,  plus  nous  aurons  le  droit  de 
sons  rappeler  le  nombre  effrayant  des  guerres  que  ces  traités 
terminaient...  provisoirement.  Les  enfants  n'ont  jamais  plus  de 
plaliûr  à  se  rouler  dans  le  ruisseau  ou  dans  la  poussière  que 
lorsgn'on  vient  de  leur  mettre  une  jaquette  neuve.  On  dirait  vrai- 
ment que  Napoléon  Bonaparte  n'a  conclu,  accepté  ou  proposé  tant 
de  paix  que  pour  avoir  le  plsûsir  de  les  rompre.  Voyons  1  La  guerre 
d'Espagne!  si  maladroite  à  la  fois  et  si  coupable,  parsemée  de  tant 
de  violcnices,  d'iniqtdtés,  de  pillages,  de  sacrilèges,  si  attentatoire 
au  droit  des  nations,  si  justement  signalée  par  l'histoire  comme 
réaniasant  toutes   les   conditions  désirables  pour  inaugurer  le 
déclin  de  la  fortune  impériale.  En  1809,  Cambacérès,  le  plus  clair- 
voyant des  politiques  groupés  autour  de  l'empereur,  émettait  le 
vœu  qu'il  épousât  une  princesse  russe  plutôt  qu'une  archiduchesse 
d'Autriche,  parce  que,  disait-il,  connaissant  bien  son  maître,  nous 
aurons  inévitablement  la  guerre  avec  le  souverain  dont  nous  n'au- 
rons pas  épousé  la  fille  ou  la  sœur,  et  la  guerre  avec  l'Autriche 
m'effiajenut  moins  qu'avec  la  Russie.  »  Hélas!  l'événement  dépassa 
ses  prévisions  sinistres.  Arrêtons-nous  un  moment  à  cette  année 
1810,  qui,  au  dehors  et  officiellement,  sembla  marquer  l'apogée  de 
ïemjnre,  tandis  que  les  termites  rongeaient  déjà  les  pieds  d'argile 
^0  ocTonM  1887.  4 


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bO  KAPOLÊON  ET  SES  DÉTRACTEURS 

du  colosse.  L'Angleterre,  à  bout  de  ressources,  TEspagne  et  l'Italîê 
sous  le  sceptre  de  rois  improvisés  et  délégués  par  l'empereur, 
TaUiance  avec  l'Autriche,  la  Prusse  ayant  encore  à  cicatriser  les 
blessures  d'Iéna,  la  Russie  tenfie  en  respect  par  le  lointain,  par  le 
voisinage  de  la  Pologne,  par  le  prestige  de  Napoléon,  auquel 
Alexandre  lui-même  n'avait  pas  échappé...  Pour  qu'une  guerre 
sortît  de  cette  situation,  il  fallait  que  Bonaparte  fût  la  guerre 
incamée!  «Tomber,  nous  dit  le  prince  Napoléon,  d'un  trône  comme 
le  sien  à  la  principauté  de  l'île  d'Elbe,  quelle  chute  pour  Napo- 
léon! Pourtant  il  eût  accepté  le  sacrifice;  il  aurait  vécu  là,  si  on 
l'y  eût  laissé  vivre  et  si  le  cri  de  la  France  n'était  pas  venu 
retentir  sur  son  rocher.  A  cet  appel  passionné^  il  répond  avec  sa 
décision  ordinaire.  »  Le  cri  de  la  France!  Appel  passionné!... 
Ahî  c'est  trop  fort!  Et  où  était-elle,  cette  France?  Était-ce  la 
France  des  campagnes,  forcée  d'interrompre  le  sillon  commencé  et 
de  compter  le  peu  d'hommes  valides  qui  lui  restaient  encore,  en  se 
disant  que  bientôt  il  ne  lui  en  resterait  plus  !  Était-ce  la  France  des 
grandes  villes?  Biais  Marseille,  Bordeaux,  Lyon,  Toulouse,  n'étaient 
pas  encore  résignées  à  subir  cet  épilogue  de  l'Empire,  quand  fini- 
rent les  (^lent-Jours  !  Le  cri  passionné  de  la  France?  Alors,  pour- 
quoi Bonaparte,  débarquant  sur  une  plage  déserte,  eut-il  soin 
d'éviter  les  lieux  habités,  de  suivre  des  sentiers  de  traverse  dans 
les  montagnes  des  Basses  et  des  Hautes-Alpes?  Pourquoi  ne  conv- 
mença-t-il  à  respirer  et  à  espérer  que  lorsqu'il  aperçut  les  premiers 
uniformes,  c'est-à-dire  la  France  militaire  se  cUsposant,  une  der- 
nière fois,  à  étoufl^er  le  vœu,  le  cri  de  la  France  rurale,  industrielle, 
bourgeoise,  travailleuse,  populaire?  Je  ne  crains  pas  de  me  ti-omper 
en  affirmant  que,  à  cette  date  fatale,  sur  trente  millions  de  Français, 
il  n'y  en  avait  pas  cinq  cent  mille  qui  désfarassent  le  retour  de 
l'Empereur,  et  pas  deux  millions  pour  qui  ce  retour  ne  fût  un  sujet 
de  douleur,  d'angoisse  et  d'épouvante.  Ce  fut  un  complot,  une 
explosion  militaire,  ou  plutôt  encore  une  apparition  extraordinœdre 
qui  donna  le  vertige  aux  survivants  de  nos  grandes  guerres,  dépaysés 
dans  la  paix.  Ce  fut  aussi  une  ébullition  de  vanité,  chez  les  maré- 
chales et  les  duchesses  ,de  l'Empire,  offusquées  des  airs  de  supé- 
riorité des  grandes  dames  d'ancien  régime  et  furieuses  de  se  sentir 
moins  bien  élevées  que  les  la  Rochefoucauld  et  les  Montmorency. 
Le  prince  Napoléon  ajoute  :  «  Il  ne  poursuit  plus  le  rétablissement 
de  l'ancien  empire.  11  sent  qu'il  faut  à  la  nation  des  libertés  et  un 
régime  plus  large.  Il  se  plie  aux  événements;  sa  bonne  foi  est 
entière.  Qui  appelle-t-il  dans  ses  conseils?  Benjamin  Constant,  â 
qui  il  confie  la  rédaction  de  l'acte  additionnel.  »  Benjamin  Cons- 
tant, que  les  plaisantins  de  l'époque  appelèrent  Benjamin  incons- 


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NAPOLEON  ST  SES  DJ^TRiGTEURS  51 

tant!  Uaoteur  de  V Esprit  (Ttisurpation  eu  de  conquête j  qui  n'ayaît 
pas  un  an  de  datel  Benjamin  Constant,  déconsidéré  déjà,  et  que 
cette  incroyable  palinodie  acheva  de  discréditer  I  Benjamin  Cons- 
la&t,  dont,  à  ce  moment,  un  sourire  de  W"  Récamier  aurait  fait 
ad  libitum^  un  ultra^  un  bonapartiste,  un  jacobin,  un  catholique, 
an  ][Nn^estant,  un  mahométan  ou  un  juif! 

Pttsonne  ne  prit  au  sérieux  cet  aae  additionnel  et  ces  velléités 
de  lijbéralisme.  Si  Napoléon  avait  gagné  la  bataille  de  Waterloo,  il 
serait  infaillibl^nent  revenu  à  ses  intincts  de  despote,  de  même 
que  Napoléon  III,  dont  l'Empire  libéral  s'effondrait  déjà  de  toutes 
parts,  serait  revenu  à  la  constitution  de  1852,  si  la  guerre  de  1870 
avût  Uen  tourné.  Ceci  me  ramène  à  la  question  qui,  selon  moi, 
domine  ce  débat.  A  quoi  bon  discuter  sur  le  plus  ou  moins  de 
sentiments  pacifiques  de  Napoléon  Bonaparte?  La  guerre,  une 
goerre  permanente,  sans  un  et  sans  frein,  était  la  condition  même 
de  sa  destinée,  de  sa  puissance,  de  sa  grandeur,  de  son  génie. 
La  guerre  foudroya  son  empire  :  la  paix  l'aurait  tué,  et,  si  un  vieux 
proverbe  a  pu  dire  :  «  Tout  est  bien,  qui  finit  bien  »,  —  la  guerre 
à  perpétuité  est  condamnée  à  prouver  tôt  ou  tard  que  tout  est  mal, 
qui  iuût  mal.  Napoléon  III  était  arrivé  à  cinquante  ans  sans  faire  la 
gaerre.  U  n'^  avait  ni  le  tempérament,  ni  la  vocation,  ni  le  talent. 
U  avsut  dit,  sincèrement  peut-être  :  «  L'empire,  c'est  la  paix!  »  — 
Et  cependant  il  a  suffi  qu'il  s'appelât  Bonaparte,  qu'il  fût  le  neveu 
du  grand  empereur,  qu'il  dût  sa  couronne  au  prestige  de  son  nom, 
qu'il  recueillit  les  traditions  ou  mît  en  pratique  les  Idées  yiapoléo- 
mennes^  pour  que  la  guerre,  cause  de  son  avènement,  devînt  la 
nëceasîlé  de  son  r^e,  déterminât  sa  chute,  et  qu'il  se  trouvât  un 
jour  dans  l'alternative  ou  de  mourir  de  langueur  en  donnant  à  la 
France  les  libertés  propres  à  le  renverser,  ou  de  périr  de  mort 
via/ente  en  risquant  son  dernier  enjeu  sur  une  mauvaise  carte.  Et 
quelles  guerres!  La  guerre  de  Crimée,  au  moins  inutile,  entreprise 
au  profit  des  Anglais,  où  le  climat,  le  choléra  et  les  maladies  déci- 
nièreot  ceux  qu'épargna  l'artillerie  de  Totdeben,  et  où  nous  nous 
aliénâmes  les  sympathies  de  la  Russie,  notre  meilleure,  notre  plus 
sûieaUiëe;  la  guerre  d'Italie,  coupable,  impie,  plus  funeste  dans 
ses  stériles  victoires  que  d'autres  guerres  dans  leurs  défaites;  abou« 
tissant  à  nous  faire  tomber  dans  le  piège  de  l'insidieux  Cavour  et 
nous  créant,  pour  les  heures  d'adversité,  d'une  part  un  levain  de  ran- 
cunes, de  l'autre  un  ferment  d'ingratitudes;  la  guerre  du  Mexique*, 
inseosée,  ruineuse,  tragique,  hérissée  de  sombres  présages,  noyée 
dans  le  sang  de  Maximilien;  la  guerre  de  1870,  qu'il  était  si  facile 
d'énttt  et  où  se  révéla,  dans  toute  son  horreur,  la  prédestination 
ttipoJéooîeune,  suite  des  u>éës  du  même  nom.  S'il  plaisait  à  la 


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52  NiPOLÉON  ET  SES  DÉTRACTEURS 

France  d'essayer  d'une  troisième  expérience,  plus  ça  changer^dt, 
plus  ce  serait  la  même  chose.  Des  causes  analogues  produiraient 
des  effets  semblables.  Ce  troisième  empire  achèverait  notre  ruine... 
Mais  que  dis-je?  je  me  trompe;  grâce  à  la  troisième  République, 
conséquence  du  second  empire,  il  n'aurait  plus  rien  à  ruiner. 

En  1848,  on  nous  disait  à  satiété  :  «  Au  moins,  ne  confondez  pas 
le  prince  Louis  Bonaparte  avec  son  frère,  affilié  aux  sociétés 
secrètes,  mort  dans  l'insurrection  de  la  Romagne.  »  Et,  onze  ans 
après.  Napoléon  III  déclarait  la  guerre  à  l'Autriche,  sous  la  pression 
du  carbonarisme  italien! 

Le  chapitre  intitulé  Correspondance  de  Napoléon  /•'  contient 
un  détail  assez  curieux.  Le  prince  Napoléon,  président  de  la  com- 
mission, fit  éliminer  Prosper  Mérimée;  à  titre  d'athée?  Pas  préci- 
sément; c'eût  été  tirer  sur  les  siens.  «  Mérimée,  nous  dit-il,  était 
un  sceptique  (!)  et  un  cynique.  Il  aimait  à  se  moquer  de  tout, 
surtout  de  Napoléon  P'.  »  Je  ne  m'en  étais  jamais  aperçu.  Mérimée, 
rencontrant  dans  la  Correspondance  une  lettre  quelque  peu  gau- 
loise, voulait  absolument  qu'on  la  publiât.  La  pudeur  du  prince 
Napoléon  ne  pouvait  y  consentir.  Il  exigea  la  démission  de  l'auteur 
de  Colomba.  Voyez  pourtant  ce  que  c'est  qu'un  esprit  tourné  à  la 
malveillance  I  Je  croirais  plutôt  que  le  prince,  qui  détestait  l'Impé- 
ratrice, —  laquelle  le  lui  rendait  bien,  —  se  sentait  mal  â  l'aise  à 
côté  de  Mérimée,  qu'il  savait  fort  avant  dans  l'intimité  de  la  belle 
souveraine,  et  qui  s'intitulait  lui-même  le  Bouffon  de  t Impératrice. 
Qui  ne  connaît  le  joli  mot  de  celle-ci  au  jeune  prince  impérial,  qui 
lui  demandait  la  différence  entre  un  malheur  et  un  accident  :  «  Mon 
enfant,  je  vais  te  l'expliquer  :  un  accident,  ce  serait,  par  exemple, 
si  le  cousin  Napoléon  tombait  dans  un  puits  ;  un  malheur,  c'est  si 
on  l'en  retirait  »? 

Il  existe  un  point  sur  lequel  nous  sommes  parfaitement  d'accord 
avec  le  défenseur  ou  le  panégyriste  de  Napoléon  I",  Il  ne  néglige 
rien  pour  nous  prouver  ou  nous  rappeler  que  le  trait  dominant  de 
son  oncle  fut  le  génie  révolutionnaire,  qui,  grâce  â  lui,  se  trans- 
forma sans  abdiquer;  que  sa  principale  gloire  est  d'avoir,  avant, 
pendant  et  après  le  Consulat,  refoulé  la  monarchie,  qui  allait  revenir, 
telle  que  la  voulaient  Malouet,  Mallet  du  Pan,  Monnier,  etc.;  que 
l'homme  du  18  Brumaire  fut  moins  le  réparateur,  le  dompteur  du 
jacobinisme,  rétablissant  le  principe  d'autorité,  assurant  l'ordre, 
relevant  les  autels,  reconstituant  les  hiérarchies  sociales,  que  la 
Révolution  faite  homme.  Elle  lui  permit  de  l'avilir  en  la  personne 
des  républicains  de  la  Convention  et  de  la  Terreur,  de  la  repétrir  à 
sa  guise,  de  remplacer  les  échafauds  par  les  champs  de  bataille, 
d'être,  en  un  mot,  un  inflexible  despote,  pourvu  qu'il  la  protégeât 


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KAFOLÉOll  ET  SES  DÉnULCTEURS  53 

contre  île  retour  de  la  royauté,  que  Ton  devinât  le  bonnet  rouge 
sons  le  diadème,  et  la  carmagnole  sous  le  manteau  impérial;  pourvu 
qull  lui  ladssât  la  chance  de  renaître  un  jour,  non  pas,  grand  Dieu! 
au  profit  de  la  liberté,  qu'elle  n'aima  pas  plus  que  lui,  mais  au 
profit  de  la  démocratie,  en  attendant  pire.  Oui,  nous  sommes  d'ac- 
cord; mais  alors  le  mot  de  M"""  de  Staél,  qui  nous  avait  si  fort  ré- 
Yoltés  —  Robespierre  à  cheval  I  —  ne  serait  plus  aussi  ntonstrueux  ; 
il  ne  s'agit  que  de  grandir  le  cheval  et  d'atténuer  Robespierre. 
Il  y  a  là  de  quoi  faire  réfléchir  les  hommes  qui,  dans  le  parti 
bonapartiste,  représentent  la  Droite,  avec  tous  ses  attributs  les 
plus  précieux;  dévouement  à  la  religion,  rappel  des  congrégations 
religieuse,  guerre  aux  ruineuses  folies  de  la  laïcisation,  revanche 
de  la  morale  et  de  la  décence  publiques  odieusement  outragées  en 
politique  et  en  littérature,  assainissement  de  la  société,  menacée 
de  tomber  en  putréfaction;  relations  respectueuses  et  cordiales 
avec  la  cour  de  Rome,  etc.,  etc.  En  admettant  que  le  prince  Victor 
soit  à  l'état  de  rupture  complète  avec  son  père,  —  ce  qui,  par 
parenthèses,  ne  serait  bien  honorable  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre,  — 
Û  y  aurait  toujours  la  fatalité  du  nom,  la  tyrannie  des  souvenirs, 
ta  complicité  révoludonnaire,  les  corrosifs  démocratiques  ;  il  y  aurait 
toujours  ces  deux  faits  accablants  :  l"*  que  les  idées  napoléoniennes, 
ruminées  de  1815  à  1851,  et  appliquées  de  1851  à  1870,  nous  ont 
coûté  20  milliards,  ont  abouti  à  la  troisième  invasion,  aux  incen- 
dies et  aux  massacres  de  la  Commune,  aux  ignominies  de  la  troi- 
sième république,  à  la  mutilation  de  la  France,  à  l'apothéose  de 
Gambetta,  acclamé  de  son  vivant  et  déifié  après  sa  mort,  pour  avoir 
aggravé  des  trois  quarts  les  pertes  de  nos  armées,  les  souffrances 
de  nos  soldats,  les  horreurs  de  l'invasion,  les  frais  de  la  guerre  et 
les  exigences  de  la  Prusse;  2*  que,  dans  le  livre  du  prince  Napoléon, 
toat  ce  qui  est  vrai,  incontestable,  est  justement  ce  qui  rétablit  la 
communauté,  la  responsabilité,  l'assimilation,  l'identité,  entre 
Bonaparte  et  la  Révolution,  tout  ce  qui  le  représente  comme  le 
sauveur  de  la  Révolution  plus  encore  que  de  la  société.  Pour  nous, 
nous  n'avons  jamsds  été  plus  aCtrmis  dans  nos  principes  monar- 
chiques et  dans  nos  sentiments  royalistes  qu'après  avoir  lu  ce 
rolume  dont  l'auteur  prouve  avec  talent  qu'un  bonapartiste,  quoi 
qu'il  fasse,  ne  peut  être  qu'un  révolutionnahre. 

30  septembre.  Armand  de  Pontmartin. 

P.  S.  —  Cet  article  était  écrit  au  moment  où  je  reçois  le  premier 
volume  des  Mémoires  de  M.  de  Villèle.  J'y  trouve,  notamment  au 
sujet  du  retour  de  l'île  d'Elbe,  des  pages  admirables  et  accablantes 
pour  le  crime  de  l'oncle  et  le  plaidoyer  du  neveu. 


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LES  INVALIDATIONS 

EN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANCE 


I 

L'opmion  et  la  presse  se  sont  occupées,  plus  d*uDe  fois,  notam* 
ment  au  début  des  dernières  législatures,  de  la  question  de  la  véri^ 
fication  des  pouvoirs  des  membres  du  Parlement. 

Tous  les  esprits  impartiaux  et  sensés,  étrangers  aux  intrigues 
des  politiciens,  ont  été  frappés  de  Tagitation  et  de  la  stérilité  des 
séances  consacrées  aux  élections  contestées  ;  ils  ont  été  sdnsi  ame* 
nés  à  se  demander  s'il  était  réellement  indispensable  au  régime 
parlementaire,  que  les  assemblées  législatives  décidassent  de  la 
validité  des  pouvoirs  de  leurs  membres.  Ce  droit,  légitime  sans 
doute  et  qui  n*est  pas  sans  avantage,  tant  qu'il  reste  pratiqué  avec 
sincérité,  ne  dégénëre-t-il  pas  en  abus  odieux  lorsqu'une  majorité 
tyrannique  et  sans  conscience  le  transforme  en  machine  de  guerre 
destinée  à  écraser  la  minorité? 

Ne  semble-t-il  pas  plus  conforme  à  l'équité  de  confier  ce  soin  à 
un  pouvoir  placé  en  dehors  ou,  du  moins,  à  côté  des  agitations 
politiques  et  dont  le  verdict  aussi  impartial  que  peuvent  l'être  les 
décisions  humaines,  ne  froisserait  pas  le  sentiment  de  la  justice  et 
rehausserait  même  le  prestige  d'un  mandat  soustrait  dès  lors  aux 
complaisances  comme  aux  rancunes  des  coteries  parlementaires? 

Une  telle  pensée,  insphrée  par  le  gros  bon  sens  auquel  il  répugne 
de  voir  le  même  tribunal  juge  et  partie,  ne  semble  pas  sans  séduc- 
tion  pour  les  adeptes,  hélas  I  de  plus  en  plus  rares,  de  la  justice  et 
du  vrai  libéralisme  :  beaucoup  trouveront  que  c'est  parfait  eE 
théorie;  mais  dans  la  pratique,  s'écriera-t-on,  n'est-ce  pas  le 
renoncement  à  l'une  des  prérogatives  essentielles  des  assemblées 
politiques,  la  restriction  du  droit  parlementaire? 

Nous  nous  proposons  de  répondre  à  cette  objection  en  indiquant 
comment  le  Parlement  britannique,  assurément  aussi  soucieux  de 


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LES  mYALIDÀTIONS  EK  ANGLETERRE  ET  EN  FRANGE         55 

ses  droits,  aussi  jaloux  de  ses  privilèges  qu'aucun  autre,  est  arrivé 
pea  â  peu  à  reconnaître  qu'il  y  avait  avantage  à  abandonner  à  des 
juges  pris  hors  de  son  sein,  la  vérification  des  pouvoirs  de  ses 
membres.  La  Cbambre  des  communes  a-t-elle  été  diminuée  par  le 
fait  de  cet  abandon?  La  grandeur  de  son  rôle,  son  prestige  dans  le 
inonde  entier  en  ont-ils  été  affaiblis?  N'est-elle  plus  en  état  de  sou- 
teolr  la  comparaison  avec  les  Parlements  des  autres  pays,  arec 
notre  Sénat  et  notre  Cbambre  des  députés  par  exemple?  C'est  ce 
que  chacun  a  le  droit  d'apprécier. 


Il 


L'Ulster  peut  être  considéré  comme  le  boulevard  du  protestan- 
tisme en  Irlande,  et  la  ville  de  Londonderry  ou  Derry  est  à  juste 
titre  réputée  la  place  forte  du  protestantisme  dans  rÛlster. 

Lorsque  Jacques  I"  entreprit,  au  commencement  du  dix-septième 
sîèele,  la.  piœiiation  de  FUlster,  il  donna  aux  douze  grandes  corpo- 
rations de  Londres,  le  comté  et  la  ville  de  Derry  qui  faisaient  partie 
des  terres  confisquées  sur  les  comtes  de  Tyrone,  de  Tyrconnel  et 
leurs  aQlés;  elles  y  envoyèrent  immédiatement  des  colons  qui 
prirent  possesâon  des  meilleures  terres  et  repoussèrent  les  Irlandais 
dans  les  marais,  dans  les  terrains  sablonneux  et  stériles  ;  la  ville  de 
Derry  fut  fortifiée  avec  soin  et  repeuplée  exclusivement  d'Anglais. 
Les  indigènes  n'avaient  pas  le  droit  d'habiter  dans  l'enceinte  des 
Tilles  fortifiées;  pour  mieux  affirmer  leur  domination,  les  corpo- 
rations de  Londres  firent  prendre,  au  comté  et  à  la  ville,  le  nom  de 
Londonderry,  qu'ils  ont  gardé  jusqu'à  ce  jour  et  qui  figure  dans  le 
titre  d'une  grande  famille  irlandaise  :  Castlereagh,  qui  représenta 
l'Angleterre  au  congrès  de  Vienne  en  1815,  appartenait  à  cette 
famille;  le  marquis  de  Londonderry  est  actuellement  vice-roi  dlr- 
lande. 

Les  nationalistes  n'ont  jamsus  accepté  cette  addition  d'origine 
étrangère  et  disent  toujours  «  Derry  » . 

En  1641,  lors  de  la  grande  insurrection  dans  laquelle  la  plupart 
dès  colons  anglais  établis  dans  l'Ulster  furent  massacrés,  Derry, 
grâce  à  sa  situation  sur  les  bords  du  lac  Fayle,  grâce  à  ses  fortifi- 
cations, put  donner  asile  à  un  grand  nombre  de  fugitifs  et  résister 
à  tous  les  eflForts  de  sir  Phelin  0*Neil. 

PJos  tard,  en  1688,  elle  ferma  ses  portes  à  la  garnison  de  troupes 
cadtholiques  que  le  vice-roi  Robert  Talbot,  comte  de  Tyrconnel, 
voulait  y  faire  entrer  au  nom  de  Jacques  II,  et  elle  proclama  Marie 
et  Guillaume  IlL 


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5S  LES  INYÂLIDATIOxNS  EN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANGE 

Plus  de  trente  mille  protestants,  craignant  le  renouvellement  des 
scènes  sanglantes  de  1641,  vinrent  se  réfugier  dans  les  murs  de 
Perry,  qui  soutint  un  siège  de  cent  cinq  jours,  dirigé  d* abord  par 
Hamilton,  puis  par  de  Rosen;  malgré  la  présence  de  Jacques  II, 
qui  était  venu  lui-même  presser  les  opérations,  l'armée  royale  ne 
put  triompher  de  la  résistance  des  habitants,  et  dut  se  retirer 
lorsque  Kirke  eut  réussi  à  faire  pénétrer  dans  la  ville  trois  navires 
chargés  de  vivres. 

Ces  souvenirs  ont  rendu  Derry  chère  aux  protestants,  aux  loya- 
listes, aux  orangistes,  qui  la  considèrent  presque  comme  une  ville 
sainte;  ils  y  célèbrent  tous  leurs  grands  anniversaires  avec  éclat. 

Mais,  en  raison  du  développement  beaucoup  plus  considérable  de 
la  population  catholique,  il  s'est  produit  ce  fait  très  curieux,  déjà 
signalé  par  Mgr  Perraud,  dans  ses  belles  études  sur  l'Irlande,  que 
Derry,  bientôt  partagée  également  entre  protestants  et  catholiques, 
en  est  arrivée  à  compter  un  nombre  beaucoup  plus  considérable  de 
ces  derniers. 

Cependant,  jusqu'en  1886,  les  protestants  étaient  restés  maîtres 
du  collège  électoral  de  la  ville;  la  dernière  réforme  avait  sans 
doute,  en  élargissant  la  base  du  suffrage,  diminué  leur  majorité, 
mais  ils  avaient  encore  réussi  en  1885,  à  faire  élire  un  conservateur, 
M.  Charles  E.  Lewis,  qui  avait  battu  de  29  voix  sur  3619  votants, 
M.  Justin  Mac-Carthy,  l'un  des  membres  les  plus  distingués  du  parti 
du  Home  Rule. 

M.  Charles  E.  Lewis  représente  Derry  depuis  plusieurs  années  ; 
il  est  né  à  Wokefield  (Yorkshire)  en  1825,  et  a  exercé  la  profes- 
sion de  solicitor. 

Quant  à  M.  Mac-Carthy,  c'est  une  figure  assez  intéressante  pour 
que  nous  entrions  dans  quelques  détails  à  son  sujet. 

Né  à  Cork,  en  1830,  d'une  bonne  famille,  il  reçut  une  instruction 
solide;  à  dix-sept  ans,  il  écrivait  et  traduisait  le  latin,  lisait  le  grec 
couramment.  Attiré  vers  le  journalisme,  il  entra,  en  1847,  au 
Cork  Examiner  comme  reporter;  ce  fut  en  cette  qualité  qu'il  eut 
à  rendre  compte  du  procès  d'un  des  chefs  de  la  jeune  Irlande, 
Smith  O'Brien.  Pendant  ses  loisirs,  il  s'occupait  de  littérature  et 
d'histoire  et  devint  bientôt  membre  de  la  société  historique  de  Cork, 
fondée  par  des  patriotes  zélés  pour  développer  l'étude  des  tradi- 
tions irlandaises  :  il  y  eut  comme  collègue  sir  John  Pope  Hennessy, 
qui  occupait  dernièrement  les  fonctions  de  gouverneur  de  l'île 
Maurice,  dont  la  révocation  brutale  a  fait  quelque  bruit. 

Avec  la  fougue  et  l'ardeur  de  la  jeunesse,  Mac-Carthy  avait 
embrassé  les  doctrines  de  John  Mitchell  qui,  dans  son  journal, 
Y  United  Irishman^  prêchait  alors  le  recours  aux  armes  et  l'insur- 


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LES  INVALIDATIONS  £N  ANGLETERRE  ET  EN  FRANGE  57 

recûon;  il  passa  même,  un  jour,  de  la  théorie  à  la  pratique  et 
attaqua,  avec  quelques  amis,  —  c'était  en  1848,  —  un  poste  de 
police  à  Coppoquin. 

La  tentative  échoua  misérablement;  les  jeunes  conspirateurs 
eurent  \a  chance  de  ne  pas  être  arrêtés,  et  ils  ne  renouvelèrent  pas 
leur  folle  équipée. 

En  1851,  Mac-Carthy  vint  chercher  fortune  à  Londres,  ses  dé- 
marches restèrent  infructueuses,  et  il  fut  heureux  de  retrouver  sa 
place  de  reporter,  à  Cork.  L'année  suivante,  il  entra,  avec  le  même 
emploi,  au  Northern  Times^  le  premier  journal  anglais  de  province 
qui  ait  paru  quotidiennement,  et  qui  venait  d*être  fondé  à  Liverpool. 

Ses  études  ne  se  ralentirent  pas  dans  sa  nouvelle  résidence  ;  il 
apprit  seul  le  français,  Titalien  et  l'allemand;  il  fit  en  public  des 
lectures  sur  des  sujets  littéraires  et  prit  place  enfin  parmi  les  rédac- 
teurs du  Northern  Times;  il  collaborait  encore  à  ce  journal,  lors  de 
sa  disparition,  en  1860. 

Blac-Carthy  revint  encore  à  Londres,  non  plus  seul  cette  fois, 
car  il  avait  épousé,  à  Liverpool,  en  1855,  une  femme  sdmable  et 
dévouée,  miss  Charlotte  Almann;  la  fortune  du  jeune  ménage,  à 
son  arrivée  dans  la  grande  ville,  ne  dépassait  pas  10  livres  sterling. 

Cette  fois,  le  jeune  journaliste  réussit  et  il  fut  engagé,  comme 
reporter  parlementaire,  par  le  Moming  Star^  dont  M.  Bright  était 
TuD  des  principaux  actionnaires.  Plusieurs  recueils  littéraires,  entre 
antres  la  Westminster  Meview^  reçurent  en  outre  sa  collaboration. 
Ses  essais  attirèrent  l'attention  de  John  Stuart  Mill  qui  désira  le 
connaître  et  \e  protégea  d'une  manière  chaleureuse  et  efficace. 

En  1865,  îl  devenait  le  rédacteur  en  chef  du  Moming  Star^  dans 
lequel  il  déiendit  avec  éclat  et  persévérance  la  cause  irlandaise  ;  ses 
preimers  romans  datent  également  de  cette  époque. 

Trois  ans  après,  H.  Bright,  avec  lequel  il  s'était  intimement  lié, 
ayant  vendu  sa  part  de  propriété  dans  le  Moming  Star^  Mac-Carthy 
donna  sa  démission  de  rédacteur  en  chef;  il  put  alors  accepter  les 
oGDres  qu'il  avait  reçues  d'aller  faire  des  lectures  en  Amérique.  Son 
succès  fut  très  vif,  très  fructueux,  si  bien  que  ce  fut  seulement 
en  1871  qu'il  rentra  définitivement  à  Londres,  où  il  devint  presque 
aussitôt  le  principal  rédacteur  parlementaire  du  Daily  News.  Il 
accomplit,  avec  autant  de  zèle  que  de  talent,  la  tâche  difficile  et 
fatigante  qu'il  avait  assumée;  il  n'en  trouva  pas  moins  le  temps 
d'écrire  une  Histoire  contemporaine  {History  ofour  owntimes)  dont 
les  deux  premiers  volumes  parurent  en  1878  et  obtinrent  un  succès 
prodigieux  en  Angleterre  et  en  Amérique. 

Aux  élections  de  1880,  Mac-Carthy  fut  élu  membre  du  Parlement 
pour  le  comté  de  Longford  (Irlande);  il  fut  des  plus  ardents  parmi 


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58  LES  INYALIDÂTIONS  EN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANGE 

ceax  des  Home-rulers  qui  se  décidèrent  alors  à  confier  à  M.  Parnell 
la  direction  de  leur  parti  dont  le  clief,  depuis  la  mort  d'Isaac  Butt, 
était  un  banquier  protestant,  M.  Shaw,  membre  du  Parlement  pour 
le  comté  de  Cork. 

C'est  à  cette  époque,  au  moment  même  où  il  obtenait  enfin  la 
récompense  de  ses  efforts  et  de  ses  travaux,  qu'il  perdit  la  com- 
pagne de  ses  années  de  lutte  et  d'épreuves;  elle  mourut  d'une 
maladie  de  langueur,  lui  laissant  deux  enfants,  un  fils  et  une  fille. 

Mac-Cartby  a  pris  rapidement  une  place  considérable  à  la  Chambre 
des  communes  :  instruit  et  travailleur,  il  parle  avec  beaucoup  de 
clarté  et  de  précision,  souvent  même  avec  éloquence;  sans  un  débit 
défectueux,  il  sendt  un  des  meilleurs  orateurs  du  Parlemeat  :  il  est 
vice-président  du  groupe  des  Home-rulers. 

Tel  est  l'adversaire  redoutable  que  l'on  avait  opposé  à  M.  Lewis 
et  dont  il  avait  eu  tant  de  peine  à  triompher. 

Lorsque  M.  Gladstone  eut  prononcé  la  dissolution  du  Parlement, 
après  l'échec  de  ses  projets  en  faveur  de  l'Irlande,  les  deux  con* 
currents  se  trouvèrent  de  nouveau  en  présence  et,  cette  fois  encore, 
M.  Lewis  l'emporta,  à  trois  voix  de  majorité  seulement. 

M.  MacCarthy  ne  s'avoua  pas  vaincu,  et  il;  adressa  à  la  Chambre 
des  communes,  suivant  les  formes  ordinaires,  une  pétition  par 
laquelle  il  demandait  l'invalidation  de  M.  Lewis  pour  fauits  de  cor- 
ruption et  manœuvres  illégales. 

Comment  allait  être  jugée  une  telle  protestation,  émanant  d'un 
membre  de  la  petite  phalange  irlandaise,  qui  avait  successivement 
combattu  et  entravé  l'adoiinistration  des  cabinets  conservateurs  ou 
libéraux  et  s'était  ainsi  attiré  l'aversion  des  deux  grands  partis  tour 
à  tour  en  possession  de  la  majorité  dans  la  Chambre  des  communes? 
C'est  ce  que  nous  allons  examiner. 

Voici  comment  s'effectuaient  les  vérificatioas  des  pouvoirs  jus- 
qu'en 1868  :  au  début  de  chaque  législature,  le  speaker  de  la 
Chambre  des  communes  nommait  un  comité  général  composé  de 
six  membres  astreints  à  la  formalité  du  serment;  ce  comité  dressait 
la  liste  des  protestations  contre  les  élections  et  choisissait,  dans 
toute  la  Chambre,  six,  huit,  dix  ou  douze  membres  appelés  à  pré- 
luder les  commissions  chargées  de  l'examen  de  ces  protestations. 

Les  autres  membres  de  la  Chambre  étaient  répartis  ^n  cinq 
tableaux  portant  chacun  un  numéro  tiré  au  sort;  le  comité  général 
prenait,  pour  la  formation  de  chaque  commission  spéciale,  éx 
membres  sur  le  premier  tableau,  et  ces  six  membres,  à  leur  tour, 
choisissaient  leur  président  parmi  ceux  de  leurs  collègues  qui  avaient 
été  désignés,  comme  nous  venons  de  le  voir,  pour  remplir  un  tel 
oifice«  La  commission,  ainsi  constituée,  prêtait  serment  à  la  taUe 


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tes  INVAUDATIOIIB  ER  AJIGLETERKK  ET  IN  FRAlfGE  59 

de  la  Chambre  des  communes  et  procédait  ensuite  à  Texamen  des 
pétitions,  entendant  des  témoins  sous  la  foi  du  serment,  ce  que 
n'aonûtpu  faire  constitutionnellement  la  Chambre  elle-même,  rece^ 
Tant  les  explications  des  parties  qui  pouvaient  prendre  et  prenaient 
toujours  des  avocats,  dont  un  certain  nombre  avaient  la  spécialité 
de  ces  sortes  d'affaires. 

La  commission  statuait  ensuite  et  soumettait  sa  décision  à  la 
Chambre  des  communes,  qui  la  sanctionnsdt  sans  la  discuter.  L^ 
eombinaisons  assez  angulières  et  compliquées  prescrites  pour  là 
formation  de  la  commission  avaient  pour  objet  d'assurer  l'impars- 
âalitë  du  jugement;  néanmoins,  ce  but  était  loin  d'être  atteint. 

Un  avocat  anglais  d'une  grande  réputation,  le  serjeant  Ballan- 
t;neS  qui  avait  plaidé  devant  les  comités  du  Parlement,  dit,  en 
^et,  dans  ses  souvenirs  ^  ;  «  Beaucoup  de  gens  supposaient  que 
trop  souvent  les  décisions  des  comités  dépendaient  moins  des  faits 
que  de  la  composition  du  tribunal,  et  c'est  certainement  ce  qui  est 
arrivé  pendant  les  dernières  années  ;  si  un  membre,  cédant  à  l'inspi- 
ration de  sa  conscience,  votait  contre  son  parti,  il  était  presque  con- 
sidéré comme  un  traître.  » 

Depuis  longtemps  déjà  de  vives  réclamations  s'étûent  élevées 
contre  ce  mode  de  vérification  des  pouvoirs;  l'opinion  publique 
ae  prononçait  en  faveur  d'une  réforme  qui  mit  le  droit  et  la  justice 
au-dessus  des  querelles  des  partis  et  des  agitations  parlementaires. 

On  proposa  donc  d^enlever  à  la  Chambre  des  communes  le  droit 
dé  vérifier  tes  pouvoirs  de  ses  membres;  on  se  heurta  tout  d'abord 
à  une  opipoaltion  très  énergique  ;  les  adverssdres  de  cette  innovation 
déclarèrent  que  c'était  un  des  privilèges  les  plus  précieux  de  la 
Chambre,  destiné  à  assurer  sa  complète  indépendance  et  qu'elle  ne 
devait  s'en  dessaisir  à  aucun  prix. 

Les  partissms  d'une  réforme  répondaient  que  la  compétence  et 
Hmpaulialité  du  tribunal  étaient  plus  importants  qu'un  principe 
consititutionnel  dont  la  valeur  se  trouvait  singulièrement  réduite  par 
le  changement  profond  qui  s'était  opéré  au  profit  des  communes 
dans  la  balsmce  des  pouvoirs  publics. 

HxL  1867,  un  comité  fut  chargé  d'examiner  la  question,  et  Tannée 
suivante  il  déposa  un  rapport  dont  les  conclusions  tendaient  à 
ce  que,  dans  Favenir,  les  pétitions  en  matière  d'élection  fussent 
portées  devant  un  juge  unique  pris  parmi  les  magistrats  des  cours 
supérieures  de  Westminster,  qui  trancherait  à  la  fois  les  questions 
de  forme  et  de  fond,  déclareradt  s'il  y  avait  eu  corruption  et  attri-^ 
buerait  &  qui  de  droit  le  siège  contesté. 

'  Mort  récemment. 

*  Sdmt  expériences  of  a  Barristers's  Hfe. 


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€0  LES  INYÂLIDÂTiONS  SN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANGE 

Ce  projet  fut  favorablement  accueilli  par  le  public  et  par  la 
Chambre  des  communes  elle-même  :  mais  il  rencontra  une  opposition 
très  vive  d'un  côté  tout  à  fait  inattendu.  Les  juges  des  cours  supé- 
rieures le  condamnèrent  à  l'unanimité  et  refusèrent  d'accepter  une 
juridiction  incompatible,  dans  leur  pensée,  avec  leurs  fonctions  judi- 
ciaires et  qui,  en  livrant  à  la  suspicion  leur  impartialité,  était  de 
nature  à  diminuer  leur  autorité  morale.  Le  lord  chief  justice^  sir 
Alexander  Cockbum,  écrivit  une  lettre  dans  ce  sens  au  lord  chan- 
celier, et  le  gouvernement  crut  devoir  abandonner  le  projet  et  le 
remplacer  par  un  autre  consistant  à  créer  une  cour  spéciale. 

La  Chambre  des  communes  persista  à  penser  qu'elle  ne  pouvait 
se  dessaisir  d'un  droit  aussi  considérable  sinon  au  profit  de  la  pre- 
mière autorité  judiciaire  du  royaume  et,  après  un  Certadn  noinbre 
d'incidents  qu'il  serait  trop  long  de  rapporter  ici,  elle  vota  une  loi 
portant  que  les  protestations  contre  les  élections  seraient  soumises 
à  un  juge  désigné  d'après  un  roulement  établi  entre  les  trois  cours 
supérieures  de  Westminster  pour  la  Grande-Bretagne  et  celle  de 
Dublin  pour  l'Irlande. 

La  loi  de  1868  a  été  appliquée  sans  changement  jusqu'en  1879  et 
a  donné  d'excellents  résultats.  Nous  n'oserions  pas  soutenir  que  les 
décisions  des  juges  aient  toujours  été  absolument  irréprochables,  ce 
serait  reconnaître  à  ces  magistrats  une  infaillibilité  à  laquelle  ils 
sont  eux-mêmes  loin  de  prétendre  :  on  peut,  toutefois  assurer  d'une 
façon  générale  qu'ils  ont  fait  preuve  d'une  grande  impartialité  et 
que  leurs  arrêts  ont  le  plus  souvent  donné  satisfaction  au  public 
exempt  de  parti  pris. 

C'est  ce  que  démontra  une  enquête  faite  en  1875  sur  l'application 
de  la  loi;  le  rapport  concluait  simplement  à  ce  que  les  pétitions 
fussent  examinées  par  deux  juges  au  lieu  d'un  seul.  Cette  légère 
modification  fut  réalisée  par  une  loi  de  1879  (15  août). 

L'accord  entre  les  deux  juges  est  indispensable  pour  que  l'élec- 
tion contestée  soit  annulée  :  s'il  y  a  divergence  entre  eux,  la  pro- 
testation devient  caduque  par  cela  seul,  et  le  résultat  de  l'élection 
reste  tel  qu'il  a  été  proclamé  par  le  retuming  of/icer  ou  commissaire 
de  l'élection  et  communiqué  par  celui-ci  au  prudent  de  la  Chambre 
des  communes.  11  n'y  a  pas  encore  eu,  du  reste,  depuis  l'application 
de  la  loi  de  1879,  d'exemple  de  désaccord  entre  les  deux  juges. 

Il  ne  faut  pas  oublier,  d'ailleurs,  que  la  loi  de  1868  visait  égale- 
ment un  autre  point,  la  répression  des  fraudes  et  de  la  corruption 
en  matière  électorale;  elle  avait  eu  peu  d'efficacité  sous  ce  rapport 
et,  en  1883,  elle  fut  complétée  par  diverses  dispositions  plus 
sévères  qui  furent  très  vivement  combattues,  notamment  par 
M.  Ch.  Lewis,  le  concurrent  heureux  de  M.  Mac-Carthy. 


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LES  UYTâUDâTIONS  EN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANGE  6t 

Conformément  à  la  nouvelle  législation  de  1868  et  1879,  la  péti- 
tion de  M.  BlaoCarthy  fut  donc  renvoyéet  par  le  speaker  de  la 
Chambre  des  communes,  à  la  cour  de  Dublin,  qui  désigna  pour 
l'examiner  les  juges  [O^Brien  et  Murphy.  Le  20  octobre  1886,  ils 
vinrent  Siéger  à  Derry,  dans  la  crown-courtj  accompagnés  par  le 
maure  de  la  ville. 

H.  Mao-Carthy  était  représenté  par  un  avocat  des  plus  distingués 
the  Mac-Dermot,  c(mseil  de  la  reine,  assité  par  MM.  D.  B.  Sullivan 
et  Fealy. 

Ce  dernier  est  un  desfmembres  les  plus  distingués  du  Parlement, 
où  il  est  entré  sous  les  auspices  de  M.  Parnell  :  bon  orateur,  tra- 
vailleur infatigable,  sa  compétence  dans  les  questions  d'affaires  est 
incontestée.  M.  Healy  en  a  donné  des  preuves  dans  la  discussion  du 
Land  act  pour  l'Irlande,  en  faisant  adopter  notamment  une  clause 
qui  a  pris  son  nom{et]en  vertu  de  laquelle  aucune  augmentation  de 
loyer  ne  pourrait  être  exigée  en  raison  des  améliorations  apportées 
sur  le  fond  par  le  tenancier.  Cette  disposition,  dont  les  fermiers  ont 
tiré  un  grand  profit,  le  rendit  très  populaire,  si  bien  |qu'en  1883 
il  réassit  à  se  faire  élire  à  Monoghan,  en  plein  Ulster,  ce  qui  sem- 
blait impossible.  En  1885,  il  a  été  nommé  dans  la  circonscription 
sud  du  comté  de  Derry. 

Les  avocats  de  M.  Lewis  étaient  le  serjeant  Peter  O'Brien, 
MM.  William  Mac  Langblin,  conseil  de  la  reine,  John  Ross  et  Mac- 
Corkell. 

L'attomey  général  était  M.  French.  The  Mac-Dermot,  après 
quelques  incidents  de  procédure  soulevés  par  les  avocats  de 
H.  Lewis  et  résolus  contre  eux,  exposa  les  faits  de  la  cause  en  don- 
nant lecture  de  la  pétition  de  M.  Mac-Gartby  ;  il  fit  remarquer  que 
la  majorité  obtenue  par  M.  Lewis  avait  décru  à  chaque  élection  et 
que  la  question^était  de  savoir  si  elle  n'avait  pas  complètement  dis- 
paru au  demier|Scrutin. 

a  En  effet,  disait-il,  six  mineurs,  plusieurs  francs-bourgeois 
(freemen)  n'ayant  pas  leur  résidence  à  Derry,  ont  pris  part  au  scrutin  « 
et  ont  voté  pour  M.  Lewis;  en  outre,  des  bulletins  ont  été  annulés  à 
tort,  et  enfin  plusieurs  électeurs  ont  été  corrompus  par  les  agents 
de  M.  Lewis.  » 

The  Mac-Dermot  faisait  remarquer  qu'il  y  avait  lieu  de  sus- 
pecter à  bon  droit  les  résultats  coostatés  pai*  les  autorités  locales 
de  Derry,  attendu  qu'elles  avaient  commencé  par  attribuer  103  voix 
de  majorité  au  candidat  conservateur  et  avaient  dû  reconnaître 
ensuite  qu'elles  avaient  compté  à  son  profit  50  bulletins  portant 
le  nom  de  M.  Mac-Cartby. 

Des  témoins  furent  entendus;  ils  subirent,  selon  l'usage,  un  inter- 


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62  LES  IKVÂLIDiTIOi^S  EN  ANaLETËlRB  ET  EN  FRANCE 

rogatoire  et  un  contre-interrogatoire  ;  leurs  dépositions  établirent 
tout  d'abord  que  cinq  mineurs  avaient  effectivement  pris  part  au 
scrutin. 

En  France,  suivant  une  jurisprudence  assez  singulière  de  la 
Chambre  des  députés,  cinq  voix  auraient  été  retranchées  à  chaque 
candidat,  ce  qui  les  aurait  laissés  exactement  dans  la  même  situar- 
tion  qu'auparavant;  d'après  une  autre  jurisprudence  plus  ancienne 
et  plus  explicable,  on  aurait  retranché  cinq  voix  à  M.  Lewis,  mais 
sans  que  M.  Mac-Carthy  pût  en  profiter  pour  prétendre  être  élu» 
Cela  tient  à  ce  que  le  vote  est  absolument  secret  en  France  et 
qu'il  est  de  toute  impossibilité  de  savoir  comment  tel  ou  tel  électeur 
a  voté. 

En  Angleterre,  le  vote  est  bien  secret  également;  msus,  en  cas 
d'enquête,  le  secret  peut  être  divulgué  et  voici  comment  :  les  buU^ 
tins  de  vote  sont  remis  aux  électeurs  le  jour  même  du  scrutin  par  le 
retuming  officer;  ils  sont  détachés  par  lui  d'un  registre  à  souche, 
et  portent  imprimés  dans  une  colonne  les  noms  de  tous  les  candidats 
avec  un  espace  blanc  devant  chacun  d'eux;  au  verso  figure  le 
numéro  de  l'électeur  sur  la  liste  électorale. 

Lorsqu'un  électeur  se  présente  pour  voter,  le  returrdng  officer 
timbre  son  bulletin  avant  de  le  lui  remettre  et  inscrit  au  registre  à 
souche,  sur  le  talon  du  bulletin,  le  numéro  de  Félecteur  :  celui-ci  se 
rend  alors  dans  l'un  des  compartiments  disposés  dans  la  salle  de 
vote;  il  y  trouve  un  crayon  avec  lequel  il  fait  une  croix  devaût  le 
nom  du  candidat  pour  lequel  il  veut  voter  ;  puis  il  plie  son  billet  et 
vient  le  déposer  dans  l'urne. 

On  s'explique  alors  que,  le  registre  et  les  bulletins  étant  conservés, 
un  simple  rapprochement  suffise  pour  qu'il  soit  facile  de  constater  le 
candidat  pour  lequel  a  voté  tel  ou  tel  électeur.  Sur  l'ordre  des 
juges,  la  production  du  registre  et  des  bulletins  relatifs  à  l'élection 
de  Derry  fut  faite  par  le  bureau  de  l'Échiquier  d'Irlande  {Hanaper 
office)^  qui  a  la  garde  de  ces  documents,  et  il  futr  econnu  que  les 
*  cinq  mineurs  avaient  tous  voté  pour  M.  Lewis. 

Ce  premier  résultat  donnait  donc  à  M.  Mac-Carthy  une  majorité 
de  2  voix,  1879  contre  1877. 

La  question  des  non-résidents  qui  avaient  pris  part  au  scrutin 
fut  tranchée  conformément  aux  conclusions  des  conseils  de  M.  Lewis, 
et  leur  vote  fut  déclaré  valable. 

Quant  aux  13  bulletins  annnulés  par  le  retuminç  officer^  les 
juges  en  réservèrent  im  pour  l'examiner  à  loisir,  ils  en  attribuèrent 
un  à  H.  Lewis  et  maintinrent  l'annulation  des  11  autres. 

M.  Mac-Carthy  n'avait  donc  plus  qu'une  majorité  d*une  voix. 

Le  fait  de  corruption  restait  à  examiner;  dans  Taudknce  du  ven« 


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LES  INYÀUDÂIlOfiS  EN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANCE  63 

dredi  22  octobre,  un  certain  Robert  Neely  vint  déposer  qu'il  avidt 
reçu  de  Mac-DOToaot,  l'un  des  agents  de  M.  Lewis,  une  lettre 
amteoaat  un  mandat  de  4  livres  sterling,  qu'une  fois  ce  mandat  en 
sa  possession,  il  avait  fait  le  voyage  de  New-Manls  en  Ecosse,  où  il 
habitait  à  l'époque  de  l'élection,  pour  venir  jusqu'à  Derry  voter  en 
faveur  de  M.  Lewis. 

Ce  n'est  pas  sans  difficulté  que  le  témoin  avait  fini  par  confesser 
la  vérité,  et  il  avait  fallu  pour  lui  arracher  ses  aveux  toute  l'insis- 
tance et  toute  l'habileté  de  M.  Healy. 

A  l'ouverture  de  l'audience  du  samedi,  le  serjearU  O'Brien  vint 
déclarer  en  son  nom  et  au  nom  de  ses  collègues  qu'ils  abandonnaient 
l'ailaire,  attendu  qu'ils  regardaient  comme  prouvé  qu'un  acte  de 
Qorroption  avmt  été  commis  sur  im  électeur  par  un  agent  officiel  de 
H.  Lewis. 

Tout  d'abord,  on  fut  surpris  de  cette  décision  :  elle  était  pourtant 
très  compréhensible.  M.  Lewis  ne  pouvait  plus  espérer  qu'il  lui 
semi  attribué  de  nouveaux  suffrages;  il  était  certain,  au  contraire, 
que  les  juges  lui  retrancheraient  la  voix  de  Robert  Neely  et  celle  de 
Mac  Dermot,  ce  qui  assurerait  à  M.  Mac-Gartby  une  majorité  de 

En  continuant  la  lutte,  il  s'exposait  à  un  grand  danger;  il  pouvait, 
en  effet,  être  liû-même  reconnu  coupable  de  corruption  et  perdre, 
par  suite,  ses  droits  à  l'éligibilité  pendant  sept  ans.  Or  il  n'entendait 
nullement  renoncer  à  entrer  à  la  Chambre  des  communes,  et  la 
preuve,  c'est  qu  il  a  été  récemment  élu  dans  la  circonscription  de 
North  Autrin  et  qu'il  a  formellement  refusé  de  céder  sa  place  à 
M.  Goschen. 

Le  juge  O'Brien  déclara  quQ  son  collègue  et  lui  avsdent  besoin 
de  réfléchir  avant  de  rendre  leur  jugement;  il  demanda  en  même 
temps  aux  habitants  du  Derry  de  ne  se  livrer  à  aucune  démons- 
tcation  de  nature  à  troubler  la  paix  publique. 

Le  jugement  fut  rendu  le  lundi  suivant  :  il  établissait  que,  par 
suite  de  la  vérification  opérée,  la  majorité  se  trouvait  transférée  de 
H.  Lewis  à  M.  Justin  Mac^Carthy  et  déclarait,  en  conséquence,  ce 
dernier  valablement  élu.  Ce  jugement  fut  transmis  au  speaker  de 
la  Oiandure  d^  communes,  qui  n'eut  qu'à  le  faire  enregistrer  dans 
les  arciiives. 

Le  résultat  du  procès  fut  accueilli  avec  enthousiasme  par  les 
catholiques  de  Derry  ;  ils  illuminèrent  leurs  maisons  dans  la  soirée 
du  lundi,  tirèrent  force  fusées  et  suspendirent,  dans  les  rues  de 
^&ars  quartiers,  des  lampes  avec  des  verr^  de  couleur;  grâce  à  ces 
illuminations,  leurs  danses  durèrent  jusqu'au  jour  et,  si  leur  joie 
fit  bruyante,  elle  n'eut  rien  d'agressif,  et  l'ordre  ne  fut  pas  troublé. 


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64         LES  INVALIDATIONS  EN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANCE 

Quelques  jours  plus  tard,  les  mêmes  avocats,  the  Mac-Dermot, 
Sullivan  et  Healy  allaient  à  Belfast  défendre,  devant  le  baron  Dowse 
et  le  même  juge  0*Brien,  la  cause  de  M.  Sexton,  nommé  dans  la 
circonscription  de  West-Belfast  et  dont  l'élection  était  contestée  par 
son  concurrent  malheureux,  M.  Haslett;  la  cour  se  prononça  en 
faveur  de  M.  Sexton. 

N'est-il  pas  permis  de  se  demander  si,  en  France,  soit  à  la 
Chambre  des  députés,  soit  au  Sénat,  les  choses  n'aursdent  pas 
tourné  différemment? 

Une  expérience  déjà  trop  longue  ne  nous  autorise-t-elle  pas  à 
croire  que  si  des  membres  appartenant  à  la  minorité  de  ces  assem- 
blées se  fussent  trouvés  dans  la  situation  de  MM.  Mac-Carthy  et 
Sexton,  ils  eussent  été  celui-ci  invalidé  et  celui-là  débouté  de.  sa 
demande? 

Examinons  d'abord  le  cas  offrant  le  plus  d'analogie  avec  ce  qui  se 
passe  chez  nos  voisins,  c'est-à-dire  celui  où  une  enquête  est 
ordonnée  :  comparons,  par  exemple,  l'enquête  à  laquelle  se  sont 
livrés  les  juges  O'Brien  et  Murphy  à  celle  que  cinq  sénateurs  ont 
faite,  il  y  a  deux  ans,  dans  le  Finistère,  en  laissant  au  lecteur  le 
soin  de  décider  de  quel  côté  du  détroit  se  trouve  la  recherche 
sérieuse,  impartiale  de  la  vérité. 

Il  est  bien  entendu  que  nous  ne  faisons  point  de  personnalités  ; 
nous  étudions  deux  méthodes. 

En  Angleterre,  les  juges  siègent  en  audience  publique;  les  parties 
intéressées  sont  présentes,  assistant  soit  personnellement,  soit  par 
représentation,  à  l'audition  des  témoins;  elles  les  interrogent, 
discutent  leurs  dépositions,  font  entendre  d'autres  témoins,  si  elles 
le  jugent  à  propos.  En  un  mot,  la  cause  est  instruite  publiquement 
et  contradictoirement  par  des  juges  qui  sont  supposés  n'appartenir 
à  aucun  parti  politique. 

Dans  le  Finistère,  nous  avons  vu  cinq  sénateurs,  tous  républi- 
csdns,  procéder  à  une  enquête  secrète  sur  l'élection  de  quatre  col- 
lègues, tous  conservateurs,  qui  n'ont  jamais  été  admis  à  assister  à 
l'audition  des  témoins  et  qui  n'ont  pas  même  pu  avoir  connaissance 
de  leurs  dépositions  pendant  le  séjour  de  la  commission  d'enquête 
en  Bretagne;  et  quand,  postérieurement,  ils  ont  apporté  au  Sénat 
des  certificats  démontrant  la  fausseté  des  allégations  dirigées  contre 
eux,  (c  des  certificats  ne  valent  pas  des  témoins  » ,  leur  a-t-on  répondu. 

Dans  tout  cela,  où.  est  la  justice?  où  est  la  garantie  pour  les 
élections  contestées  et  soumises  à  l'enquête?  où  trouve-t-on  l'impar- 
tialité et  le  vrai  libéralisme?  Est-ce  dans  notre  démocratie  républi* 
cdne  ou  dans  la  monarchique  Angleterre? 

En  France,  à  direvrai,  les  en  quêtes  électorales,  dont  la  première 


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LES  LNVALIDATIONS  EN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANCE  65 

ne  remonte  pas  au-delà  de  1842  ^  ne  sont  pas  ordonnées  pour 
éclairer  le  Sénat  ou  la  Chambre  :  sauf  de  bien  rares  exceptions^ 
leur  but  est  uniquement  politique.  Aussi,  la  plupart  du  temps,  les 
membres  dont  l'élection  est  contestée,  préfèrent-ils  l'invalidation 
pure  et  simple,  immédiate,  à  l'appareil  de  l'enquête.  Ils  savent  que 
oeUe-cin'a  d'autre  objet  que  d'intimider  leurs  partisans,  de  préparer 
de  longue  main  l'élection  de  leurs  concurrents,  lorsque  les  chances 
de  ceux-ci  ne  paraissent  pas  suffisantes  dans  le  cas  d'une  prompte 
inralidation. 

Si  quelques  esprits  naïfs  ont  pu  croire  à  l'impartialité  de  l'enquête 
prescrite  dans  l'exemple  que  nous  venons  de  citer,  l'aveu  dépouillé 
d'artifice  du  principal  organe  républicain  du  Finistère  a  dû  dissiper 
leurs  honnêtes  illusions.  «  Tous  les  républicains  sérieux  du  dépar- 
tement, dit  ce  journal  2,  ont  vu  dans  l'enquête  sénatoriale  At  précieux 
moyens  de  combat  mis  à  la  disposition  de  notre  parti,  non  seule- 
ment pour  cette  élection,  mais  pour  celles  qui  Cont  suivie  ou  la 
suivront.  » 

H  s'agissait  peu,  on  le  voit,  de  se  faire  une  opinion  impartiale  sur 
l'élection  :  ce  qu'on  poursuivait,  c'était  avec  la  revanche  des  can- 
didats battus,  l'anéantissement  pour  l'avenir  du  parti  monarchique, 
tout  en  profitant  de  l'occasion  pour  infliger  une  leçon  au  clergé 
breton  dont  la  docilité  ne  paraissait  pas  suffisante. 

Au  bout  de  six  à  sept  mois  de  comparutions  et  d'interrogatoires, 
de  manœuvres  et  d'intimidations,  les  électeurs  sénatoriaux  du  Finis- 
tère, avec  une  énergie  dont  on  ne  saurait  trop  les  louer,  ont  affirmé 
de  nouveau  leur  volonté  par  la  réélection  des  mêmes  candidats. 
Pour  cette  fois  du  moins  et  grâce  au  caractère  persévérant  de  la 
race  biietonne,  les  précieux  moyens  de  combat  ont  fait  long  feu. 

Lorsqu'il  n'y  a  pas  enquête,  les  procédés  sont  plus  expéditifs  : 
on  se  préoccupe,  tout  d'abord,  dans  le  bureau  chargé  de  l'examen 
de  Télection  et,  plus  encore,  dans  la  Chambre  elle-même  lorsqu'elle 
statue  sur  le  rapport  du  bureau,  de  savoir  quelle  est  l'opinion  du 
député  contesté  :  fait-il  partie  de  la  majorité,  il  ne  court  aucun 
risque,  sa  validation  est  certaine.  S'il  appartient  à  la  minorité,  une 
seconde  question  se  pose  :  Y  a-t-il  espoir  d'empêcher  sa  réélection? 
Si  cette  question  est  résolue  affirmativement,  l'invalidation  est  sûre  ; 
àans  le  cas  contraire,  la  majorité  hésite  et  généralement  se  résigne 
à  la  validation  ;  quelquefois  cependant  la  passion  l'emporte  et  lui  fait 
invalider  des  députés  dont  la  réélection  n'est  pas  douteuse  pour  peu 

*  Enquête  ordonnée  le  9  août  1842  sur  la  proposition  de  M.  Odiloa 
Barrot,  sur  les  élections  de  MM.  Pauwels,  Floret  et  Allier,  élus  à  Langres^ 
Carpentras  et  Embrun. 

^  Le  Finistère,  numéro  du  22  décembre  1886. 

10  OGTOBBB  1887.  5 


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66  LES  INVAUDATIONS  M  iNGLETEREK  ET  £N  FRANGE 

surtout  que  le  concurrent  battu  soit  tenté  de  recommencer  La  lutte. 

Est-il  un  seul  député  républicain  qui  ose  soutenir  sérieusement 
que  la  politique  ne  joue  pas  le  principal  rôle  dans  le  jugement  rendu 
sur  les  élections  contestées? 

Lorsqu'à  F  Assemblée  nationale»  la  majorité  conservatrice  invalida 
des  députés  républicains,  -^  elle  usa  pourtant  de  sa  force  avec  uoe 
modération  que  les  Chambres  n'ont  guère  imitée  depuis  1876,  —  les 
politiques  de  gauche  et  leurs  journ^iix  ne  criaient><ils  pas  à  l'injus- 
tice, au  scandale? 

Devenu  majorité,  le  parti  républicain  voit  eu  cela,  comme  sur 
maints  autres  points,  les  choses  d'un  autre  œil;  avec  sa  merveilleuse 
aptitude  à  appliquer  sa  maxime  :  a  Débarrassons-nous  de  ce  qui  nous 
gène  »,  tout  en  invoquant  les  grands  principes,  il  érige  la  pratique 
jusqu'alors  fort  rare  *  des  invalidations  en  système  destiné  à  corriger 
les  erreurs  du  corps  électoral. 

Qui  ne  se  souvient  des  interminables  discussions  de  vérifications 
de  pouvoirs  des  Chambres  de  1876,  1877,  1881?  Nous  ne  voulons 
pas  parler  de  la  Chambre  actuelle  qui  n'appartient  pas  encore  à 
l'histoire. 

*  Sous  la  moûarchie  de  Juillet,  la  Chambre  des  députés  de  1839  prononça 
cmq  invalidations;  la  Chambre  de  1846,  six  invalidations  sur  459  membres  : 
tous  les  députés  invalidés  par  ces  deux  Chambres,  MM.  de  Luynes,  Desha- 
meux,  de  Girardin,  Mexnadier,  d'Houdetot,  Convers,  Drault,  Haller-CIa- 
parède.  Portails,  Sieyès,  sauf  un  seul  M.  Drouillard,  furent  réélus. 

L'Assemblée  constituante  de  1848,  qui  comptait  900  membres,  fit  sept 
invalidations  et  ordonna  quatre  enquêtes,  dont  deux  précédèrent  les  inva- 
lidations  de  MM.  Laissai  et  Gent  comprises  dans  le  chiffre  de  celles-ci. 

L'Assemblée  nationale  de  1849,  comptant  804  membres,  fit  sept  invali- 
dations, dont  six  dans  le  même  département  de  Saône»et-Loire  ;  elle  rejeta 
toutes  les  demandes  d' enquête. 

8ou3  rSmpire,  le  Corps  Législatif  de  18S7  prononiga  les  invalijdations  de 
MM.  de  Gambacérès,  Dabeaux,  Pissard,  Bartholoni  et  de  la  Ferrière  :  les 
quatre  premiers  furent  réélus. 

Le  Corps  législatif  de  1863  invalida  MM.  Boi telle,  de  Bulach,  Pelletan, 
Bourcier  de  Villers,  Bravay  et  Isaac  Péreire,  après  avoir  fait  une  enquête 
«ur  les  élections  des  deux  derniers  dans  le  Gard  et  les  Pyrénées-Orientales. 

Le  Corps  législatif  de  1869  invalida  MM.  Gourgaud,  Marion,  Isaac 
Péreire»  Rouxin  et  de  Sainte-Hermine,  il  ordonna  trois  enquêtes. 

L'Assemblée  nationale,  composée  de  753  membres,  prononça,  à  la  cons- 
titution de  la  Chambre,  quatre  invalidations,  celles  de  MM.  Chaix,  Marc- 
Dufraiese,  Mestreau  et  Lamarte.  A  la  suite  d'élections  partielles  six  inva- 
lidations, celles  de  MM.  Laget,  Lambert,  Jacques  Deregnaucourt,  Turigny 
et  de  Bourgoing  :  elle  ordonna  deux  enquêtes,  une  dans  la  Nièvre,  sur 
rélection  de  ce  dernier,  et  une  autre  dans  Vaucluse,  à  laquelle  il  a**  pas  été 
donné  suite,  les  députés  de  ce  département  ayant  donné  leur  dômissioo. 

La  Chambre  des  députés  de  1876  prononça  dix-neuf  invalidations  et 
quatre  enquêtes. 


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LES  INYÀLIOATIONS  EN  ANGLITIRRB  IT  Ef  IBÀNCK  67 

A-t-OD  calculé  le  nombre  d'heures,  la  quantité  de  séances  absor- 
bées par  les  vérifications  de  pouvoirs  des  députés  élus  le  lA  oc- 
tobre 1877?  Les  363  se  complaisaient  à  cette  triste  besogne  beau- 
coup plus  longue  naturellement  avec  le  scrutin  uninominal,  puisque 
Sélection  de  chaque  député  donnait  lieu  à  un  rapport  particulier, 
à  une  discussion  spéciale  :  sous  l'empire  du  scrutin  de  liste,  au 
coQlraîre,  un  seul  et  unique  rapport  comprend  la  députatiou  entière 
d'un  même  département. 

Réunie  dans  les  premiers  jours  de  novembre  1877,  la  Chambre 
terminait  à  peine  au  mois  de  juin  1878  ses  exécutions,  qui  s'élevè- 
rent à  près  de  cent  et  qui  occupèrent  plus  de  la  moitié  des  séances 
pendant  près  de  huit  mois!  Malheur  au  député  élu  contre  un 
des  363!  Le  chiffre  de  la  majorité  était-il  minime,  il  suffisait  d'un 
<ïéplacement  de  quelques  voix  pour  que  son  concurrent  fût  élu.  Sa 
majorité  était-elle  considérable  S  les  gardiens  intègres  et  vigilants 
<ie  la  sincérité  et  de  la  moralité  du  suffrage  universel  y  voyaient 
une  preuve  manifeste  de  la  pression  administrative.  Dans  l'un  et 
Fautre  cas,  les  députés  conservateurs  étaient  renvoyés  à  leurs 
électeurs,  car  il  était  assurément  malaisé  d'échapper  à  ce  dilemme. 

Ijn  système  semblable  pratiqué  à  outrance  ne  ressuscite-t-il  pas, 
en  vérité, un  nouveau  genre  d'élections  à  deux  degrés?  Pour  nombre 
de  députés,  condamnés  à  une  série  d'invalidations,  la  première 
épreuve  devant  le  suffrage  universel  est  peu  de  chose  à  côté  de  la 
comparution  devant  un  juge  que  la  passion  politique  seule  anime. 

Aucune  atteinte  plus  rude  n'a  été  portée  à  la  considération  du 
régime  par\ementaire  que  l'usage  fait  par  les  majorités  républi- 
caines des  dernières  Chambres  du  droit  de  vérification  des  pouvoirs. 
Les  motifs  qui,  en  outre  de  la  passion,  ont  servi  de  mobile  à  leurs 
décisions  ont  été  souvent  si  mesquins,  parfois  si  inavouables,  que 
l'autorité  même  du  juge  souverain  a  été  profondément  entamée.  La 
Chambre  des  députés  examine-t-elle  avec  conscience  la  régularité 
des  élections,  le  public  ne  croit  plus  à  son  impartialité  :  il  y  a 
désormais  cx)mme  un  cas  de  suspicion  légitime. 

Les  deux  Assemblées  parlementaires  agiraient  donc  sagement  en 
»  déchargeant  d'une  tâche  qu'elles  ne  peuvent  accomplir  dans  des 
amditions  d'impartialité  et  d'équité  suffisantes,  pour  suivre  l'exemple 
que  leur  a  donné  la  Chambre  des  communes  en  Angleterre. 

«  A  quoi  bon,  disait  un  membre  de  la  Chambre  des  communes, 
par  la  vérification  des  pouvoirs,  recommencer  dans  la  Chambre, 
Fagitatton  électorale?  A  quoi  bon  échanger,  comme  premier  salut, 

*  Plusieurs  conservateurs  qui  avaient  réuni  de  4  à  6000  voix  de  majorité, 
comme  M.  Tinay  dans  la  Haute-Loire  entre  autres,  chiffre  énorme  au 
scratin  d'arrondissement,  ont  été  invalidés. 


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-es  LES  INVALIDATIONS  EN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANCE 

«ntre  les  membres  qui  arrivent,  des  accusations  véhémentes  et 
inaugurer  des  débats  d'affaires  par  des  débats  de  passions?  La  Iw 
électorale,  comme  toutes  les  lois,  doit  être  appliquée  par  les  tribu- 
naux; la  grande  majorité  des  élections  étant  incontestée,  cela  suffit 
pour  que  la  Chambre  se  constitue  et  se  mette  au  travail  sans  délai; 
elle  y  gagne  de  la  concorde  et  du  temps  '•  » 

Il  y  a,  d'ailleurs,  un  précédent  dans  notre  propre  pays;  aux  termes 
de  la  loi  de  1871,  les  conseils  généraux  vérifiaient  eux-mêmes  les 
élections  de  leurs  membres  :  bien  que  la  politique  soit  supposée  ne 
pas  entrer  dans  les  assemblées  départementales,  on  sait  qu'elle  n'est 
pas  étrangère  à  leurs  décisions.  Aussi,  les  abus  signalés  plus  haut 
^'y  produisirent  et  entraînèrent  des  réclamations  si  vives,  que  TAa- 
.semblée  nationale  fut  saisie  d'une  proposition  tendant  à  transférer 
au  Conseil  d'État  le  jugement  sur  les  élections  départementales 
contestées. 

On  cita,  lors  de  la  discussion  de  cette  proposition,  des  exemples 
frappants  de  partialité  et  d'injustice,  mais  ce  fut  M.  Limperani, 
député  de  la  Corse,  aujourd'hui  conseiller  à  la  Cour  de  Paris,  qui 
eut  l'honneur  de  décider  l'adoption  de  la  loi. 

Et  cependant  il  était  monté  à  la  tribune  pour  la  combattre  comme 
absolument  inutile  :  «  On  peut  très  bien  s'arranger  avec  la  loi 
actuelle,  disait-il  ;  tenez,  en  Corse,  les  bonapartistes  et  les  républi- 
cains se  partagent  à  peu  près  par  moitié  le  conseil  général,  et  cepen- 
dant nous  n'avons  jamais  de  querelle  au  sujet  des  élections  contes- 
tées; nous  sommes  convenus  que  nous  les  validerions  toutes  sans 
exception  et  sans  même  examiner  les  faits  allégués  par  les  protesta- 
taires. » 

Cette  argumentation  singulière  eut  l'effet  diamétralement  opposé 
à  celui  que  M.  Limperani  poursuivait,  et  la  loi  fut  votée  le  31  juil- 
let 1874. 

Depuis  cette  époque,  toutes  les  protestations  contre  les  élections 
au  Conseil  général  ont  été  jugées  par  le  Conseil  d'État.  Ce  grand 
corps  est  entièrement  à  la  nomination  du  gouvernement,  il  est  exclu- 
sivement composé  de  fonctionnaires  dévoués  au  pouvoir.  Néanmoins, 
par  ce  seul  fait  qu'il  est  un  tribunal,  ses  décisions  sont  plus  accep- 
tables et  plus  équitables;  aussi,  les  plaintes  contre  ses  verdicts  sont 
devenues  moins  nombreuses  et  moins  vives  que  sous  l'ancienne 
législation. 

Le  Conseil  d'État,  il  faut  lui  rendre  cette  justice,  écarte  générale- 
ment, en  cette  matière,  les  raisons  politiques  et  juge  surtout  d'après 
les  faits.  Récemment,  il  a,  en  invalidant  une  élection  dans  la  Nièvre, 

*  Les  usages  du  Parlement  anglais,  par  M.  Maurel-Dupeyré,  chef  des  secré* 
taires-rédacteurs,  1870. 


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LES  iHTAUDATIOlfS  IN  ANGLETERRE  ET  EN  FRANCK  69 

eûlevé  aux  républicains  la  majorité  dans  le  Conseil  général  de  ce 
département.  Croit-on  que  la  majorité  républicaine  de  cette  assemblée 
aorait  assez  respecté  le  droit  et  l'équité  pour  prononcer  une  invali- 
dation dans  de  semblables  conditions  et  se  suicider  dnsi  de  ses 
propres  mains?  Personne  ne  le  supposera. 

Nous  savons  fort  bien  que,  dans  la  plupart  des  pays  soumis  au 
régime  parlementaire,  chaque  Chambre  législative  a  le  droit  exclusif 
de  vérifier  les  élections  de  ses  membres;  l'exemple  de  TAngleterre, 
qtal  est  le  pays  par  excellence  du  parlementarisme,  n'en  semble  pas 
moins  décisif. 

Ce  n'est  pas  le  seul  pays,  d'ailleurs,  ob  les  Chambres  aient 
renoncé  à  ce  privilège. 

En  Suède,  le  citoyen  qui  proteste  contre  l'élection  d'un  membre 
de  l'une  ou  l'autre  Chambre  réclame  un  extrait  du  procès-verbal 
de  l'élection  et  doit,  dans  le  délai  maximum  d'un  mois,  s'il  s'agit 
de  la  première  Chambre,  dans  le  délai  de  huit  jours,  s'il  s'agit  de  la 
seconde,  remettre  au  gouvernement  provincial  un  appel  adres.^  au 
roi.  Par  un  arrêté  rendu  public,  le  gouvernement  provincial  fixe  un 
délai  rapproché  au  cours  duquel  les  intéressés  sont  invités  à  lui 
fournir  des  explications  au  sujet  de  l'appel  en  question.  Le  dossier 
de  l'affaire  est  ensuite  adressé  au  roi,  qui  le  soumet  à  l'examen  de 
la  cour  suprême  et  statue  ensuite  sur  l'élection  d'après  Tavis  de  cette 
cour. 

En  Hongrie,  la  loi  électorale  du  26  novembre  1874  dispose,  dans 
son  article  89,  que  les  élections  contestées  seront  jugées  par  la 
cour  royale. 

En  Portugal,  la  loi  du  21  mai  1884  décide  que,  d'une  façon 
générale,  la  Chambre  vérifiera  les  pouvoirs  de  ses  membres  :  mais 
elle  ajoute  que  le  jugement  d'une  élection  contestée  dans  les  assem- 
blées primaires  ou  dans  les  commissions  de  dépouillement  sera 
déféré,  si  quinze  députés  le  réclament,  à  un  tribunal  spécial  composé 
du  président  du  tribunal  suprême  de  justice,  de  trois  membres  de 
ce  même  tribunal,  désignés  par  le  sort  et  de  trois  juges  de  la  Cour 
d'appel  de  Lisbonne  également  tirés  au  sort.  Les  séances  de  ce  tri- 
bunal de  vérification  des  pouvoirs  sont  publiques  ;  il  entend  des 
témoins,  ordonne  des  enquêtes,  s'il  y  a  lieu  :  les  parties  intéres- 
sées peuvent  assister  aux  débats  et  recourir  au  ministère  d'avocats. 
Les  décisions  du  tribunal  sont  souveraines. 

Au  Canada,  l'acte  du  26  mai  1874,  qui  ne  contient  pas  moins  de 
67  articles,  règle  la  procédure  en  matière  d'élections  contestées  et 
décide  que  les  protestations  seront  jugées  par  la  Cour  suprême  de  la 
province  où  a  eu  lieu  l'élection. 

Enfin,  l'État  de  Pennsylvanie,  dans  sa  nouvelle  constitution. 


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70  U»  IKTAUDiTIONS  EfC  ANGLETERRE  ET  EN  FRANGE 

ratifiée  par  un  plébiscite  du  2&  décembre  1873,  a  déféré  aux  tri- 
bunaux le  jugement  de  toutes  les  élections  contestées. 

Dans  les  autres  pays,  il  est  vrai,  le  parlement  reste  souverain  juge 
de  la  validation  des  pouvoirs  de  ses  membres;  mais  l'exercice  de 
ce  droit  est  généralement  accompagné  de  garanties  destinées  à  sau- 
vegarder les  minorités. 

En  Italie,  par  exemple,  une  commission  spéciale  ou  junta,  com- 
posée de  neuf  membres,  est  nommée,  dès  la  réunion  d*une  nouvelle 
Chambre,  à  T effet  d'examiner  les  élections  contestées  pendant  toute 
la  durée  de  la  législature.  Les  sommités  de  tous  les  partis^  minorité 
comme  majorité,  sont  désignées,  d'un  commun  accord,  pour  faire 
partie  de  cette  commission  dont  les  décisions  empreintes  de  l'im- 
partialité la  plus  absolue  sont  toujours  ratifiées  par  la  Chambre. 

On  voit  que  le  système  sur  lequel  nous  appelons  l'attention  de» 
esprits  pénétrés  des  idées  de  justice,  soucieux  de  la  dignité  du  Par- 
lement, fait  peu  à  peu  son  chemin  et  nous  inclinons  à  croire  qu'un 
jour  viendra  où  il  sera  adopté  dans  tous  les  pays  soumis  au  régime 
parlementaire. 

En  ce  qui  concerne  la  France,  il  est  évident  qu'un  pouvoir  aussi 
important,  aussi  considérable  ne  pourrait  être  confié  qu'à  la  Cour 
de  cassation  :  le  tribunal  suprême  aurait  seul  l'autorité  et  l'impar-- 
tialité  nécessaires  pour  remplir  une  aussi  haute  mission.  Les  éleo^ 
tions  au  Parlement  étant  avant  tout  politiques,  le  Conseil  d'État, 
corps  politique,  ne  semble  pas  compétent,  malgré  les  précédents 
tirés  des  Conseils  généraux  pour  les  juger  en  toute  impartialité. 

On  objectera  que  cette  réforme  touche  à  la  Constitution  et  néces* 
siteralt  par  suite  la  réunion  du  Congrès.  D'accord  :  cet  événement 
devant  se  produire  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché,  la 
question  pourrait  être  étudiée  préalablement  dans  chacune  des  deuK 
Chambres  et  faire  l'objet  de  propositions  qui  seraient  soumise  au 
Congrès  lors  de  sa  prochaine  réunion.  Le  pays,  honnête  et  impartial* 
plus  soucieux  de  voir  le  Parlement  se  consacrer  aux  discussionsr 
dWaires  que  perdre  son  temps  en  débats  stériles  et  irritants,  petl 
enclin  à  maintenir  les  prérogatives  ou  privilèges  de  ses  mem*- 
bres,  qui  lui  semblent  parfois  exagéré»,  î^plaudirait,  sans  aucAin 
doute,  à  une  semblable  réforme;  elle  vaut  tout  au  moins  la  peine 
d'être  sérieusement  examii>ée.  Il  n'est  pas  conforme  au  bon  sens  et 
à  la  logique  qu'elle  soit  écartée  péremptoirement  sous  le  prétexte 
qu'elle  touche  à  la  Constitution  :  l'oeuvre  de  M.  Wallon  n'est  pas 
parfaite  assurément,  même  pour  les  partisans  de  la  forme  républi- 
caine; qu'elle  sœt  au  moins  perfectible  pour  le  temps  pendant  lequel 
nous  devons  encore  la  subir, 

Léon  Loaoïs. 


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MÉMOIRES 


DU 


COMTE  DE  VILLÈLE 


La  lanuUe  du  comte  de  ViUèle  se  dispose  à  publier  les  Mémoires 
laÎBsés  par  l'illustre  mioiâtre  de  la  Restauration;  ils  formeroBt 
quatre  volumes  qui  parattroat  par  intervalles  d'ici  à  deux  années, 
et  dont  le  premier  sera  mis  en  vente  le  mois  prochain  K  Une  com«- 
muBÎcation  bienveillante  nous  permet  d'en  placer  dès  aujourd'hui 
les  principaux  passages  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs.  C'est  le  récit 
de  la  jeunesse  de  M.  de  Villële,  le  tableau  mouvementé  de  ses 
années  d'exil  à  l'Ile  Bourbon  et  enûn  l'esquisse  de  ses  débuts  dans 
la  carrière  politique  à  h  Chambre  de  1815.  Partout,  dans  ces  cu- 
rieuses pages  d'histoire,  Thomme  d*État  se  retrouve,  avec  sou 
caractère  intègre,  ses  principes  inflexibles,  sa  haute  raison,  ety 
qu'il  raconte  des  anecdotes,  trace  des  portraits  ou  formule  des 
jog^meuta,  î\  est  impossible  de  n'être  pas  saisi  de  l'accent  de  con- 
^ction  profonde  ett  de  fiëre  sincérité  qui  anime  sa  parole. 


L'auteur  commence  par  se  justifier,  dans  une  courte  préface, 
d'écrire  des  Mémoires.  —  Il  m'a  toujours  paru,  dit-il,  qu'il  était  très 
difficile  aux  historiens  éloignés  des  faits  qu'ils  racontent  d'arriver  i, 
une  rigoureuse  exactitude  ;  aussi  «  suis-je  convaincu  que,  lorsqu'il 
existe  des  Mémoires  écrits  par  les  contemporains,  ou  mieux  encore 
par  les  hommes  qui  ont  été  mêlés  aux  événements,  la  lecture  de 
ces  Mémoires  est  préférable  à  celle  de  l'histoire  elle-même,  surtout 
quand  les  documents  de  ce  genre,  sur  une  même  époque,  nous 
Tiennent  d'écrivains  placés  dans  des  situations  différentes  et  appar- 
tenant à  des  opinions  opposées.  En  un  mot,  quand  je  le  puis,  j'aime 
mieux  faire  moi-même  l'histoire  que  de  la  recevoir  toute  faite.  » 

'  Librairie  académique  DHler.  —  Emile  Peniii,'[successeur. 


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72  MÉUOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLE 

Il  ajoute  :  «  Quoi  qu'il  en  soit  de  mon  opinioD  sur  l'utilité  des 
Mémoires,  ou  me  permettra  du  moins  de  penser  avec  Montaigne 
que  c*€st  toujours  plaisir  de  voir  les  choses  écrites  par  ceux  qui 
ont  essayé  comme  il  les  faut  conduire. 

«  J*ai  été  mis  par  les  circoustances  en  position  de  faire  cet  essai  ; 
je  crois  pouvoir  être  utile  en  rendant  compte  de  ce  que  j'ai  vu,  su 
ou  fait  dans  le  cours  de  ma  vie  politique.  A  défaut  d'utilité,  je  m'es- 
timerai encore  heureux  de  faire  plaisir  à  ceux  qui  me  liront;  ils 
peuvent  compter  sur  ma  véracité. 

c(  Quelques  motifs  plus  sérieux  encore  me  portent  à  entreprendre 
ce  travail.  J'ai  servi  des  princes  malheureux  et  qui  seront  proba- 
blement mal  jugés  dans  l'avenir,  comme  ils  l'ont  été  depuis  leur 
chute.  Je  suis  du  nombre  de  ceux  qui  les  ont  vus  de  près  à  toute 
heure  et  en  toute  occasion,  qui  ont  connu  leurs  dispositions  cons- 
tantes, leurs  pensées  les  plus  intimes  et  leurs  vues  les  plus  secrètes. 
Abandonner  leur  mémoire  à  la  discrétion  de  leurs  ennemis  et  des 
nombreux  détracteurs  du  malheur,  ce  serait  manquer  aux  devoirs 
que  m'imposent  la  justice  et  la  reconnaissance.  J'ai  moi-même  des 
enfants  pour  lesquels  la  réputation  de  leur  père  est  un  bien  pré- 
cieux; j'ai  des  amis,  d'anciens  collègues,  intéressés  à  ce  que  la 
marche  politique,  les  actes  auxquels  ils  ont  plus  ou  moins  parti- 
cipé, ne  soient  pas  livrés  sans  défense  aux  attaques  de  ceux  qui 
ont  suivi  des  voies  divergentes  ou  opposées.  J'ai  été  invité  par 
plusieurs  d'entre  eux  à  écrire  ces  Mémoires.  Maintenant  qu'il  me 
reste  quelques  loisirs  après  avoir  heureusement  rempli  mes  derniers 
devoirs  de  père  de  famille  par  rétablissement  de  mes  enfants,  je 
Tais  rechercher,  parmi  les  documents  que  j'ai  conservés,  ceux  qui 
pourront  m'aider  à  rassembler  mes  souvenirs.  Je  commence  donc 
cette  œuvre  de  longue  haleine,  ne  sachant  trop  si  à  mon  âge  je  puis 
avoir  l'espérance  de  la  terminer.  » 


Ma  famille  est  originaire  du  Lauraguais,  qui  faisait  partie  de  la 
province  du  Languedoc.  Dès  le  douzième  siècle,  Arnaud  de  Villèle 
possédait  des  terres  et  fiefs  en  Lauraguais. 

Jean  de  Villèle  acquit  la  terre  de  Morvilles,  dans  le  comté  de 
Caraman,  le  13  août  1390.  Depuis  cette  époque,  elle  n'a  cessé 
d'être  possédée  par  ma  famille  et  d'en  être  la  demeure  constante 
et  le  principal  patrimoine;  les  actes  de  tout  genre  qui  sont  en  ma 
possession  le  prouvent  incontestablement.  Après  avoir  été  partagée 
entre  plusieurs  branches  collatérales,  cette  terre  s'est  trouvée 


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MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLS  73 

réunie  en  totalité  entre  les  mains  de  mon  père,  comme  elle  Test 
aofoard'hui  dans  les  miennes. 

Je  suis  né  le  14  avril  1773  à  Toulouse,  rue  Sainte- Glaire,  maison 
BrassaUlëre,  maintenant  rue  de  la  Fonderie,  n"*  26.  Le  mariage  de 
mes  parents  n'avait  précédé  que  de  quatorze  mois  ma  naissance; 
mon  père,  Louis-François-Joseph  de  Villële,  était  âgé  de  vingt-trois 
ans,  et  ma  mère,  Anne-Louise  de  Blanc  de  la  Guizardie,  dont  la 
famille  était  originaire  du  Rouergue,  avait  à  peine  atteint  sa  vingt- 
deuxième  année. 

Mes  premières  études  se  firent  diez  mes  parents  avec  un  pré< 
cepteur  ecclésiastique.  Je  suivis  ensuite  comme  externe  les  cours 
de  sixième  et  de  cinquième  au  collège  royal,  et  je  finis  par  y  entrer 
comme  pensionnaire,  ayant  obtenu  une  des  bourses  fondées  en 
favenr  des  élèves  qui  les  gagneraient  au  concours. 

Je  quittai  le  collège  de  Toulouse  en  mars  1788.  Mon  père  désirait 
vivement  que  je  suivisse  la  carrière  de  la  marine  militaire,  où  l'on 
ne  pouvaùt  entrer  après  Tâge  de  quatorze  ans;  il  me  conduisit  à 
VÉcole  de  marine  d' Alais,  et  le  15  mai  je  fus  examiné  par  le  célèbre 
M.  Monge.  Le  nombre  des  candidats  était  disproportionné  à  celui 
des  places  à  donner,  et  il  fut  recommandé  à  l'examinateur  d'être 
très  sévère;  on  n'exigeait  alors  que  l'arithmétique,  la  géométrie  et 
la  statique.  M.  Monge  ne  manquait  jamais  de  demander  la  démons- 
tration du  carré  de  l'hypoténuse;  je  la  lui  fis  de  trois  ou  quatre 
manières  différentes. 

Le  principal  de  l'École  d' Alais  écrivit  le  lendemain  à  mon  père 
«  qu'il  regardait  mon  admission  comme  assurée,  que  M.  Monge  avait 
été  très  satisfait  de  mon  instruction  et  encore  plus  de  mon  intelli- 
gence, que  si  je  fusse  arrivé  plus  tôt  à  Alais,  j'aurais  certainement 
eu  les  succès  les  plus  brillants,  et  que  je  n'avais  besoin  pour  être 
admis  ni  de  protection  ni  de  faveur  » . 

Le  jeune  homme  fut  alors  dirigé  sur  TÉcole  de  Brest,  où  son  intelli- 
gence et  son  application  lui  gagnèrent  promptement  les  sympathies  de 
ses  supérieurs. 

L'hiver  que  je  passai  ainsi  sous  un  climat  si  différent  de  celui 
de  notre  Midi,  était  précisément  l'hiver  de  1788  à  1789,  si  connu 
par  son  excessive  rigueur;  j'en  fus  incommodé  au  point  d'être 
obligé  de  passer  un  mois  à  l'hôpital  militaire. 

Je  passai  le  5  mars  1789  un  examen  que  me  fit  encore  subir 
M.  Monge;  cet  examen  roula  sur  les  deux  trigonométries  et  les  deux 
premières  sections  de  la  navigation  ;  il  ne  me  manqua  plus  pour 
passer  à  la  seconde  classe  que  le  temps  d'embarquement  exigé  par 
rordonnance. 


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74  MÉMOIRES  DU  GOMTB  DE  YILLÈLK 

Bîentôi  reçu  élève  de  seconde  classe  et  embarqué  sur  U  fr^ate 
YEngageaniey  que  commandait  M.  de  Lajaille,  il  partit  pour  Saint*- 
DoHiiogue  où  le  bàliment  oondiûsait  un  nouveau  gouverneur. 

Noua  étions  partis  de  France  quatre  jours  après  la  prise  de  la 
Bastille,  ce  premier  succès  de  la  violence  contre  le  droit,  des  pasr- 
dions  aveugles  contre  la  saine  raison,  des  vaines  théories  contre  la 
sagesse  de  Texpérience,  et  de  Torgeuil  du  moment  contre  la  maturité 
du  temps.  Quand  nous  arrivâmes  à  Saint-Domingue,  cette  belle 
colonie  touchait  à  Tapegée  de  la  prospérité  matérielle,  mais  était 
en  proie  à  une  vague  inquiétude,  peut-être  inséparable  d'un  si  haut 
degré  de  bien-être.  Comme  dans  la  métropole,  le  dégoût  et  la 
déprédation  des  jouissances  réelles  se  joîgmûent  à  un  besoin  fantas* 
tique  de  changement  fomenté  dès  longtemps  par  1^  philosophes 
et  les  écrivains  du  sîëde  qui  touchait,  à  son  terme. 

Rien  au  monde  n'était  comparable  au  spectacle  qu'offrait  alors  à 
Saint-Domingue  le  développement  de  la  culture  et  du  commerce, 
fruit  d'une  bonne  administration.  La  fécondité  du  sol  était  inépui* 
sable,  son  étendue  était  immense,  comparée  à  la  consommation 
possible  des  précieux  produits  de  son  exploitation.  Moins  de  la 
moitié  de  la.  colonie  était  cultivée,  et  non  seulement  elle  suffisait  à 
l'approvisionnement  de  la  France  en  sucre,  café,  coton,  indigo,  et 
au  débouché  des  vins,  farines  et  objets  manufacturés  de  la  métro- 
pole, mais  encore  elle  fournissait  à  celle-ci  des  nooyens  d'échangar 
avec  les  populations  du  oentre  de  r£an)pe« 

Observateur  réflédii  et  attentif  à  s'instruire,  le  jeune  of&oier  cherche 
à  se  rendre  compte  du  mécanisme  administratif  et  commercial  de  la 
colonie  :  «  Mais,.dit41,  n'étant  âgé  que  de  seize  ans,  comment  auraïsrje 
porté  de  sérieuses  investigations  sur.  un  pareil  sujet?  n  11  ajoute  : 

Tel  était  le  spectacle  qu'offrait  alors  cette  île  naguère  presque 
déserte;  le  Français,  malgré  sa  légèreté  naturelle,  et  peut-être 
même  à  cause  d'elle,  et  par  elle,  s'y  montrait  éminemment  propre 
i  la  colonisation;  et,  bien  qu'on  lui  ait  souvent  contesté  cette  qualité, 
Vhiâtoire  de  Saint-Domingue  ne  restera  pas.  moins  à  jamais  une 
preuve  évidente  de  la  fausseté  d'une  pareille  opinion* 

En  novembre  1790,  Ylllèle  quitta  Saint-Domingue,  où  les  événe- 
ments révolutionnaires  de  France  allaient  avoir  un  eontre-eonp  si 
ikoeste,  et  le  dernier  j.our  de  décembre  il  débarquait,  à  Brest,  où  Teffoiv 
veicence  des  esprits  foisaii  à.  l'équipage  de  la  frégate  le  plus  mauvais 
accueil. 


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fiÙIQlBlES  DU  OOHTE  DE  Y1LLÊ££  75 

3*ècrivaiB  le  lendemain  à  ma  famille  :  «  Les  officiers  de  terre  et^ 
de  mer  sont  obligés  de  s'habiller  en  bourgeois,  leur  uniforme  les 
eipossint  à  de  continuelles  insultes  de  la  part  de  la  population.  » 

Je  fus  narré  de  cette  disposition  des  esprits  et  pénétré  en  même 
temps  du  danger  dont  serait  pour  mes  parents  et  pour  moi-même 
un  6ë}Oor  msif  soit  auprès  d'eux,  soit  même  dans  un  port  en  France. 
Je /leur  demandai  donc,  bien  qu'au  lendemain  d'une  campagne  de 
diz^liuit  mois,  la  permission  de  me  rembarquer  immédiatement  avec 
M.  de  Saint-Félix,  mon  compatriote,  ami  et  aliié  de  ma  f&mille. 
M.  de  SaintnFélix  commandait,  dans  l'escadre  qui  était  sur  la  rade 
de  Brest,  le  Taisseau  le  Tourville^  et  il  aTsût  reçu  du  ministre  de 
la  manne  la  promesse  d'être  bientôt  appelé  à  diriger  en  chef  la 
division  iw?ate  cpii  devait  aller  stationner  dans  les  mers  de  l'Inde. 
L'aolofsation  que  je  demandais  ne  tarda  pas  à  m^anriver;  mes 
parents  s'estimaient  trop  heureux,  dans  des  cireomtanees'si  mena- 
çantes, de  me  voir  aller  moi  même  au-devant  d^un  parti  aussi  m- 
sonnable.  Ils  savaient  que  je  n'avais  embrassé  la  carrière  de  la 
marine  que  par  pure  obéissance,  et  depuis  que  je  la  suivais  je 
n'avais  cessé  de  leur  en  peindre  l'inutilité  pour  moi.  Je  n'avais,  leur 
disais-je,  aucune  ambition  et  ^ne  faisais  aucun  cas  des  avantages, 
plus  imaginaires  que  réels  à  mes  yeux,  de  l'avancement,  des  grades 
et  des  distinctions,  récompenses  auxquelles  il  me  faudrait  sacrifier 
le  bonbeur  de  la  vie  de  famille  et  qui  me  feraient  perdre  ainsi  mes 
plus  belles  années. 

Je  n'étais  encore  âgé  que  de  seize  ans  et  quelques  mois;.m2Ûs, 
sans  avoir  assez  d'expérience  ni  de  connaissances  acquises  pour 
pouvoir  apprécier  à  l'avance  toutes  les  conséquences  des  grands 
événements  qui  se  préparaient,  j'avais  cependant. assez  de  rectitude 
dans  l'esprit  pour  être  frappé  des  avantages  du  parti  que  la  Provi- 
dence semblait  m'offrir  en  ce  moment.  C'est  en  effet  à  cette  déter- 
mination cpie  mes  parents  ont  dû  la  conservation  de  leurs  biens 
durant  la  tourmente  révolutionnaire  :  la  production  de  mon  certificat 
d'embarquement  sur  un  bâtiment  de  TÉtat  leur  a  constamment  suffi 
pour  échapper  à  la  coofiacation.  C'est  gràûe  encore  â  cette  déter- 
mination que  j'ai  pu  moi-^même  éviter  la  cruelle  alternative  de 
n'expatrier,  Gomme  presque  tcms  lesimembresdu  corps  dans  lequel 
je  servais,  ou  de  me  soumettre  à  ides  principes  et  des  foli^  que  mon 
oear  et  ma  raison  ont  toujours  également  ré^urouvés... 

La  marine  royale  comptait  alors  quatre-vingls  vaisseaux  de  haut 
bord  et  un  nombre  double  de  frégates  et  de  corvettes  ;  nos  arsenaux 
renfermaient  tous  les  objets  nécessaires  à  leur  armement,  rangés 
«vec  ordre,  étiquetés  et  entretenus  de  manière  è  pouvoir  être  portés 
i  bord  du  bâtiment  auquel  ils  appartenaient,  aussitôt  que  Ton  recc- 


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76  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLËLB 

vrait  l'ordre  de  le  mettre  en  état  de  prendre  la  mer.  Cette  belle 
armée  navale,  réunie  à  celle  que  possédait  l'Espagne,  était  égale, 
sinon  supérieure  à  celle  de  l'Angleterre... 

La  France  s'était  ainsi  relevée  des  désastres  éprouvés  sur  mer 
pendant  les  dernières  années  de  Louis  XIV,  de  l'abandon  de  nos 
intérêts  maritimes,  sacriBés  à  ceux  de  l'Angleterre  sous  la  Régence, 
et  de  la  perte  d'une  partie  de  nos  colonies  sous  le  règne  de  Louis  XV. 

De  même  qu'il  m'a  été  donné  de  voir  la  prospérité  et  la  chute 
de  Saint-Domingue,  de  même  ma  destinée  m'a  fait  assister  aux 
derniers  moments  de  notre  grandeur  maritime,  et  m'a  également 
rendu  témoin  des  premiers  coups  portés  à  ce  précieux  assemblage 
de  force  et  de  richesse,  que  des  passions  aveugles  ont  si  prompte- 
ment  anéanti.  Il  faut  avoir  vu  ces  passions  à  l'œuvre  pour  croire 
qu'une  nation  puisse  se  précipiter  elle-même  d'un  si  haut  degré  de 
splendeur,  et  persévérer  ensuite  dans  des  voies  si  évidemment 
contraires  à  tous  ses  intérêts  matériels  et  moraux  I 


II 

Nous  appareillâmes  de  la  rade  de  Brest  le  26  avril  1791  et  moml- 
lâmes  à  l'Ile  de  France  le  31  juillet.  Ces  trois  mois  passés  ainsi  entre 
le  ciel  et  F  eau,  sans  relations  avec  la  terre  que  menaçaient  des 
bouleversements  inouïs,  me  semblèrent  un  temps  de  calme  et  de 
repos  bien  nécessaire  à  mon  cœur  flétri  par  de  si  tristes  et  de  si 
pénibles  spectacles... 

Deux  jours  après  notre  arrivée,  il  nous  fallut  assister  avec  toutes 
les  autorités  à  un  service  solennel  pour  Mirabeau.  Je  rapporte  ces 
détails  insignifiants  en  eux-mêmes,  que  je  trouve  consignés  dans 
ma  correspondance  avec  ma  famille,  parce  qu'ils  servent  à  reporter 
le  lecteur  au  milieu  de  l'atmosphère  de  cette  époque.  Trois  semaines 
après,  arriva  dans  la  colonie  la  nouvelle  de  la  fuite  du  malheureux 
Louis  XVI  et  de  son  arrestation  à  Varennes. 

Bientôt,  là  comme  à  Saint-Domingue,  se  fait  sentir  le  contre-coup 
des  événements  révolutionnaires.  L'esprit  d'insubordination  et  de 
révolte  éclate  non  seulement  dans  la  colonie,  mais  parmi  les  équipages 
eux-mêmes  qui  refusent  d'obéir  à  leurs  officiers;  et  les  Anglais  profitent 
de  ces  désordres  pour  humilier  notre  pavillon  et  pour  détacher  de  nous 
les  colonies  qu'ils  convoitaient. 

Il  semble,  dit  M.  de  Villèle,  que  la  Providence,  en  vue  du 
poste  élevé  auquel  je  devais  être  un  jour  appelé  dans  ma  patrie, 
se  soit  plu  à  me  rendre  témoin,  dans  les  diverses  parties  du  globe, 


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MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILliLE  77 

de  Vempressement  de  nos  éternels  rivaux,  les  Anglais,  à  faire 
tonmer  au  profit  de  leur  puissance  l'état  de  désorganisation,  de 
démence  et  de  faiblesse  où  nous  avait  jetés  la  révolution. 

Passé  de  l'île  de  France  à  l'Ile  Bourbon  avec  son  amiral  et  ami^ 
U.  de  Saint-Félix,  le  jeune  officier  y  trouva  les  mômes  ferments  révo- 
lutionnaires, qui  ne  tardèrent  pas  à  amener  les  plus  dramatiques  péri- 
péties et  à  mettre  en  danger  la  vie  même  de  ceux  qui  étaient  traités 
d'aristocrates  par  une  population  en  délire. 

Les  dernières  nouvelles  que  j'avais  reçues  de  ma  famille  remon- 
taient à  près  de  quatre  ans;  elles  étaient  du  h  décembre  1793.  Les 
lettres  de  mon  père  étaient  datées  de  la  prison  de  la  Visitation  à 
Toulouse,  oix  il  était  détenu  comme  suspect;  ma  mère  m'écrivait 
également  de  Toulouse,  où  elle  était  venue  s'établir  pour  prodiguer 
à  mon  père  les  soins  que  réclamait  sa  situation  et  pour  se  soustraire 
elle-même  aux  dangers  qu'elle  eût  courus  à  la  campagne.  Ces  tristes 
nouvelles  et  le  silence  de  trois  ans  qui  les  avait  suivies,  étaient  de 
nature  à  m'inspirer  les  plus  vives  inquiétudes  sur  le  sort  de  mes 
parents  et  à  me  faire  considérer  comme  un  danger  de  plus  pour 
eux  la  tentative  que  je  pourrais  faire  d'aller  les  rejoindre.  Quant  à 
leur  fortune,  il  n'était  guère  possible  d'y  compter,  un  hasard  seul 
pouvait  la  leur  avoir  conservée. 

Si  la  position  des  lies  de  France  et  de  Bourbon  était  compromet- 
tante pour  les  fortunes  acquises,  d'un  autre  côté,  les  ventes  à  vil 
prix  des  habitations  de  ceux  qui  retournaient  en  France  offraient 
aux  acquéreurs  une  occasion  presque  certaine  de  s'enrichir.  Ou 
pouvait  ainsi,  en  liant  intimement  son  sort  à  celui  des  colonies, 
acheter  des  propriétés  à  des  conditions  assez  avantageuses  et  avec 
des  termes  de  paiement  assez  éloignés  pour  avoir  l'espoir,  par  un 
travail  intelligent,  d'en  solder  le  capital  avec  les  revenus. 

Une  proposition  de  ce  genre  lui  fut  faite,  et,  avec  l'approbation  de 
M.  de  Saint-Félix,  il  Taccepta.  La  combinaison  devait,  au  bout  de  six 
ans^  le  rendre  propriétaire  d'une  habitation  lui  rapportant  un  revenu 
net  de  10  à  12  000  francs. 

L'exploitation,  dirigée  avec  intelligence,  produisit  de  tels  résultats, 
qu'avec  l'excédant  des  recettes  l'actif  propriétaire  put  ajouter  de  nou- 
velles plantations  de  cafés  et  de  girofliers. 

Cependant,  les  navires  montés  par  de  hardis  aventuriers  que  les 
ports  de  France  expédiaient  pour  nos  lies  et  qui,  par  leur  marche 
supérieure,  échappsdent  aux  croiseurs  anglais,  m'apportadent  de  loin 
en  loin  des  nouvelles  moins  arriérées  de  ma  famille  etj  me  four- 


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7g  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  HLIÈLE 

nissaient  quelques  occasioDS  de  lui  écrire.  Je  savais  mou  père 
délivré  de  sa  longue  déteotiou  et  toute  ma  famille  établie  à  Moi** 
villes,  où  elle  pouvait  désormais  vivre  eu  paix  et  avec  quelque 
aisance.  Mes  parents  ne  réclamaient  pas  encore  mon  retour  auprès 
d'eux,  mais  ils  le  regardaient  dans  l'avenir  comme  tin  port  de  salut 
et  une  consolation  pour  tous,  après  une  si  longue  et  si  terrible 
tourmente,  lis  se  flattaient  déjà  de  l'espoir  que  la  position  dans 
laquelle  ils  me  savaient  me  permettiait  de  revenir  en  France  avec 
quelque  fortune  lors  de  la  paix  générale;  ils  songeaient  à  employer 
les  fonds  que  j'aurais  pu  acquérir  à  constituer  la  dot  de  mes  sœurs, 
ce  qui  leur  permettrait  de  me  substituer  à  leurs  droits  sur  la  terre 
de  Morvilles,  qu'ils  désiraient  ardemment  conserver  dans  la  famille. 

Sous  l'empire  de  ces  idées,  le  jeune  colon  se  livra  avec  plus  d'ardeur 
que  jamais  à  une  vie  laborieuse  dont  les  fatigues  ne  tardèrent  pas  à 
dlércr  sa  santé,  et  après  la  récolle  de  1798,  il  éprouva  des  troubles 
d'estomac  et  des  oppressions  nerveuses  qui  exigèrent  la  sérieuse 
intervention  du  médecin.  Celui-ci  ordonna  un  temps  de  repos  absolu, 
et  pour  chasser  de  son  esprit  les  tendances  mélancoliques  auxquelles 
il  était  enclin  par  ses  souflPrances,  il  lui  conseilla  d'aller  passer  un  mois 
au  sein  d'une  famille  considérable  de  l'île,  qui  désirait  vivement  le  con- 
naître et  qui  lui  faisMt  offrir  gracieusement  l'hospitalité,  la  famille 
Desbassayns,  dont  Thabitation  était  une  résidence  délicieuse.  Après 
quelques  hésitations,  il  accepta. 

Je  n'eus  qu'à  m'en  féliciter;  il  était  impossible  de  trouver  dans  la 
colonie  uue  famille  plus  recommandable  sous  tous  les  rapports  :  bon 
ton,  bonne  tenue,  capacité  remarquable  chez  les  chefs  de  la  famille, 
union  touchante  parmi  les  enfants,  opulence  solidement  assise  et 
sagement  maintenue,  attentions  délicates  dans  une  hospitalité 
naturelle  et  facile.  Mon  estomac  se  remit,  mes  oppressions  se  dis- 
sipèrent, mon  cœur  se  dilata;  le  bien-être  et  la  satisfaction  la  plus 
douce  remplacèrent  chez  moi  la  mélancolie.  Quand  nous  repartîmes, 
ma  guérison  était  complète. 

Mais  parmi  les  membres  de  la  patriarcale  famille  où  il  venait  de  faire 
un  si  heureux  séjour,  une  jeune  personne,  douée  des  qualités  les  plus 
rares,  M"«  Desbassayns,  avait  particulièrement  attiré  son  attention,  et, 
de  son  côté,  il  avait  su,  sans  effort,  gagner  sa  sympathie.  Elevée  en 
France,  elle  lî'avait  aucune  répugnance  à  y  retourner  ultérieurement 
et  à  s'y  fixer  dans  la  famille  de  l'homme  qu'elle  aurait  choisi.  M.  de  Yil- 
lèle  Tépousa  le  13  avril  1799,  jour  où  il  accomplissait  sa  vingt-sixième 
année. 


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MtÊtXm  W  GOHTB  DB  YtLLÈLË  79 

Par  SDÎte  de  mon  entrée  dans  la  famille  la  phis  considérable  de 
rUe,  je  fus  noaimô  dépoté  à  l'Assemblée  coloniale  qui  gouvernait 
eo  réalhé  le  pays.  Cette  position  m'a.  fait  prendre,  en  effet,  durant 
phsiears  années,  une  large  part  dans  Tadministration  de  la  colonie; 
die  m'a  fait  acquérir  la  connaissance  et  l'habitude  des  affaires 
pobliqoes  dans  un  gouvernement  d'assemWées  délibérantes;  elle  a 
développé  en  moi  des  facultés  dont  j'ai  été  par  la  suite  appelé  à 
faà^  usage  sur  un  bien  autre  théâtre,  dans  la  position  la  plus 
éièvée  et  par  suite  ta  pins  périlleuse... 

Bien  qfu'à  mon  début  dans  la  carrière  oratoire,  je  pris  une  large 
|»rt  aux  débats  coloniaux,  et  je  ne  puis  me  rappeler  sans  quelque 
ergneil  les  éloges  flatteurs  que  le  respectable  M.  de  Malartic  crut 
devoir  m'adresser  après  la  première  séance.  Il  y  joignit  un  compli- 
ment qui  me  fut  moins  agréable  :  Languedocien  comme  moi,  il  me 
reconnut  pour  un  compatrkKe  à  mon  accent,  et  j'en  fus  quelque  peu 
désappointé,  m' étant  figuré  que  dix  années  d'absence  avaient  dû 
effacer  dans  ma  prononciation  tont  ce  qui  sentait  le  pays  natal. 

Vers  la  fin  de  janvier  1802,  un  aviso  apportai  File  Bourbon  la  nou- 
velle inattendue  de  la  signature  des  préliminaires  de  la  paix  d'Amiens, 
avec  des  décisions  du  gouvernement  consulaire  relatives  à  Témancipa- 
tion  des  esclaves.  M.  deYillèle  se  trouvait  alors  président  de  l'Assemblée 
coloniale. 

Nous  rédigeâmes  une  adresse  à  Bonaparte  lui-même,  que  je  signai 
comme  président.  Après  avoir  exposé  tous  les  motifs  qui  nous 
faisaient  juger  l'émancipation  subite  et  simultanée  de  nos  esclaves 
incompatible  avec  la  sûreté  de  nos  propres  vies,  nous  terminâmes 
l'adresse  en  déclarant  que,  si  le  Premier  consul  persistait  dans  la 
fatale  disposition  que  son  ministre  nous  annonçait,  nous  nous  ense- 
velirions sous  les  ruines  de  la  colonie  pour  repousser  ses  soldats, 
plutôt  que  de  mourir  en  lâches  sous  les  coups  de  nos  esclaves 
comme  les  colons  de  Saint-Domingue.  On  nous  rapporta  que, 
quand  l'adresse  avait  été  présentée  à  Bonaparte,  il  l'avait  déchirée 
et  mise  en  pièces  avec  colère. 

Peu  après,  M.  de  ViDèle  écrit  à  son  père  : 

Figurez- voos  votre  fils  introduit  par  son  mariage  dans  la  pre- 
mière classe  dea  habitants  du  pays  et  presque  aussitôt  choisi  par 
eux  pour  être  le  défenseur  de  leurs  principes  et  de  leurs  intérêts 
conservateurs,  sous  une  forme  de  gouvernement  aussi  contraire  à 
ce  bot  que  le  sont  les  institutions  purement  démocratiques.  Repré- 
sentez-vous-le  doué  ou  afiligé  d'un  cœur  de  feu,  d'une  imagination 


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90  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLËLB 

féconde,  d'un  esprit  prompt  à  saisir  et  à  juger,  d'une  assez  grande 
facilité  à  exprimer  fortement  ses  pensées  en  public,  accompagnant 
ce  qu'il  dit  d'un  accent  de  probité  et  de  conviction  intime  qui 
persuade  et  qui  lui  tient  lieu  d'éloquence,  et  vous  ne  serez  pas 
étonné  qu'il  ait  été  porté,  entraîné  comme  malgré  lui,  à  jouer  un 
des  principaux  rôles  dans  les  tristes  scènes  politiques  qui  se  sont 
succédé  dans  ce  pays. 

«...  Nous  avons  eu  le  bonheur  de  sauver  la  colonie  et  de  la  con- 
server à  la  France;  mais  combien  il  m'en  a  coûté  de  sacrifices!  et 
malgré  ces  heureux  résultats,  que  la  paix  vient  enfin  de  consolider, 
il  m'est  resté  le  plus  profond  dégoût  pour  ce  fatras  politique  et 
une  antipathie  prononcée  pour  les  aflaires  publiques.  Une  des  pre- 
mières leçons  que  je  donnerai  à  mes  enfants,  c'est  de  s'en  mêler 
le  moins  qu'ils  le  pouiTont;  elles  fournissent  rarement  l'occasion  de 
faire  le  bien  et,  avec  les  meilleures  intentions  du  monde,  elles  vous 
entraînent  souvent,  même  à  votre  insu,  à  faire  le  mal  ;  elles  con- 
viennent aux  esprits  inquiets,  remuants,  ambitieux  et  aux  cœurs 
dura  et  impitoyables;  elles  doivent  être  antipathiques  à  Fhomme 
honnête,  paisible  et  dont  le  cœur  est  sensible  et  bon.  » 


m 

Peu  de  mois  après  mon  mariage,  quelle  n'avait  pas  été  ma  sur* 
prise  de  voir  arriver  à  Bourbon  mon  frère,  que  mes  parents  m'avaient 
envoyé  de  Bordeaux  pour  le  soustraire  à  la  conscription  et  aux  dan- 
gers du  désœuvrement  dans  des  temps  si  difiiciles!  Il  s'est  établi 
dans  la  colonie  où  il  a  épousé  la  plus  jeune  des  sœurs  de  ma  femme. 
Vers  la  fin  de  cette  année  1799,  M.  Desbassayns  fut  frappé  d'une 
attaque  d'apoplexie;  il  vécut  une  année  entière  sans  recouvrer 
ses  facultés,  et  ce  ne  fut  que  le  15  octobre  1800  que  cet  excellent 
père  fut  enlevé  à  sa  famille. 

Le  30  août  1800,  ma  femme  donna  le  jour  à  un  fils,  le  seul  que 
nous  ayons  conservé;  il  reçut,  sur  les  fonts  baptismaux,  les  noms  de 
Louis-Henri.  Des  trois  filles  que  la  Providence  nous  a  données, 
l'aînée  naquit  le  6  juillet  1804,  c'est  notre  fille  Louise,  aujourd'hui 
M"''  la  comtesse  de  Neuville;  les  deux  plus  jeunes,  Henriette  et 
Sophie,  ne  sont  nées  que  depuis  notre  retour  en  France.  La  pre- 
mière a  épousé  M.  de  Pons  et  la  seconde  M.  le  vicomte  Drouilhet  de 
Sigalas. 

...  Le  1*""  avril  1805,  j'écrivais  à  mes  parents  : 

t(  Nous  venons  de  recevoir  par  la  Bellone  tous  les  Moniteurs  de 
1804.  J'en  ai  lu  tout  ce  que  j'ai  pu  en  lire,  car  il  y  a  tant  de  choses 


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MÈHOmES  DO  COMTE  DE  VILLÈLE  81 

dégoûtantes  par  leur  platitude,  qu'on  esl  forcé  de  les  passer.  Malgré 
ces  fréquentes  omissions,  cette  lecture  m'a  laissé  un  fonds  de 
tristesse  que  je  ne  puis  surmonter;  je  ne  puis  chasser  l'opinion  qui 
m'en  est  restée  que  ni  la  révolution  ni  la  guerre  ne  sont  près  de 
finir;  et  comme  pour  vous,  pour  nous,  pour  nos  enfants  qui  crois- 
sent en  âge  et  dont  l'éducation  ne  peut  se  faire  ici,  pour  notre 
fortune  qui  souffre  de  toutes  ces  incertitudes,  notre  retour  en 
France  devient  de  plus  en  plus  nécessaire;  je  vais  dès  cet  instant, 
in'occuper  sérieusement  d'aller  vous  rejoindre,  sans  attendre  la 
cessation  de  la  guerre.  » 

Ce  ne  fut  que  dans  les  premiers  jours  de  février  1807  que  nous 
fimes  retenir  notre  passage  sur  un  bâtiment  américain  allant  à 
New- York,  et  le  14  mars  nous  nous  embarquâmes.  Avec  des  regrets 
et  des  déchirements  de  cœur  infinis,  dont  le  souvenir  me  sera 
toujours  présent  et  qui  m'ont  causé  le  chagrin  le  plus  long  et  le 
plus  profond  que  j'aie  jamais  ressenti,  nous  quittâmes  tout  ce 
ce  que  nous  connaissions  et  aimions  depuis  un  si  grand  nombre 
d'années. 

Nous  perdîmes  bientôt  de  vue  pour  la  dernière  fois  cette  lie 
fortunée,  où  j'avais  été  si  bien  accueilli,  où  j'avais  passé  les  plus 
belles  années  de  ma  vie,  joué  un  rôle  honorable,  trouvé  une  famille 
et  des  amis  incomparables,  que  je  quittais  avec  l'incertitude  de  les 
revoir  jamais. 

Le  14  juin  nous  débarquâmes  à  New- York.  Le  repos  que  récla- 
mait la  santé  de  ma  feoune  et  de  mes  enfants  après  un  si  long 
voyage,  nous  retint  dans  cette  ville  pendant  un  mois  environ.  Je 
profitai  de  ce  séjour,  à  l'exemple  de  tous  les  Français  qui  passaient 
par  New-York,  pour  aller  présenter  mes  hommages  au  général 
Moreau.  Cet  homme  célèbre  avait  une  expression  de  physionomie 
qui  annonçait  une  grande  douceur  de  caractère  et  une  haute  capa- 
dté;  ses  manières  étaient  pleines  de  noblesse  et  de  dignité;  il 
s'exprimait  sur  toutes  choses  avec  facilité  et  modération.  Quand  il 
sut  que  j'avais  quitté  la  France  depuis  dix-neuf  ans,  il  me  dit  : 
«  Ahl  monsieur,  que  vous  la  trouverez  changée!  »  Il  jouissait  dans 
la  ville  de  New- York  d'une  considération  universelle,  et  quand  il 
passait  dans  les  rues,  tout  le  monde  s'arrêtait  pour  le  voir  et  lui 
faire  honneur,  témoignage  d'estime  et  de  déférence  dont  est  fort 
avare  ce  peuple  républicain. 

EnGn  M.  de  Villële  partit  pour  la  France  avec  sa  famille  et  le  22  août 
1807  û  débarquait  à  Bordeaux. 

î<ous  montâmes  dans  la  diligence  de  Toulouse,  et  le  31  août  au 
soir  j'étais  dans  les  bras  de  mes  parents  et  au  milieu  de  ma  famille 

10  OCTOBRE  1887.  C 


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«2  liMOlRËS  DU  COïïn  DB  VILLÈLK 

réunie  pour  nous  recevoir.  Je  ne  chercherai  pas  à  rendre  tous  les 
sentiments  divers  que  me  fit  éprouver  cet  beureuic  retour  après  dix- 
neuf  années  d'absence.  L'aînée  de  nés  sœurs  n*avaii  point  quitté 
mes  parents;  mes  sœurs  Méianie  et  Emilie  avec  leurs  maris, 
MM.  d'Encausse  et  de  Beauregard,  étaient  venues  partager  notre 
joie.  Pour  nous  soustraire  à  Tempressement  de  tous  nos  amis,  nous 
partîmes  dès  le  lendemain  pour  Morviiles,  afin  de  jouir  plus  libre- 
ment à  la  campagne  du  bonhear  de  cette  réunion  de  famille. 

Mes  parents  m'avaient  depuis  longtemps  fait  connaître  leur  inten- 
tion de  me  céder  la  terre  de  Morvilles  à  mon  retour  en  France.  Par 
suite  de  la  révolution,  du  long  emprisonrament  de  mon  père,  des 
séquestres  et  du  pillage  de  Morvilles  par  l'armée  révolutionnaire  en 
1798,  le  bien  était  grevé  de  plusiiears  rentes;  des  légitimes  étaient 
en  outre  dues  à  mes  tantes,  et  les  dots  de  mes  sœurs  n'étaient  pas 
encore  payées;  je  ne  devais  devenir  propriétaire  qu'à  la  condition 
d'acquitter  ces  différentes  charges.  Pour  régler  toutes  ces  afiaires, 
je  me  rendis  avec  mon  père  à  Préscrville  chez  M.  Pons  de  Vier, 
homme  de  loi  capable  et  expérimenté,  conseil  ordinaire  de  ma 
famille  dans  les  questions  importantes.  Après  une  longue  confé- 
rence, au  moment  où  nous  nous  disposions  à  sortir,  M.  Pons  de 
Vier  tira  mon  père  à  l'écart  et  lui  dit  :  ce  Monsieur  de  Yillèle,  vous 
n'aurez  plus  besoin  de  moi  pour  vos  afiaires,  vous  avez  là  un  fils 
pour  qui  il  est  inutile  de  les  étudier,  il  les  devine.  »  On  m'a  tenu 
souvent  des  propos  semblables  pendant  ma  carrière  ministérielle, 
et  je  les  aurais  volontiers  pris  pour  des  flatteries  à  l'adresse  de  mon 
habit,  si  je  ne  m'étais  rappelé  le  mot  de  M.  Pons  de  Vier... 

Dans  le  courant  de  l'année  1812,  j'appris  qu'un  membre  de  la 
famille  Montmorency  était  venu  dans  notre  pays  et  y  avait  orga- 
nisé une  sorte  d'association  secrète,  dont  les  membres  se  vouaient 
à  la  pratique  des  bonnes  œuvres  et  à  la  propagation  des  principes 
religieux  et  monarchiques;  il  se  disait  autorisé  par  Louis  XVIII  et 
par  le  pape,  alors  prisonnier  à  Savone.  J'ai  toujours  pensé,  sans  en 
avoir  toutefois  la  certitude,  que  cette  association  avait  pris  nais- 
sance dans  les  prisons  de  Bonaparte,  et  que  MM.  de  Polignac,  de 
Rivière  et  Mathieu  de  Montmorency  en  avaient  été  les  promoteurs 
et  les  directeurs  sous  l'inspiration  des  cardinaux,  dont  les  uns 
étaient  retenus  en  captivité,  les  autres  en  exil  dans  diverses  villes 
du  royaume.  Ainsi  les  précautions  prises  par  le  gouvernement 
impérial  pour  sa  sûreté  auraient  servi  à  préparer  une  des  causes  les 
plus  efiicaces  à  mes  yeux  de  son  renversement  définitif;  ce  fut  en 
efiet  dans  ces  affiliations  ignorées  que  les  partisans  du  souverain 
pontife  et  du  roi  légitime  puisèrent  leurs  forces  et  leur  unité  d'ac- 
tion. MM.  Mathieu  de  Montmorency  et  Jules  de  Polignac  m'ont 


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MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLE  83 

raconté  la  part  que  les  membres  de  l'association  prirent  en  4812 
dans  la  tentative  de  Laborie  et  du  général  Malet;  ils  m'ont  assuré 
qu'en  cette  occasion  les  royalistes  et  les  républicains  s'étaient 
entendus  pour  combiner  leurs  efforts  jusqu'à  la  convocation  des 
assemblées  primaires,  qui«  une  fois  Eonaparte  renversé,  devaient 
prononcer  souverainement  entre  le  rétablissement  de  la  République 
et  la  restauration  de  Louis  XVIII.  C'est  à  Faction  de  cette  associa- 
tion que  Ton  doit  attribuer  les  démonstrations  royalistes  de  Bor- 
deaox,  Toulouse,  Troyes,  Nancy  et  Paris  en  1814,  lors  de  l'occu- 
pation de  ces  villes  par  le^  alliés,  bien  éloignés  jusque-là  de  la 
pensée  de  rétablir  les  Bourbons.  C'est  par  elle  encore  que  l'on  peut 
expliquer  l'ensemble  remarquable  qui  exista  sous  la  Restauration 
dans  la  marche  du  parti  royaliste,  aussi  longtemps  qu'il  fut  dans 
l'oppositioD,  enfin  les  divisions  qui  éclatèrent  pendant  mon  minis- 
tère et  qui  préparèient  la  catastrophe  finale  de  celui  de  M*  de 
Polignac. 

Telle  fut,  à  mon  avis,  la  seule  organisation  qui  existât  réellement 
dans  le  sein  du  parti  royaliste;  mais,  quant  à  ce  qu'on  a  appelé 
l'infloence  de  la  congrégation,  du  parti  prêtre  et  des  Jésuites  sur  la 
marche  du  gouvernement,  je  suis  convaincu  que  ce  sont  autant 
d'mventions  des  ennemis  de  la  légitimité  pour  nuire  au  pouvoir 
qu'ils  voulaient  renverser.  Ni  l'un  ni  Tautre  de  nos  deux  rois  n'ont 
jamais  fourni  le  moindre  prétexte  à  ces  bruits  ridicules,  et,  loin 
d'avoir  de  la  propension  pour  les  Jésuites,  leur  entourage  avait 
plutôt  hérité  des  préventions  de  la  cour  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI 
contre  cet  ordre  célèbre. 

M.  de  Villèle,  bientôt  nommé  membre  du  conseil  général,  prit  une 
part  active  aux  délibérations  de  celte  assemblée,  et,  après  les  revers  de 
1813,11  excita  les  propriétaires  de  son  entourage  à  résister,  à  son 
exemple,  aux  réquisitions  abusives  dont  ils  devenaient  Tobjet  de  la 
part  du  pouvoir  impérial. 

Depuis  que  les  dépouilles  de  l'Europe  n'alimentaient  plus  les 
armées  de  Bonaparte,  le  gouvernement  ne  cessait  de  nous  extorquer 
de  Vargent  par  les  moyens  les  plus  honteux  et  sous  les  prétextes 
les  p/us  ridicules.  Tantôt  c'était  des  cohortes  de  garde  nationale 
qu'il  fallait  équiper,  tantôt  des  cavaliers  qu'il  fallait  monter,  tantôt 
des  réquisitions  en  nature  qu'il  fallait  racheter.  Toutes  ces  impo- 
sitions diverses  étaient  exigées  en  argent,  réparties  sur  des  rôles 
supplémentaires  et  levées  avec  les  autres  contributions  par  les 
percepteurs.  Jamais  on  n'avait  ainsi  isolé  les  plus  imposés  de  la 
masse  des  contribuables  pour  les  taxer  spécialement;  jamais  surtout 


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81  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLE 

on  n'avait  affiché  Tarbîtraîre  et  la  violence  avec  autant  de  cynisme. 

L'armée  du  maréchal  Soult  ayant  été  rejetée  en  deçà  des  Pyrénées, 
vers  le  mois  d'août  1813,  les  exactions  n'eurent  plus  de  bornes. 
Des  résistances  commencèrent  bientôt  à  s'organiser  dans  les  classes 
les  plus  opprimées,  et  des  bandes  de  conscrits  réfractaires  se  réu- 
nirent sur  plusieurs  points  pour  s'opposer  de  vive  force  aux  pour- 
suites de  la  gendarmerie. 

Ce  fut  vers  cette  époque  qu'un  émigré  qui  venait  d'Angleterre, 
M.  de  Perrin,  arriva  un  soir  à  Morvilles.  Il  demandait  asile  pour  une 
nuit,  afin  d'aller  plus  loin  remplir  une  mission  du  roi  Louis  XVIIL 
Nous  n'eûmes  pas  l'indiscrétion  de  lui  demander  son  secret,  mais 
nos  principes  et  nos  sentiments  lui  inspirèrent  sans  doute  une 
entière  sécurité,  car  il  nous  fit  la  confidence  de  l'objet  de  son 
voyage.  Il  alla  même  jusqu'à  ouvrir  devant  nous  le  double  fond  de 
sa  montre,  où  était  caché  un  papier  contenant  deux  lignes  de  la 
main  du  roi  pour  lui  donner  créance.  Je  me  souviens  que  nous 
nous  enqutmes  avec  un  vif  intérêt  de  la  situation  de  la  famille 
royale,  sur  laquelle  nous  n'avions  reçu  aucun  détail  depuis  de 
longues  années  :  nous  ignorions  même  que  M""*  la  duchesse  d'An- 
goulëme  n'eût  pas  d'enfants. 

Quelques  mois  encore,  et  la  marche  rapide  des  événements  allait 
ramener  le  prince  exilé  sur  le  trône  de  ses  pères,  et  préparer  un 
nouvel  ordre  de  choses,  qui  devait  m'arracher  à  l'heureuse  obscurité 
où  j'avais  vécu  jusqu'alors. 


IV 

Le  2  février  vers  midi,  la  population  toulousaine  fut  avertie  que 
le  pape,  le  vertueux  et  vénérable  Pie  VU,  allait  traverser  la  ville, 
venant  de  Fontainebleau  et  se  dirigeant,  ou  plutôt  étant  dirigé  vers 
l'Italie.  Les  rues  voisines  de  l'hôlel  de  la  poste  aux  chevaux  furent 
bientôt  remplies  d'une  foule  immense,  mais  le  bruit  ne  tarda  pas  à 
s'y  répandre  que  l'autorité  ne  permettait  pas  à  la  voiture  de  Sa 
Sainteté  d'entrer  dans  la  ville,  que  le  maître  de  poste  venait  de 
recevoir  l'ordre  d'envoyer  ses  chevaux  relayer  à  la  porte  des  Mi- 
nimes. En  un  instant  les  rues  furent  désertes  et  la  population  cou- 
vrit les  promenades  publiques,  qu'allait  nécessairement  avoir  à 
traverser  la  voiture  de  l'illustre  prisonnier.  J'y  courus  avec  ma 
femme  qui,  comme  toutes  les  mères,  se  sentait  heureuse  de  pouvoir 
obtenir  la  bénédiction  papale  pour  ses  enfants  qu'elle  conduisait 
avec  elle.  Ce  fut  un  beau  spectacle,  même  pour  ceux  qui  compre- 
naient le  moins  tout  ce  que  renfermait  d'important  au  point  de  vue 


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MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLE  85 

rài^enX)  moral  et  politique,  la  délivrance  dont  nous  étions  témoins. 
C'était  en  effet  un  spectacle  significatif  et  touchant  à  la  fois  que 
celui  de  ces  immenses  avenues,  qui,  de  la  porte  des  Minimes  à  celle 
de  Saint-Michel,  entourent  la  moitié  de  la  ville,  couvertes  de  cin- 
quante nulle  individus,  hommes,  femmes  et  enfants  de  toutes  les 
dasses,  de  tous  les  âges;  les  infirmes  s'y  faisaient  porter;  on  y 
Toyait  les  enfants  à  la  mamelle,  que  pas  une  mère,  pas  une  nour« 
rice,  n*eût  voulu  oublier.  La  foule  se  jetait  k  genoux  du  plus  loin 
qu'elle  apercevait  la  voiture,  et  se  prosternait  avec  respect  devant 
le  Saint-Père,  dont  la  main  ne  cessait  de  la  bénir.  Malgré  les  pré- 
cautions prises  par  l'autorité  pour  laisser  ignorer  à  la  population 
ce  passage  si  rapide,  il  ne  fut  pas  sans  utilité  pour  la  ville  :  le 
temps  employé  i  relayer  et  le  peu  de  distance  du  village  où  le  pape 
passa  la  nuit,  furent  mis  à  profit  pour  solliciter  une  foule  de  dis- 
pensa nécessaires  à  des  consciences  troublées  par  les  saturnales  de 
la  Révolution  ;  peu  de  demandes  furent  rejetées,  et  cette  indulgence 
du  Souverain  Pontife,  si  opportune  dans  un  pareil  moment,  con- 
tribua à  ramener  au  bercail  un  grand  nombre  de  brebis  égarées, 
gui,  sans  elles,  eussent  peut-être  été  perdues  sans  retour.  Le  passage 
du  pape  fut  suivi,  dès  le  7  février,  de  celui  de  plusieurs  cardinaux, 
qui  furent  moins  sévèrement  traités  et  reçurent  l'autorisation  de 
s'arrêter  dans  la  ville;  on  put  les  visiter,  on  pu  connaître  l'état  de 
dénùment  dans  lequel  le  gouvernement  les  laissait;  et  une  quête  à 
domicile,  immédiatement  organisée,  pourvut  abondamment  à  tous 
leurs  besoins. 

Six  semsÂnes  après,  un  autre  événement  du  même  genre  fournit 
aux  habitants  de  Toulouse,  l'occasion  de  joindre  à  cette  manifesta- 
tion de  foi  religieuse  un  témoignage  de  leurs  sentiments  royalistes. 
Ce  fut  le  17  mars  que  s'arrètèfent  dans  la  ville  le  roi  Ferdinand  VII 
et  ses  augustes  frères,  venant  de  Valençay  et  se  rendant  en  Espagne. 
A  peine  la  population  en  fut-elle  informée,  qu'elle  envahit  l'hôtel  de 
France,  où  ils  étaient  descendus,  et  la  place  sur  laquelle  cet  hôtel 
est  situé  :  les  plus  empressés  de  la  foule  pénétrèrent  jusque  dans  les 
appartements  des  princes,  virent  à  plusieurs  reprises  ces  intéres- 
santes victimes  de  la  plus  odieuse  des  trahisons,  et  eurent  la  satis- 
faction de  pouvoir  sans  danger  laisser  échapper  de  leurs  bouches  le 
cri,  qui  depuis  si  longtemps  n'avait  pu  se  faire  entendre,  de  :  Vive 
le  Roi  !  Vivent  les  Bourbons  I 

M.  de  Yîllèle  raconte  ensuite  la  bataille  de  Toulouse,  qui  se  passa 
pour  ainsi  dire  sous  ses  yeux,  et  il  ajoute  : 

Le  mouvement  royaliste  devint  alors  général.  Les  femmes,  qui, 
depuis  plusieurs  jours,  malgré  la  présence  des  autorités  impériales, 


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86  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLS 

s'étaient  occupées  à  faire  des  cocardes  blanches,  en  apportaient  sur 
ks  pkces  publiques  des  corbeilles  pleines,  que  Ton  vidait  aussitôt 
avec  empI1e^4seInent.  Bientôt  un  drapeau  blanc  fieurdeiysé  fut  arboré 
sur  le  Capitde;  un  autre  fut  porté  à  la  tète  <le  la  garde  na;tkii!ttile, 
quâ,  suivie  du  corps  municipal,  sortit  de  la  ville  pour  se  roidre  att 
quartier  général  de  Wtllington...  En  même  teoips,  on  brisa  daos 
les  lieuK  publics  les  bustes  de  Bonaparte;  le  médaillon  placé  sur  le 
jfrontispice  du  Capitole  fut  aixaché  et  traîné  jusqu'à  la  Garonse, 
les  cocardes  blanches  devinrent  de  plus  en  plus  muiibreuses  et  le 
pavillon  blanc  flotta  sur  tous  les  édifices  publics  et  à  presque  toutes 
les  fenêtres  des  pai'ticuliers... 

jU .  de  Perria,  le  môaie  qui  était  venu  Tannée  précédente  à  Mor- 
villes  comiBe  agent  secret  du  roi,  se  rendit  auprès  du  marécàal 
SooJt  pour  remplir  une  mission  que  lui  avait  coôfiée  le  duc  d'An- 
goulême.  M.  de  Perrin  nous  raconta,  à  son  r^our,  que  le  maréchal 
en  le  voyant  lui  avait  dit  sans  autre  préambule  qu'il  l'engageait  à 
s'estimer  fort  heureux  de  a'étre  arrivé  qu'après  les  nouvelles  offi- 
cielles, car  autrement  11  se  serait  vu  dans  l'obligation  de  le  faire 
fusiller;  que  maintenant  il  était  disposé  à  remlendre.*.  Ayant  reça 
communication  du  projet  de  constitution  voté  par  le  Sénat,  ie 
nxarécbal  Soult  ajouta  :  «  le  ne  demande  pas  mieux  que  de  servir 
le  roi,  mais  un  roi  puissant  et  non  un  roi  de  cire;  dites  à  Hdmsei- 
gneur  le  duc  d'Angoulême  que  mon  armée  et  moi,  nous  sommes 
aux  ordres  de  Sa  Majesté  pour  marcher  sur  Paris  et  la  (débarrasser 
de  tous  ces  faiseurs-là,  en  les  jetant  hors  de  la  galerie  du  Luxem- 
bourg, comme  Bockaparte  a  £ait  passer  ceux  des  Conseils  par  les 
fenêtres  de  Saint-Cloud.  Jeoe  connais  que  c^  à  £tire,  car  je  ne 
suis  pas,  je  le  répète,  pour  un  roi  de  cire.  »  Là-dessus  il  le  congédia, 
et  cette  conversation  me  fut  rapportée  peu  d'heures  après,  par 
celui-là  môme  qui  venait  de  Tentendre... 

Le  10  mai,  nous  apprîmes  à  Toulouse  la  promesse  &ite  par  le 
roi  de  l'octroi  d'uoe  coostitutîon.  Fortement  préoccupé  dès  ce 
moment  des  nouvelles  vicissitudes  révolutionnaires  que  cette  direc- 
tion péiilleuse  semblait  préparer  pour  l'avenir,  je  me  retirai  à  la 
cajnpagne,  et  c'est  là  que,  pressé  par  «une  conviction  qu'il  m'était 
impossible  de  renfermer  en  moi-même  et  entraîné  par  mon  dévoue- 
nient  au  roi  et  mon  amour  pour  mon  pays,  je  rédigeai  les  Observa- 
tions sur  le  projet  de  constitution  adressées  à  MM,  les  députés  de 
la  Haute-Garonne,  par  un  habitant  de  ce  département.  Je  datai 
cet  écrit  du  20  mai  181â  et  je  le  signai  :  J.  de  Vn-LÊrJE,  membre 
du  conseil  général... 

Tel  fut  mon  premier  acte  politique  de  quelque  importance.*. 
.    Ce  ne  fut  que  ie  13  juin  que  je  reçus  à  la  campagne  la  Charte 


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MËMOiAES  DU  GOMTJS  D8  VILIÈLE  87 

constitutioDoelle,  qui  me  parut,  pour  me  servir  des  erpresâîons  que 
je  retrouve  sur  mes  tablettes,  «  plus  mauvaise  encore  que  je  ne 
Faorais  pensé,  et  bien  dangereuse  pour  son  auguste  auteur  et  pour 
mon  pays  ».  Je  me  renfermai,  dès  lors,  dans  k  plus  complet  éloi- 
gnement  des  affaires  publiques,  et  je  ne  m'occupai  plu$  que  des 
soios  de  ma  famille  et  de  mon  agriculture,  dont  m'avaient  trop 
lon^mps  distrait  les  grands*  évéoemeats  qui,  depuis  le  commen- 
c^Beat  de  Taimée,  avaient  changé  la  lace  de  la  France. 


Noos  arrivons  à  1814  et  à  la  première  Restauration.  M.  de  Yillèle 
se  montre  extrêmement  sévère  pour  la  politique  de  concession  ou 
plutôt  de  conciliation  que  suivit  alors  Louis  XVlIi,  et  pour  eeux  qui 
la  M  conseillèrent;  ses  jugements  sur  ce  point  sont  empreints  non 
seulement  d'exagération,  mais  de  réelle  in^stice.  Il  n'épargne  pas 
même  le  roi,  dont  il  reconnaît  la  haute  et  inflexible  dignité,  mais  qui 
Im  parait  fléchir  défdorablement  sur  le  reste. 

Citons  cet  hommage  au  caractère  et  au  sentiment  royal  du  prince. 

J'ai  sa  d'une  manière  positive  qu'à  la  suite  de  la  prenûère  visite 
que  l'empereur  de  Russie  rendit  à  Louis  XVIII  aux  Tuileries,  il  se 
plaignit  smèrement  de  la  dignité  que  le  Roi  avait  montrée  en  cette 
occasion  :  a  Louis XIV,  disait  Alexandre,  ne  m'aurait  pas  autrement 
reçu  à  Versailles  dans  le  temps  de  sa  plus  grande  puissance;  on 
aurait  dit  que  c'était  lui  qui  venait  de  me  replacer  sur  mon  trône. 
Son  accueil  a  produit  sur  moi  le  même  effet  qu'un  seau  de  glace 
qu'on  m'eût  jeté  sur  la  tète.  »  Limpression  qu'avait  laissée  cette 
visite  dans  l'esprit  du  Czar  ne  resta  pas  longtemps  ignorée  des 
révolutionnaires;  ils  l'exploitèrent  avec  tant  d'habileté,  qu'à  dater  de 
ce  jour,  Alexandre  parut  traiter  avec  une  espèce  de  préférence  les 
mesures  de  la  famille  Bonaparte  revenus  à  Paris  et  les  hommes  les 
plus  ïmperisaiis  du  régime  impérial.  Il  suffit  cependant  d'avoir  conna 
le  tact  et  l'excessive  délicatesse  de  Louis  XVIII  pour  être  sûr  que, 
tout  en  conservant  dans  cette  entrevue  la  dignité  qu'il  devait  à  son 
caractère,  à  sa  couronne  et  à  son  pays,  le  Roi  ne  négligea  rien  de 
ce  que  la  reconnaissance  lui  imposait  d'égards  envers  celui  à  qui  la 
France  et  l'Europe  étaient  redevables  de  leur  délivrance.  Mais  il  eût 
Wte  être  Français  pour  apprécier  cette  conduite,  et  l'empereur 
Alexandre,  malgré  l'élévation,  la  droiture  et  la  magnanimité  de  son 
caractère,  ne  possédait  pas  ce  tact,  ce  sentiment  exquis  des  conve- 


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88  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLE 

nances  qui  distingue  uotre  nation  et  qui  était  si  spécialement  le 
partage  de  Louis  XVIII. 

...  Il  me  reste  à  parler  d'un  acte  des  souverains  alliés  qui  devait 
avoir  pour  la  France  de  désastreuses  conséquences  :  celui  par 
lequel  l'empereur  Alexandre  déclara,  le  4  avril,  qu'il  laissait  à 
Bonaparte  le  choix  d'un  lieu  de  retraite  pour  lui  et  sa  famille. 
L'avenir  du  pays  avait  été  livré  à  la  Révolution  par  la  déclaration 
du  31  mars;  celle  du  h  avril  enlevait  à  la  nation  toute  garantie 
contre  le  retour  de  Bonaparte  et  contre  le  rétablissement  du  régime 
militaire  sur  lequel  il  avait  fondé  son  despotisme...  Rien  ne  peut 
justifier  l'imprévoyance  des  cabinets  étrangers,  le  peu  de  connais- 
sance  qu'ils  montrèrent  du  cœur  humain  et  l'oubli  des  moyens 
gouvernementaux  les  plus  simples  et  les  plus  usuels. 

Un  Français  qui  s'était  établi  en  Cochinchine  et  avait  été  fort 
bien  traité  par  le  souverain  de  ce  pays,  à  cause  des  services  qu'il 
lui  avait  rendus  dans  une  guerre,  nous  raconta,  quelques  années 
après,  le  fait  suivant.  S'étant  décidé  à  revenir  en  France  sur  les 
nouvelles  du  retour  du  Roi  et  de  la  pacification  générale,  il  fit  part 
de  son  projet  au  prince  cochinchinois;  celui-ci  voulut  se  faire 
raconter  en  détail  les  événements  qui  venaient  de  se  passer  en 
Europe.  Ayant  appris  la  chute  de  Bonaparte,  la  restauration  des 
Bourbons,  le  maintien  par  Louis  XVlIi  de  l'armée,  des  généraux 
et  des  fonctionnaires  de  l'empire,  enfin  l'établissement  de  Bonaparte 
à  l'île  d'Elbe,  le  monarque  dit  à  notre  compatriote  :  «  Vous  vous 
abusez  étrangement;  il  est  impossible  qu'à  votre  arrivée  en  France, 
vous  n'y  retrouviez  pas  Bonaparte  et  la  guerre.  »  Le  bon  sens  de  ce 
barbare  était  bien  supérieur  aux  lumières  de  tous  les  hommes  d'État 
de  l'Europe... 

Louis  XVIII,  malgré  l'esprit,  le  tact,  la  délicatesse,  la  ferme 
dignité,  et  même  cette  hauteur  convenable  dans  le  chef  de  la  pre- 
mière maison  royale  du  monde,  qu'il  a  montrés  sur  le  trône,  était 
donc  porté  par  caractère  à  n'attacher  qu'une  faible  importance  aux 
concessions  de  la  déclaration  de  Saint-Ouen.  Il  se  trouvait  en 
outre  placé  sur  un  terrain  désavantageux  pour  s'y  refuser,  par  la 
ligne  politique  qu'il  avait  suivie  avant  la  révolution.  Sa  conduite, 
à  cette  époque  avait  été  la  conséquence  des  fâcheuses  impressions 
qu'il  avait  reçues  dès  l'enfance.  Le  rang  élevé  de  Louis  XVI  et  les 
avantages  physiques  du  comte  d'Artois,  avait  rendu  ces  deux 
princes,  auxquels  il  se  sentait  supérieur  à  tant  d'égards,  l'objet 
de  sa  constante  émulation,  peut-être  même  d'un  sentiment  de 
jalousie.  «  Comment  voulez-vous  que  le  Roi  pardonne  à  son  frère 
de  marcher,  »  disait  un  jour,  avec  autant  d'esprit  que  de  malignité, 
M.  de  Sémonville,  en  voyant  Louis  XVIII  roulé  dans  un  fauteuil 


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MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLËLE  89 

par  un  valet  de  pied,  tandis  que  le  comte  d'Artois  marchait  auprès 
de  lui,  leste,  dispos  et  plein  de  grâce  comme  un  jeune  homme  de 
vingt-cinq  ans.  Ces  dispositions  peu  fratemeltes  avsdent,  dès  1788, 
jeté  Louis  XVIII  dans  l'opposition  à  l'Assemblée  des  notables,  et 
amené,  en  1789,  ses  liaisons  avec  les  partisans  des  institutions  à 
l'anglaise  et  les  monarchiens  de  l'Assemblée  constituante.  Les  révo* 
lutionuaires,  en  1814,  sentirent  tout  l'avantage  que  leur  donnaient 
les  antécédenls  du  Roi  :  ils  surent  en  profiter. 

Arrive  le  retour  de  l'île  d'Elbe,  que  M.  de  Villèle  accuse  «  les  fourbes 
et  les  traîtres  »  de  l'entourage  royal  d'avoir  sourdement  préparé,  en 
mèqcie  temps  que  «  les  fautes  accumulées  »  par  le  gouvernement. 

Je  ne  puis  me  résoudre  à  mettre  sous  les  yeux  de  mes  lecteurs 
les  tristes  détails  de  cette  catastrophe,  l'attentat  le  plus  coupable  et 
le  plus  Insensé  dont  un  peuple  ait  jamais  été  la  victime.  Les  consé- 
quences en  furent  aussi  honteuses  que  funestes  pour  tous.  Bona- 
parte, qui  en  était  le  principal  auteur,  y  perdit  comme  homme  de 
guerre  le  prestige,  dont  ses  prodigieux  succès  l'avaient  entouré 
jusque-là.  Il  reprenait  les  armes  au  moment  où  toutes  les  forces 
militaires  de  l'Europe,  auxquelles  il  n'aurait  pu  résister  dans  sa 
plus  grande  puissance,  étaient  encore  rassemblées  ;  il  arrivait  avec 
une  poignée  d'hommes,  pour  chercher  les  débris  dispersés  et  démo- 
ralises de  sa  vieille  armée,  à  laquelle  il  était  redevable  de  tout  ce 
qu'il  avait  été,  et  qu'il  allait  conduire  à  une  entière  destruction, 
après  en  avoir  inutilement  compromis  l'honneur,  la  loyauté  et  la 
gloire;  il  plaçait  ses  maréchaux  et  ses  généraux,  en  récompense  de 
tant  de  &àè\es  services,  daos  la  dure  alteiiiative  de  trahir  le  Roi 
mx  de  l'abandonner  lui-même.  Il  avait  protesté,  en  abdiquant,  de 
fiOtt  dévouement  au  peuple  français,  et,  au  bout  de  quelques  mois, 
il  venait  montrer,  par  l'acte  le  plus  égoïste,  combien  le  touchaient 
peu  les  intérêts  les  plus  précieux  de  ce  peuple.  Il  basait  sa  politique 
extérieure  sur  une  prétendue  entente  avec  l'Autriche,  dont  quelques 
jours  devaient  suffire  pour  prouver  la  fausseté  ;  il  se  trouvait  réduit 
à  gouverner  à  l'intérieur  en  s'appuyant  sur  les  Fouché  et  les  Carnot 
et  en  se  soumettant  aux  caprices  des  fédérés.  Enfin  il  termina  son 
échauffourée  par  la  honte  de  survivre  à  la  défaite  de  Waterloo  et  de 
se  livrer  lui-même,  à  bord  du  Bellérophon^  à  ses  ennemis  les  plus 
constants  et  les  plus  acharnés.  La  fortune  sembla  ne  s'être  plu  à 
relever  si  fort  au-dessus  des  destinées  ordinaires  que  pour  le  pré- 
cipiter plus  bas,  et  le  fîdre  descendre  au  rôle  des  plus  vulgaires 
aventuriers. 

J'appris  le  9  mau-s,  à  Morvilles,  le  débarquement  de  Bonapai-te 


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90  MÈlfeiRES  DU  COMTE  DE  TILLËLK 

i  Ctimes,  et  je  partie  sur-le-champ  pour  Toulouse.  Les  jeunes  gens 
des  malleupes  familles  de  la  ville  s'empressèrent  de  s'enrftier  dans 
des  corps  de  volontaires  royaux,  et  Ton  organisa  des  souscriptions 
pour  aider  le  Roi  dans  la  lutte.  Je  me  fis  inscrire  dans  le  corps 
destiné  à  se  rendre  à  Glermont  pour  couper  la  marche  de  Bonaparte 
sur  Paris,  et  je  souscrivis  pour  une  somme  de  20  000  francs. 

J'envoyai  ma  démission  de  maire  de  Morvilles,  sur  une  circulaire 
du  nouveau  préfet  qui  exigeait  le  serment  &  Bonaparte... 

Le  A  mai  deux  royalistes  furent  assassinés  dscns  les  rues,  sous 
prétexte  qu'ils  avaient  arraché  des  proclamations  affichées  sur  les 
murs  par  ordre  du  gouvernement.  Enfin  l'autorité  militaire  leva  ua 
emprunt  forcé  sur  les  plus  forts  contribuables,  spécialement  sur  les 
royalistes;  les  uns  étaient  taxés  i  11  000  francs,  les  plus  maltraités 
à  15  000.  Je  reçus  pour  ma  part  une  lettre  d'avis;  mais  je  me  gardai 
de  l'ouvrir,  bien  décidé  à  n'en  faire  aucun  cas. 

Ainsi  s'écoulèrent  les  Cent-Jours.  Le  25  juin  arriva  la  dëfsdte  de 
Waterloo,  et  le  13  juillet  une  estafette  apporta  une  dépêche  annon* 
çant  l'entrée  du  Roi  dans  Pans. 

Le  19  juillet,  le  maréchal  Pérignon,  resté  fidèle  au  Roi  pendant 
les  Cent-Jours,  vint  reprendre  le  commandement  dans  la  ville,  où 
les  farandoles,  les  danses  et  les  feux  de  joie  se  succédèrent  jusqu'i 
une  heure  avancée  de  la  nuit;  la  population  tout  entière  était  au 
comble  du  bonheur. 

Mgr  le  duc  d'Angoalème,  revenant  d'Espagne,  fit  son  entrée  & 
Toulouse,  le  23  juillet,  au  milieu  des  acclamations  de  tout  le  peuple, 
qui  s'était  porté  à  sa  rencontre  et  qui  l'accompagna  jusqu'à  la 
préfecture.  Peu  d'instants  après  son  arrivée,  je  reçus  de  sa  part 
une  invitation  à  diner  adressée  à  «  M.  de  Villèle,  maire  de  Tou<* 
lonse  »,  et  j'appris  que  le  prince,  en  vertu  des  pemvoirs  extraor» 
dinaires  dont  le  roi  l'avait  investi,  venait  d'appeler  M.  de  Limairac 
à  la  préfigure  de  la  Haute-Garonne  et  de  me  nommer  maire  de  la 
ville.  Je  me  rendis  immédiatement  auprès  de  Monseigneur  pour  le 
prier  de  me  dispenser  de  remplir  ces  fonctions,  auxquelles  j'avais 
d'autant  moins  de  droits  que  je  n'étais  pas  propriétaire  dans  la  ville; 
mais  il  ne  voulut  point  agréer  mes  excuses. 

Le  23  août  s'ouvrirent  les  opérations  du  collège  électoral  du  dépar- 
tement pour  le  choix  de  ses  députés  ;  elles  se  terminèrent  le  25  par  la 
nomination  de  M.  de  Villèle. 

11  fallut  bientôt  me  préparer  à  gagner  la  capitale,  afin  d'assister 
à  la  session  des  Chambres  convoquées  pour  le  25  septeari)re.  Je 
voulus,  avant  de  partir,  me  démettre  cte  mes  fonctions  de  maire, 


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UiiiOmïB  DU  GOUTK  DE  YILLÈLB  91 

qui  me  senUaieBi  incompatibles  a^ec  la  députation.  Mes  conci* 
toyeos  ea  jugèrent  autrement  et  me  pressèrent  tellement  de  renoncer 
Sl  àooDer  BMt  démisëon,  que  je  finis  [>ar  me  rendre  à  leurs  instances. 
I^  fatal  asservissement,  dans  lequel  le  système  de  centralisation 
plaçait  les  administrations  locales,  faisait  considérer  un  protectear 
à.  Paris  comme  beaucoup  plos  utile  aux  intérêts  de  la  ville  qu'un 
xnaire  assidu  et  s'occupant  journellement  des  aiaires  courantes  de 
la  moDicipalité. 

Je  partis  le  18  septembre,  avec  toute  ma  famille,  dans  la  diligence 
de  Paris,  et  je  n'arrivai  dans  la  capitale  que  le  25  au  soir,  tant  se 
jHnok>Dgeait  à  cette  époque  u»  voyage  qui  se  feit  aujourd'hui  avec 
tant  de  cétérilé. 

VI 

Ia  conduite  du  Koi  à  l'époque  de  la  seconde  Restauration  paraît 
inexplkable  pour  quiconque  n  a  pas  été  en  position  d'en  apprécier 
les  véritables  motifs.  On  se  demande  comment  le  prince  qui,  en 
Tenlrant  en  France,  a  publié  le  25  juin  1815,  à  Gateau-Cambrésls, 
une  proclama/lion  si  pldne  de  sens  et  de  dignité,  a  pu,  troiâ  jours 
après,  à  Caii^)rai,  en  signer  une  si  humiliante  et  si  féconde  en  con- 
nèquences  révolutionnaireg.  On  se  demande  comment  Louis  XVIU, 
retenu  aus  portes  de  sa  capitale  par  le  général  en  chef  de  l'armée 
anglaise,  avec  l'insolente  alternative  de  prendre  la  cocarde  trico- 
lore et  Foucbé  pour  ministre^  ou  de  repartir  pour  Gand,  a  cédé  sur 
la  seconde  des  conditions  qui  lui  étaient  imposées,  après  s'être  pro- 
noiicè  »  invinciblement  contre  la  première.  Gomnent  a-t-il  pu 
consentir  à  l'entrée  du  régicide  Fouché  dans  son  ministère,  ce  Roi 
si  plein  de  noblesse  et  de  dignité,  qni  demanda  à  se  faire  porter 
sur  la  mue  que  les  Prnssiens^  préparaient  peur  faire  sauter  le  pont 
â'iéna,  et  prévint  ainsi  la  consommation  de  cet  acte  de  vandalisme 
et  VhuiBitiatî<)D  de  sa  capitale  par  les  étrangers?  ce  même  Roi  qui, 
en  allant  à  Notre-Dame  pour  remercier  Dieu  de  sa  rentrée  dans  ses 
Ëtats,  eut  le  tact  et  la  délicatesse  d'empêcher  que  l'on  ne  chantât 
le  Te  Deimtj  distinguani;  ainsi  entre  le  devoir  de  rendre  grâces  d'un 
Inenfait  et  Hnconvenance  de  se  réjouir  au  milieu  des  calamités 
pabtiques?  Si  je  ne  croyais  utile  à  mon  pays  de  connaître  les  causes 
de  ces  tristes  événements,  je  m'abstiendrais  d'en  donner  ici  une 
explication,  affligeante  comme  toutes  celles  qui  tendent  à  révéler 
les  inflrmités  de  la  condition  humaine. 

Le  Roi,  comme  on  le  concevra  aisément,  ne  m'a  jamais  parlé  des 
nM>tifa  qui  le  déterminèrent  à  se  soumettre  à  prendre  Fouché  pour 
ministre  et  à  repoussa  irrésistiblement  le  changement  de  cocarde  : 


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92  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YIUÈLE 

j'eD  suis  donc  réduit  à  de  simples  conjectures.  L'une  de  ces  con- 
cessions était  passagère,  Tautre  d'un  effet  durable,  et  l'esprit  de 
Louis  XVIII  avait  certainement  assez  de  perspicacité  pour  saisir  à 
l'instant  cette  difîérence;  mais  son  noble  caractère  avait  aussi  trop 
de  délicatesse  pour  ne  pas  sentir  tout  ce  qu'il  y  avait  d'humiliant, 
d'odieux  et  de  flétrissant,  à  subir  Fouché.  C'est  dans  l'excès  même 
de  cette  honte  et  dans  la  jalousie  dont  nous  avons  déjà  eu  l'occasion 
de  signaler  l'existence  entre  le  Roi  et  son  frère,  que  peut  se  trouver 
l'explication  que  nous  cherchons.  Les  préférences  de  l'émigration 
et  du  faubourg  Saint-Germain  pour  M.  le  comte  d'Artois,  et  les 
récriminations  qui,  à  Gand,  obligèrent  le  roi  à  sacrifier  M.  de  Blacas, 
venaient  de  donner  un  nouvel  aliment  aux  dispositions  peu  frater- 
nelles du  monarque.  Fouché,  ayant  compris  dès  le  commencement 
des  Geut-Jours  que  la  perte  de  Bonaparte  était  inévitable,  avait  su 
se  concilier  à  un  degré  inconcevable  la  faveur  du  faubourg  Saint- 
Germain,  par  les  ménagements  qu'il  avait  eus  pour  M.  de  Vitrolles, 
alors  prisonnier  à  Vincennes.  Il  s'était  en  outre  préparé  par  là  un 
appui  auprès  de  M.  le  comte  d'Artois,  et  l'on  assure  que  ce  prince 
se  trouva  même  entraîné  à  faire  une  démarche  auprès  du  Roi  en 
faveur  de  l'entrée  du  régicide  au  conseil.  Il  est  probable  qu'en 
cédant  au  vœu  publiquement  connu  du  faubourg  Saint-Germain  et 
au  désir  manifesté  par  son  frère,  Louis  XVIII  crut  rejeter  sur  des 
coteries  malveillantes  et  sur  un  rival  préféré  par  les  royalistes  la 
honte  d'une  concession  que,  sans  cette  considération,  il  eût  peut- 
être  repoussée  avec  autant  de  fermeté  que  le  changement  de  cocarde. 
Je  ne  donne  pas  cette  explication  comme  certadne,  mais  il  est  très 
vraisemblable  que  ce  fut  là  un  des  motifs  qui  influèrent  sur  la 
détermination  du  Roi. 

...  Je  viens  d'indiquer  une  faiblesse  de  Louis  XVIII  qui  ne  fut 
pas  étrangère  aux  fautes  dont  je  recherche  en  ce  moment  les 
causes.  Plein  de  perspicacité,  de  facilité  et  d'esprit,  ce  prince  était, 
par  suite  de  sa  complexion,  de  ses  longs  malheurs,  et  peut-être  aussi 
de  quelque  imperfection  de  son  caractère,  porté  à  une  certahie 
indifférence,  je  dirais  presque  à  une  certaine  répulsion  pour  les 
affaires.  Quand  ses  ministres  venaient  lui  en  parler,  il  lui  était 
difficile  de  leur  dissimuler  qu'ils  l'ennuyaient.  Le  Roi  était  donc 
tout  disposé  à  laisser  prendre  à  ses  conseillers  les  décisions  les 
plus  importantes,  même  le^  plus  contraires  à  son  opinion  person- 
nelle, puisqu' après  tout  c'était  à  eux  qu'en  revenait  la  responsabi- 
lité. Il  y  mettait  toutefois  une  condition  :  il  fallait  sauver  les  appa- 
rences, et  il  fallait  que  chaque  jour  le  Moniteur  portât  que  Sa 
Majesté  avait  consacré  une  heure  ou  une  heure  et  demie  aux 
affaires  de  son  royaume.  En  réalité,  cette  heure  se  passait  d'ordi- 


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MEMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLE  93 

naire  eo  conversations,  complètement  étrangères  aux  questions 
politiques,  mais  du  reste  on  ne  peut  plus  attachantes  ;  le  roi  aimait 
à  raconter,  et  il  excellait  en  ce  genre;  ses  récits  se  prolongeaient 
le  plus  souvent  jusqu'à  ce  que  Thorloge  eût  marqué  le  temps  pen- 
dant lequel  il  voulait  que  le  public  crût  qu*il  s'était  occupé 
d'affaires  sérieuses.  J'aurai  l'occasion  dans  la  suite  de  parler  de 
tant  d'autres  actes  qui,  sans  cette  explication,  nuiraient  à  la  juste 
appréciation  des  qualités  supérieures  de  Louis  XVIII,  qu'il  faut 
bien  dès  à  présent  faire  l'aveu  de  ses  faiblesses.  Voici  du  reste  ce 
que  je  tiens  de  la  propre  bouche  de  ce  prince.  Dans  un  des 
moments  d'abandon,  du  moins  apparent,  qu'il  savait  amener  avec 
tant  de  tact  et  de  mesure,  il  m'a  avoué  que,  doué  naturellement 
d'une  fermeté  invincible  eu  face  du  public,  il  en  était  entièrement 
d^urvu  dans  le  tête-à-tête,  et  qu'il  n'avait  jamais  su  ni  pu  refuser 
ce  qu'on  lui  demandait  sans  témoins. 

...  Le  Roi,  pour  accréditer  les  nouvelles  formes  constitutionnelles 
et  honorer  quelques  villes  principales  dont  il  avait  reçu  des  témoi- 
gnages de  dévouement,  avait  nommé  les  trois  princes  de  sa  famille 
pour  présider  les  collèges  électoraux  de  Paris,  Bordeaux  et  Lille. 
M.  le  comte  d'Artois,  en  qualité  de  président  du  collège  électoral 
de  Paris,  eut  à  subir  la  mortification  de  proclamer  la  nomination  du 
légicide  Fouché  comme  député,  sur  les  lieux  mêmes  témoins  de  la 
condamnation  et  du  supplice  de  son  malheureux  frère  :  suite  déplo- 
rable et  expiation  providentielle  de  la  faiblesse  avec  laquelle  Mon- 
sieur s'était  laissé  entraîner  par  de  mauvais  conseils  à  seconder 
l'entrée  de  ¥o\ichë  dans  le  ministère.  II  en  est  en  politique  comme 
en  morale,  ies  actes  amènent  inévitablement  leurs  conséquences, 
et  les  iâutes  sont  toujours  punies. 

M.  le  duc  d'Orléans,  loin  d'être  appelé  à  présider  un  collège 
âectoral,  restait  pendant  ce  temps  à  Londres,  où  il  s'était  réfugié 
pendant  les  Cent-Jours.  Ce  prince  avait  hésité  à  quitter  Lille  avec 
le  Roi  lors  de  la  rentrée  de  Bonaparte,  et  il  avait  tenu  publiquement 
certains  propos  qui  étaient  revenus  aux  oreilles  de  Louis  XVIII.  Il 
avait  dit  qu'il  ne  ferait  personnellement  aucune  difficulté  de  re« 
prendre  la  cocarde  tricolore  avec  laquelle  il  avait  fait  ses  premières 
armes,  et  il  avait  exprimé  le  regret  de  voir  compromettre  incon- 
sidérément ses  droits  d'expectative  à  la  couronne  par  les  fautes  des 
princes  de  la  branche  aînée.  Le  Roi  ne  pouvait  ignorer  d'ailleurs 
que  les  représentants  envoyés  à  Wellington  pour  traiter  de  la 
capitulation  de  Paris,  avaient  proposé  de  déférer  la  couronne  de 
France  au  duc  d'Orléans.  Le  séjour  prolongé  du  prince  en  Angle- 
terre fut  considéré  avec  raison  conmie  un  exil  temporaire  infligé  par 
Louis  XVIII. 


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91  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  VILLÈLE 

Les  révolutions  commencent  d'ordinaire  avec  le  prétexte  de  sou- 
lager les  peuples  des  charges  résultant  pour  eux  des  abus  de  leurs 
anciens  gouvernements;  mais  c'est  pour  leur  faire  toujours  payer 
cher,  de  leur  bourse  et  de  leur  sang,  la  confiance  accordée  à  des 
ambitieux,  qui  ne  cherchent  qu'à  s'emparer  du  pouvoir  et  à  s'enrichir 
aux  dépens  de  la  fortune  publique.  A  l'époque  qui  nous  occupe,  on 
trouva  au  ministère  des  flnances  les  traces  d'une  soustraction 
commise  par  les  agents  de  la  liste  civile  de  Bonaparte,  au  moyen 
de  traites  de  bois,  et  s'élevant  à  la  somme  de  12  646  000  francs. 
Dans  le  même  moment,  on  saisit  à  Trieste  les  bagages  de  M°*^  Murât, 
qui  venait  de  perdre  le  trône  de  Naples  par  suite  de  la  participation 
de  son  mari  à  la  tentative  des  Cent-Jours;  on  trouva  dans  ces 
bagages  1  800  000  ducats  en  or,  douze  quintaux  de  vaisselle  d'ar- 
gent, des  diamants  pour  une  valeur  de  3  millions  et  une  grande 
quantité  de  tableaux  et  d'antiques.  L'or,  la  vaisselle  et  les  diamants 
furent  laissés  à  M"'  Murât  :  les  souverains  alliés  auraient  cru  porter 
atteinte  à  leur  propre  dignité  en  traitant  comme  des  voleurs  d'an- 
ciennes têtes  couronnées;  mais  les  tableaux  et  les  antiques  parurent 
appartenir  d'une  façon  plus  incontestable  au  pays  d'où  ils  pro- 
venaient, et  furent  rendus  à  la  cour  de  Naples. 

Le  mouvement  d'opinion  royaliste  manifesté  par  les  élections  amena 
la  retraite  du  cabinet,  que  M.  de  Villèle,  dans  son  intransigeance, 
appelle  tantôt  a  le  ministère  anglo-révolutionnaire  »,  tantôt  «  le  minis- 
tère régicide  »•  Les  Chambres  allaient  s'ouvrir. 

Les  circonstances  où  se  trouvait  le  pays  devsdent  nécessairement 
donner  aux  étrangers  une  grande  influence  sur  le  choix  du  nouveau 
cabinet.  Maîtres  de  la  capitale  et  de  toutes  nos  places  fortes,  ils 
s'étaient  même  occupés  d'un  projet  de  morcellement  du  territoire 
et  n'y  avaient  renoncé  que  par  l'impossibilité  de  s'entendre  sur  le 
partage.  Dans  de  telles  conjonctures,  M.  de  Talleyrand,  représen- 
tant de  l'alliance  anglaise,  ne  pouvait  être  remplacé  à  la  présidence 
du  conseil  des  ministres  que  par  le  représentant  de  l'influence 
russe.  Il  sembla  qu'on  n'avait  fait  entrer  le  duc  de  Richelieu  au 
ministère  de  la  maison  du  Roi  dans  le  cabinet  précédent,  qu'afin  âe 
le  tenir  en  réserve,  hors  de  la  sphère  des  affaires,  mais  assez  en 
évidence  pour  faciliter  son  élévation  à  la  présidence  du  nouveau 
conseil.  Il  fut  appelé  à  ce  poste  important  à  la  satisfaction  générale 
de  tous  les  amis  du  Roi  et  de  tous  les  bons  Français,  émus  par  la 
crainte  des  malheurs  dont  le  pays  était  menacé.  A  des  manières 
nobles  et  distinguées,  à  des  habitudes  de  grande  simplicité,  à  des 
sentiments  pleins  de  loyauté  et  de  franchise,  le  duc  de  Richelieu 
joignait  la  réputation  de  bon  militaire  et  d'administrateur  habile; 


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ifiilOHrES  DU  COMTE  BB  VILLËLC  95 

cette  éermère  ^alîté  Partout  paraissait  i  l'abri  d«  plus  léger  doute, 
depuis  que  la  Crkuée  avait  acquis  une  si  grande  importance  sous  sa 
bfiUaote  administration.  Tout,  jusqu'à  son  nom,  semblait  promettre 
i  II  France  un  grand  ministre,  une  saine  dirv^ctkm  psiîtîque,  enfin 
Tafliaoce  la  pins  utile  dans  les  circonstances  présenles,  et  la  seule 
exemple  de  dangers,  cetle  de  la  Russie.  Par  suite  de  l'approibation 
que  ce  choix  rencontrait  dans  le  public,  le  bruit  s'était  répandu  que 
l'empereur  de  Russie,  voulant  surmonter  les  hésitations  du  duc  à 
accepter  le  pesant  fardeau  du  minislèDe,  Im  aivait  donné  la  promesse 
fbnnelle  de  faire  renoncer  les  alliés  à  toute  idée  de  moroellement  de 
la  France;  on  ajoutait  même  que  kCear,  pour  gage  de  sa  parole, 
avait  remis  à  II.  de  Richelieu  la  <^arte  sur  laquelle  se  trouvaient 
tracées  les  divisions  esquissées  en  vue  de  ce  funeste  partage.  La 
situation  était  alors  si  désespérée  que  Ton  crut  généralement  & 
re]cactiiude  de  ce  récit. 

B  n'f  eut  pas  jusqu'i  l'^évatîon  de  M.  Decazes  au  ■nnistère  de 
la  police,  qm  ne  fût  «uvmgée  avec  plaisir,  quoique  ce  dernier  eût 
été  préfet  de  police  sous  Fouché.  Ce  jeune  bomBœ,  l^r^  insinuant, 
actif,  possédant  nn  talent  spécial  pour  s'élever  par  tous  les  petits 
moyens  de  soci^,  de  coterie  et  d'intrigue,  avait  obtenu,  sous  l'Em- 
pire, une  place  dans  la  magistrature  par  la  protection  d'une  des 
sœurs  de  Bonaparte;  depuis  le  retour  du  Roi,  il  fusait  sonner  très 
baoi  son  refus  de  serment  pendant  kis  Gent«Jonrs.  Enfin  il  venait 
de  donner  une  idée  de  son  caractère  par  le  tour  qtr'il  se  vantait 
confîdentî^ea^nt  d'avoir  joué  au  précédent  ministère,  dont  il  était 
Fagent;  il  prétendait  avoir  poussé  Fauché  et  ses  coUègaes  i,  offrir 
leur  âèmîsùofi  au  Roi,  sachant  bien,  quant  à  lui,  que  le  monarque 
était  décidé  à  accepter  cette  offre  avec  empressement. 

JU  faut  convenir,  du  reste,  que  M.  Deeazes  avait  joué  d'adresse 
OIS  de  bookeur  en  se  Cai^nt  placer  à  ia  préfecture  de  police  sous  un 
Bsinîstre  régicUie.  Louis  XVUI,  auquel  les  relations  personnelles 
avec  Fouché  étaîmt  naturellement  odieuses,  devait  néôeasairement 
préférer  le  travail  direct  avec  son  préfet  de  police,  ce  qui  flattait 
chez  eelui^i  l'ambition  de  devenir  le  favori  du  prince,  dont  le  faible 
sous  ce  rapport  n'était  que  trop  connu*  On  parlait  déjà  dans  le 
pQMie,  sans  doute  par  suite  de  quelque  indiscrétion  volontaire  de 
M.  JDecazes,  du  commencement  de  f&venr  dont  il  jouissait  auprès 
du  Roi,  et  la  haine  qu'on  potte  toujours  aux  favoris  des  princes 
étant  encore  dirigée  contre  BL  de  Blacas,  cette  prétention  fut  con* 
sidérée  par  les  gens  de  bien  comme  un  moyen  propre  à  les  rassurer 
contre  le  rappel  du  favori  déchu  ;  elle  contribua  ainsi  à  l'accueil 
finroraUe  que  reçut  dans  le  public  la  nomination  du  nouveau 
nuBÎstre  de  la  police. 


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€6  MÉMOIRES  DU  GOMTE  DE  YILLÈLE 

Nous  voici  à  Tenlrée  en  scène  de  la  Chambre  introuvable,  qui  a  toute 
Tadmiralion  de  M.  de  Villèle,  el  Fauteur  des  Mémoires,  avec  la 
rudesse  de  touche  dont  quelques  portraits  viennent  de  donner  l'échan- 
tillon, continue  d'apprécier  aussi  sévèrement  les  hommes  et  les  choses. 
Il  drape  un  peu  tout  le  monde  dans  ces  pages  acrimonieuses,;où  le  Roi 
et  les  princes  ne  sont  pas  mieux  traités  que  les  ministres  et  les  cour- 
tisans. 

Délivré  par  Télection  de  la  Chambre  des  députés  du  ministère 
révolutionnaire  et  de  l'influence  anglaise,  le  Roi,  comme  je  l'ai 
monti*é  plus  haut,  ne  pouvait  manquer  de  chercher  un  nouvel  appui 
au  dehors  dans  une  alliance  directement  opposée,  celle  de  la  Russie. 
Le  choix  du  duc  de  Richelieu  répondait  admirablement  à  ce  besoin 
de  la  situation  ;  mais  le  changement  du  ministère  devait  naturelle- 
ment amener  une  autre  conséquence,  que  l'origine  et  le  nom  de 
l'ancien  gouverneur  de  la  Crimée  semblaient  rendre  inévitables; 
c'était  pour  le  gouvernement  de  rompre  à  l'intérieur  tout  pacte 
avec  les  principes  révolutionnaires,  en  s'unissant  à  cette  assemblée 
introuvable  que  la  France  venait  de  donner  au  Roi,  et  en  se  met- 
tant à  sa  tète  pour  la  diriger.  Rien  assurément  n'était  plus  facile;  il 
sufGt  pour  le  comprendre  de  se  faire  une  idée  exacte  des  disposi- 
tions de  la  Chambre. 

Il  faut  se  figurer  ce  que  pouvait  être  une  classe  entière  de  la 
société,  qui  pendant  vingt-cinq  ans  avait  été,  sinon  bannie  de  son 
pays,  du  moins  exclue  de  toutes  fonctions  publiques  de  quelque 
importance,  une  classe  qui,  par  ses  principes,  par  ses  sentiments, 
j'oserais  ajouter,  par  la  droiture  de  son  caractère,  se  trouvait  com- 
plètement étrangère  au  mécanisme  démocratique  introduit  en 
France*  à  l'imitation  de  I* Angleterre,  par  la  Charte  de  181  &.  Il  faut 
se  représenter  trois  cent  cinquante  royalistes,  arrivant  du  fond  de 
leurs  provinces,  sans  s'être  jamais,  pour  la  plupart,  occupés 
d'affaires  publiques,  et  se  trouvant  revêtus  par  la  conGance  de  leurs 
concitoyens,  de  la  plus  difficile  mission  dont  puissent  être  investis 
les  mandataires  d'une  nation  accablée  de  malheurs  sans  exemple. 
A  leur  tête  étaient  naturellement  placés  les  hommes  qu'une  écla- 
tante persécution  sous  l'empire  avaût  mis  en  évidence,  comme 
MM.  de  PoHguac,  de  Puivert  et  Hyde  de  Neuville,  ou  qui  avîûent 

Srêc<!^domment  figuré  à  l'Assemblée  constituante  comme  MM.  de 
ouvllle  et  de  Gro^ibois,  ou  enfin  qui  portaient  un  nom  historique, 
comme  les  princes  de  h  TrémouiUe  et  de  MontnKMrœcy.  Malheu- 
it^usomont  aucune  de  ces  notabilités  ne  se  trouva  douée  du  caractère 
«t  dw  talonls  nécessaires  pour  exercer  une  influence  dirigeante  sur 
cotlo  foulQ  de  disputés,  non  moins  empressés  d'accorder  leur  con- 


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MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  VILLËLR  97 

fiance  que  désireux  de  la  bien  placer.  A  peiue  fallut-il  délibéreff 
que  la  Chaoïbre  s'aperçut  avec  étonnemeût  que  runiformité  dans 
les  sentiments  n'amenait  pas  une  égale  unifoimité  dans  les  votes; 
elle  sentit  la  nécessité  d*agir  avec  plus  d'ensemble,  et  pour  obtenir 
ce  résultat,  nous  fûmes  tous  convoqués  un  soir  chez  M.  de  Puivert, 
l'un  de  nos  questeurs.  Une  fois  réunis,  un  orateur  que  je  ne  connaissais 
pas  encore  assez  pour  en  avoir  retenu  le  nom,  nous  déclara  qu'il 
était  impossible  de  marcher  plus  longtemps  avec  une  pareille  inco- 
béreoce  et  que,  pour  remplir  convenablement  nos  devoirs,  il  étsdt 
indispensable  que  la  majorité  se  nommât  des  chefs.  On  procéda  à 
un  appel  nominal,  et  chacun  à  son  tour  alla  au  bureau  écrire  son 
bulletin.  Je  ne  me  souviens  plus  des  noms  qui  obtinrent  la  majorité, 
mais  je  me  rappelle  encore  une  réflexion  que  je  communiquai  à  mon 
voisin  :  «  Il  me  semble,  lui  dis-je,  que  nous  prenons  là  un  soin  bien 
inutile.  Des  chefs  au  scrutin  I  Ils  ne  se  font  pas  ainsi  :  c'est  la 
tiibune  qui  nous  en  donnera.  » 

Voilà  la  Chambre  qu'on  a  représentée  comme  venue  avec  un  parti 
pris  de  faire  la  loi  au  gouvernement  et  de  renverser  tout  devant 
elle!  Je  puis  certifier  qu'elle  n'avait  d'autre  désir  que  d'aider  le  Roi 
i  préserver  la  France  de  nouvelles  convulsions;  qu'elle  n'avait 
aucune  tendance  et,  je  dirai  même,  aucune  capacité  pour  l'oppo- 
sition; qu'un  ministère  éclairé  et  bien  intentionné  en  eût  obtenu 
tout  ce  qu'il  lui  eût  demandé  de  juste  et  de  raisonnable  ;  enfin  que 
c'est  à  d'autres  causes  qu'à  l'exaltation,  aux  prétentions  et  surtout 
aux  vues  de  domination  et  d'intérêt  personnel  des  membres  de  la 
majorité,  qu'il  faut  attribuer  les  dissidences  fatales  qui  ont  éclaté 
entre  e\\e  et  \e  gouvernement  du  Roi. 

Le  maUeur  voulut  que  le  duc  de  Richelieu,  partageant  les  fausses 
idées  de  l'empereur  Alexandre,  se  persuada  que  l'ordre  et  la  paix 
ne  pouvaient  être  rétablis  en  France  que  par  des  concessions  aux 
principes  révolutionnaires,  et  que  le  plus  sûr  moyen  pour  le  Roi  de 
conserver  sa  couronne  était  d'accorder  sa  confiance  aux  hommes 
de  la  Révolutiod.  Pour  quiconque  a  connu  personnellement  le  duc 
de  Richelieu,  il  est  impossible  de  mettre  en  doute  sa  loyauté  et  ses 
bonnes  intentions.  Ses  prindpes  étaient  essentiellement  monarchi* 
que»;  U  avaût  même  conservé  de  son  long  séjour  en  Russie,  plus  de 
propension  pour  l'autorité  absolue  que  pour  le  libéralisme,  et  ce  fut 
avec  quelque  apparence  de  vérité  que  des  caricatures,  postérieures 
à  cette  époque,  le  représentèrent  tenant  la  Charte  dans  une  main  et 
le  knout  dans  l'autre.  Il  existât  donc  une  certaine  afiinité  entre  les 
dispositions  du  nouveau  président  du  conseil  et  celles  des  hommes 
de  second  ordre  de  l'Empire,  auxquels  il  se  trouvait  accolé  dans  le 
nûmstère,  de  ceux  qui  occupaient  les  postes  les  plus  importants  de 

10  OCTOBRE  1887.  7 


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98  MÉMOIRES  DU  COMTÉ  DE  VULÈLE 

radministration  et  qui  composaient  la  majorité  de  la  Chambre  des 
pairs  et  la  minorité  de  celle  des  députés.  Le  duc  de  Richelieu  ne 
pouvait  d'ailleurs  manquer  d'être  imbu  des  préventions  que  M.  de 
Talleyrand  avait  inspirées  à  l'empereur  Alexandre  contre  les  roya- 
listes. Même  la  répulsion  que  la  dignité  du  Roi  avait  fait  éprouver 
au  Czar,  dès  la  première  entrevue  des  deux  souverains,  s'était 
jusqu'à  un  certain  point  communiquée  au  duc.  Je  l'ai  entendu 
plusieurs  fois  se  servir,  à  l'égard  de  nos  princes,  d'expressions  vrai- 
ment inconcevables  dans  la  bouche  d'un  ministre  du  Roi  :  «  lis 
oublient  donc,  disait-il,  qu'ils  ne  sont  venus  en  France  que  dans  les 
bagages  des  armées  étrangères.  »  cTai  dû  rapporter  ces  paroles, 
parce  qne  je  ne  saurais  rien  trouver  qui  fasse  mieux  connaître  les 
<Bspositions  d'un  homme  appelé  à  exercer  une  si  grande  influence 
sur  les  affaires  du  pays.  De  tout  ce  qui  précède,  on  peut  inférer 
combien  l'influence  de  la  Russie,  que  le  gouvernement  royal  allait 
subir,  devait  être  hostile  à  la  majorité  toute  française,  toute  monar- 
chique de  la  nouvelle  Chambre  des  députés;  combien  elle  favorisait 
les  vues  des  élèves  de  l'école  impériale,  intéressés  à  s'emparer  du 
pouvoir  au  nom  du  Roi  et  de  son  premier  ministre. 

M.  Laine  était  un  des  hommes  pour  lesquels  le  duc  de  Richelieu 
avait  le  plus  de  penchant.  Ces  deux  âmes,  si  pleines  de  loyauté, 
devaient  se  convenir,  mais  il  fallait  une  tête  plus  forte  que  la  leur 
pour  dominer  la  situation.  Celle  de  M.  Laine  surtout  était  trop 
impressionnable,  trop  susceptible  d'erreur  et  d'exaltation,  pour  ne 
pas  nuire  beaucoup  à  la  direction  des  affaires.  Toute  sa  conduite 
politique  ne  l'a  prouvé  que  trop  bien,  et  ses  qualités,  autant  et 
peut-être  plus  que  ses  défauts,  ont  été  funestes  à  la  Chambre  de  1815. 
On  l'a  assez  bien  peint,  dès  cette  époque,  en  disant  que,  bourbonien 
par  le  cœur,  il  était  républicain  par  instinct  et  par  caractère. 

Un  troisième  personnage,  plus  redoutable,  non  par  la  capacité 
ni  par  la  consistance,  car  il  n'avait  ni  de  Tune  ni  de  l'autre,  mais 
par  sa  position  auprès  du  Roi,  dont  il  devenait  chaqjie  jour  de  plus 
en  plus  le  favori,  c'était  M.  Decazes.  Plus  que  tout  autre,  il  com- 
promit le  sort  de  la  Restauration  et  l'avenir  de  la  France  par 
l'empire  presque  absolu  qu'il  prit  sur  l'esprit  du  Roi,  et  par  l'in- 
fluence qu'il  exerça  en  conséquence  sur  la  marche  du  gouvernement 
depuis  cette  époque  jusqu'à  la  fin  tragique  du  duc  de  Berry.  Par 
une  fatalité  qu'on  ne  saurait  trop  déplorer,  la  faiblesse  inexplicable 
de  quelques  princes,  connue  sous  le  nom  de  favoritisme,  était 
poussée,  chez  Louis  XVIII,  au  point  le  plus  extrême  dont  probable- 
ment on  ait  jamais  vu  d'exemple,  et,  ce  qui  paraît  le  plus  étonnant, 
elle  se  conciliait  dans  sa  personne  avec  un  esprit  éclairé,  un  sens 
droit,  un  tact  exquis  et  un  caractère  plein  de  dignité.  On  peut  lire 


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MÉMOIRES  DU  G0MTJ5  DE  YILLÊLE  99 

l'ouvrage,  écrit  par  le  Roi  lui-même,  sur  sa  sortie  de  France  avec 
ÎL  d'Avaray,  son  premier  favori  :  le  lecteur  attentif  trouvera  dans 
cette  pubQcalîon  les  traces  de  la  faiblesse  dont  nous  parlons,  dont 
sept  années  du  règne  absolu  de  M.  Decazes,  et  plus  tard  trois  ou 
quatre  d'une  autre  influence,  agissant  moins  directement  sur  les 
sdTaires  du  pays  et  plus  loyalement  à  l'égard  de  la  famille  royale, 
ne  nous  fourniront  que  trop  de  preuves.  J'ai  beaucoup  réfléchi 
sur  le  favoritisme,  afin  de  chercher  à  m' expliquer  cette  inconcevable 
aberration  de  l'esprit  humain,  et  précisément  les  situations  diverses 
où  je  me  suis  trouvé  dans  le  cours  de  ma  vie  m*ont  fourni  quel- 
ques données  sur  ce  singulier  phénomène  ;  des  faits,  dont  f  ai  été 
témcHu  dans  les  colonies,  m'ont  aidé  à  me  rendre  compte  de  ce  que 
j  ai  observé  sur  le  premier  trône  de  l'Europe;  je  vais  donc  dire,  sur 
les  causes  du  favoritisme  ce  que  je  soupçonne  plus  peut-être  que 
je  ne  J'aperçois  clairement. 

Cette  faiblesse  des  princes  est  certainement  de  la  même  nature 
que  celle  qui,  chez  les  particuliers,  a  reçu  le  nom  d'engouement; 
elles  affectent  Tune  et  l'autre  des  personnes  saturées  de  bien-être  et 
placées  en  réalité,  ou  à  leurs  propres  yeux,  dans  une  condition 
Supérieure  à  ceux  qui  les  entourent.  Quand  on  est  sûr  d'obtenir 
tout  ce  que  l'on  désire,  on  en  arrive  bientôt  à  la  satiété  ;  quand  on 
peut  tout  ce  que  l'on  veut,  on  n'a  plus  envie  de  rien  ;  quand  on 
n'éprouve  aucun  obstacle,  on  cess^  de  jouir.  Le  dégoût  de  tout  est 
donc  le  fléau  des  hommes  qui  ont  le  sentiment  de  leur  toute-puis- 
sance ;  une  seule  chose  peut  ramener  chez  eux  le  désir  et  la  jouis* 
sance,  c'est  la  contrariété;  c'est  d'elle  qu'est  né  le  favoritisme. 
Remarquez  que  c'est  par  l'exigence  poussée  jusqu'à  l'asservissement, 
que  le  favori  fonde  et  consolide  son  pouvoir  ;  c'est  une  sensation 
nouvelle  qu'il  fait  éprouver  à  l'heure^ix  qui  se  dessèche  faute  de 
rien  sentir;  c'est  une  occupation  qu'il  procure  au  désœuvré  mou- 
rant d'ennui  ;  c'est  la  faim  retrouvée  par  un  estomac  rassasié,  la  vie 
rendue  à  un  corps  sans  âme.  L'homme  blasé  sur  tout  ne  peut  jouir 
que  de  ce  qui  lui  résiste  ;  l'obstacle,  la  contrariété,  l'assujettissement, 
sont  choses  nouvelles  pour  lui  :  elles  lui  plaisent  et  le  séduisent  par 
lear  étrangeté.  Voyez  aussi  jusqu'à  quel  point  les  favoris  abusent 
de  leur  empire,  et  n'allez  pas  croire  que  ce  soit  Texcès  de  leurs 
exigences  qui  mette  un  terme  à  leur  domination;  ce  n'est  que 
lorsque  les  stimulants  qu'ils  emploient  sont  émousséspar  rhabitudé, 
qu'ils  sont  supplantés  par  des  rivaux,  dont  les  caprices  offrent 
îattrait  de  la  nouveauté. 

J'd  eu  l'occasion,  dans  les  colonies,  d'observer  quelques  exemples 
du  même  phénomène.  Habitants  d'un  climat  d'une  douceur  admi- 
rable, entourés,  dès  leur  enfance»  d'esclaves  entièrement  à  leurs 


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100  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  VILLÈLE 

ordres  et  uniquement  occupés  à  prévenir  leurs  moindres  volontés^ 
les  créoles  peuvent,  sous  le  rapport  de  la  supériorité,  du  bien-être 
et  de  l'absence  de  toute  contrariété,  être  comparés  aux  princes  et 
aux  rois  les  plus  absolus.  Comme  eux,  ils  sont  sujets  à  l'engoue- 
ment; comme  eux,  ils  sont  exposés  à  s'asservir  de  la  façon  la  plus 
humiliante  aux  fantaisies  et  aux  caprices  d'un  inférieur,  et,  chose 
remarquable  I  ce  sont  les  individus  les  moins  méritants,  les  moins 
obséquieux  et  les  plus  exigeants  qui,  d'ordinaire,  parviennent  à  leur 
imposer  ce  joug,  dont  le  despotisme  surpasse  tout  ce  que  l'on 
saurait  imaginer.  Le  rapprochement  de  ces  deux  faits  m'a  mis  sur 
la  voie,  pour  m'expliquer  la  déplorable  infirmité  à  laquelle  était 
sujet  Louis  XVIII.  Nous  ne  tarderons  pas  à  voir  quels  maux  furent 
la  conséquence  de  cette  faiblesse  d'un  roi,  si  supérieur  sous  tant 
d'autres  rapports. 

Au  nombre  des  hommes  que  nous  retrouverons  sans  cesse  à  la 
tète  de  l'opposition  contre  la  majorité  de  la  Chambre  introuvable, 
îl  faut  encore  compter  M.  Pasquier.  Dès  l'ouverture  de  la  session, 
on  le  vit  dans  les  bureaux,  à  la  tribune  et  même  comme  comnûs- 
saire  du  Roi  pour  la  défense  des  projets  de  loi,  se  glisser  de  nou- 
veau dans  les  affdres  dont  il  aurait  dû,  par  pudeur,  se  tenir  quelque 
temps  à  l'écart,  après  le  rôle  qu'il  avait  joué  dans  le  ministère 
Fouché.  L'activité,  la  souplesse,  le  talent  d'intrigue  de  M.  Pasquier 
et  son  mauvais  vouloir  contre  M.  le  comte  d'Artois  ont  été  des  plus 
funestes  à  la  Restauration. 

M.  Royer-Collard,  esprit  fort  d'idéolo^e,  type  de  la  morgue  de 
la  bourgeoisie  jalouse  de  l'ancienne  noblesse,  fit,  par  ses  talents  et 
son  influence  sur  les  doctrinaires,  dont  il  était  le  chef,  un  mal 
d'autant  plus  irréparable  qu'il  agissait  sur  les  institutions.  Il  avait 
été,  durant  la  Révolution,  l'un  des  agents  de  Louis  XVIII  et  se 
montrait  profondément  blessé  de  ce  qu'il  appelait  l'ingratitude 
du  Roi,  qui  n'avait  payé  ses  services  inappréciables,  du  moins  à  ses 
propres  yeux,  que  de  la  présidence  du  conseil  de  l'Instruction 
publique. 

Tels  étaient  les  principaux  adversaires  qu'allait  rencontrer  la 
Chambre  de  1815  ;  le  nom  du  duc  de  Richelieu,  la  faveur  naissante 
de  M.  Decazes  et  l'appui  de  la  foule  des  ambitieux  et  des  aspirants 
aux  places  devaient  leur  servir  à  entraîner  la  seconde  Restauration 
sur  une  pente  fatale. 

Le  duc  d'Orléans  fut  rappelé  d'Angleterre  pour  assister  à  la 
séance  royale  ;  il  y  figura  comme  prince  du  sang  et  y  prêta  avec 
emphase  le  serment  de  fidélité  à  la  Charte.  Il  siégea  ensuite  avec 
les  autres  princes  dans  la  Chambre  des  pairs,  mais,  sur  le  soupçon 
de  quelques  menées  qui  s'y  tramaient  en  sa  faveur,  il  reçut  an 


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MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLE  101 

noayél  ordre  d'exîl  et  repartît  pour  Londres  dans  le  courant  d'oc- 
tobre. 

La  Chambre  est  ouverte  le  9  septembre  4815,  et  M.  de  Villële 
transmet  ses  impressions  à  son  père  dans  une  série  de  lettres  où  écla- 
tent la  même  aigreur  et  le  même  mécontentement. 

«  Une  conduite  ferme  ferait  tout  marcher  ;  il  est  impossible  de 
robtenir  du  Roi  ni  du  ministère.  Tout  va  renier  sur  notre  Assem- 
blée? Elle  est  bien  composée,  mais  peut-on  tirer  le  salut  d'un 
État»  inné  Assemblée?  C'est  ce  qui  me  parait  fort  difficile... 

a  On  nous  traite  en  tout  fort  lestement;  on  suit  à  notre  égard  le 
principe  constant  du  gouvernement  royal,  oubli  total  de  ses  parti- 
sans, ménagements  excessifs  pour  ses  ennemis... 

«  Le  malbear  veut  que  le  roi  et  son  ministère  sont  toujours  prêts 
&  donner  des  garanties  aux  révolutionnaires  et  ne  veulent  jamais  en 
exiger  d'eux.  Nous  avons  la  majorité  dans  notre  Chambre,  mais  les 
Aspositions  du  Roi  et  du  ministère  rendent  notre  position  bien 
pénible.  Je  ne  sais  en  vérité  si,  avçc  de  telles  données,  il  nous  sera 
possîb/e  de  faire  le  bien. 

«  Croiriez- vous  que  je  n'ai  pas  encore  pu  voir  le  ministre  de  l'in- 
térieur? Ces  Messieurs  n'aiment  pas  les  royalistes  de  notre  espèce, 
et  Ton  se  trompe  fort  en  province  en  comptant  beaucoup  sur  nos 
recommandations,  n 

Du  reste,  M.  de  "^^èle  travaille  beaucoup  et  s'acquitte  conscien- 
deasement  de  son  mandat.  Il  écrit  à  son  père  : 

u  A  peine  ai-je  déjeuné  qu'il  faut  aller  travailler  dans  les  bu- 
reaux, de  là  on  passe  à  F  Assemblée;  on  n'en  sort  qu'à  cinq  heures, 
et  après  dtner  il  faut,  les  trois  qnarts  du  temps,  que  je  retourne  le 
am  an  faubourg  Saint- Germain  ou  à  une  autre  extrémité  de  la 
ville,  pour  me  réunir  à  quelques  collègues  de  choix  et  m'entendre 
avec  eux  sur  les  diverses  questions  qui  nous  sont  soumises.  Voilà 
mon  genre  de  vie,  je  ne  sais  si  je  pourrai  le  continuer  longtemps, 
fleoreux  si  ces  peines  pouvaient  tourner  au  salut  de  mon  pays  ;  mais 
il  est  malade  et  une  assemblée  est  si  peu  propre  à  le  sauver,  que  je 
ne  Yois  pas  l'avenir  fort  en  beau. 

Bans  une  autre  lettre  du  18  octobre  : 

«  Nos  affaires  publiques  ne  vont  pas  aussi  bien  que  nos  santés, 
-et  elles  absorbent  tout  mon  temps.  Presque  tous  les  soirs,  il  me  faut 
Tester  jusqa'à  onze  heures,  et  quelquefois  minuit,  dans  des  réunions 


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102  M&MOIRES  DU  GQMT£  DE  ViLLÈLE 

de  députés^  où  l'oa  prépare  les  matières  qui  doîvent  être  souauses 
à  la  Chambre.  Cette  partie  de  nos  occupations  est  la  plus  curieuse. 
Il  existe  peut-être  déjà  dix  ou  douze  réunions  de  ce  genre,  sans 
compter  celle  de  M.  Voyer  d'Argenson»  où  se  rendent  exclusivement 
les  anciens  représentants  de  la  Cbambre  de  Sonaparte  ei  les  autres 
députés  qui  ont  des  opinions  analogues  ;  vous  sentes  q(«e  je  ne  vais 
pas  dans  cette  réunion-là,  mais  je  suis  invité  constamment  aux 
autres^  qui  sont  toutes  dans  le  sens  royaliste.  Dans  Tune,  on  drape 
les  ministres  et  Ton  veut  se  débarrasser  des  plus  mauvais  d  entre 
eux;  dans  une  autre,  on  ne  voit  que  conspirations  prêtes  à  éclater, 
et  Ton  croit  k  France  réduite  pour  tout  moyen  <ie  salut  et  de  régé- 
nération i  une  guerre  civile  ;  dans  une  troisième,  on  soutient  que 
le  ministère  et  le  Roi  font  tout  ce  qu'ils  peuvent  tt  qu'il  faut  les 
seconder;  partout  les  meilleures  intentions  du  monde,  mais  la  Toor 
de  Babel  y  la  confusion,  non  des  langues  mais  des  points  de  vue  sous 
lesquels  on  envisage  notre  situation  et  les  moyens  de  l'améliorer. 
On  tirerait  le  meilleur  parti  de  cette  Assemblée,  je  le  disais  bier 
soir  à  M.  Laine,  qui  venait  de  chez  le  R(h  et  avouait  que  Sa  Majesté 
et  lui  ne  savaient  comment  la  prendre,  on  en  tirerait  le  plus  grand 
parti,  disais-je,  en  voulant  être  royaliste  et  vigoureux  comme  cHe, 
mais  c'est  ce  que  ni  le  R<m,  ni  le  ministère,  ni  M.  Laine,  ne  veulent 
entendre.  Ils  se  sont  malheureosement  fourré  dans  la  tète  que  les 
quatre  cinquièmes  de  la  France  sont  révolutionnaires  et  ennemis 
des  Bourbons,  et  là-dessus  ils  bâtissent  un  système  de  ménage- 
ments et  de  faiblesse  qui  nous  perdra  de  nouveau,  si  on  ne  les 
oblige  à  l'abandonner. 

«  La  Cour  des  pairs  annonce  de  fâcheuses  dispositions,  les  bons 
ne  savent  pas  y  avoir  la  majorité,  et  le  duc  d'Orléaus  se  montre  à 
découvert  à  la  tète  des  mauvais.  Il  n'y  a  que  notre  Chambre  des 
députés  qui  voie  juste  et  veuille  marcher  droit,  mais  comment  faire 
donner  une  direction  par  une  assemblée  de  quatre  cents  personnes, 
qui  ne  connaissent  même  parmi  eux  aucun  chef  autour  duquel  ils  se 
rallient,  et  qui  votent  à  tout  hasard  suivant  les  petites  manières  de 
voir  individuelles  de  chaque  membre. 

«  Nous  sommes  bien  malheureux  de  ne  pouvoir  sortir  de  Tornière 
où  le  gouvernement  ne  cesse  de  se  traîner.  » 

Une  autre  lettre  à  son  père  se  termine  par  ce  joli  mot  : 

«  Les  Parisiens  aiment  la  Charte,  les  uns  par  ignorance  et  sans 
la  GCMnprendre,  les  autres  par  hostilité  contre  le  gouvernetteot  et 
comme  un  élément  de  faiblesse  entre  les  mains  du  Roi.  £t  peurtamt, 
comme  disait  un  déimié  breton  qui  étoit  hier  au^ès  de  anoi,  c  il  mus 


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MiMOIBeS  DU  QOmE  DE  YILLÈLE  103 

«  Uni  ex^omcbGV  cette  harkielle  et  la  faire  marcher  jusqa'à  ce 
f  qa^eUe  <srëve  ou  qu'elle  nous  sauy«.  » 


VII 


M.  àe  Tillèle  fit  sa  première  apparilion  à  la  tribane  en  novembre 
1815,  au  8a)et  de  la  loi  sur  la  création  de  compagnies  départemen- 
taies  qoiy  en  dehors  de  la  gendarmerie,  devai^t  fournir  la  garde  des 
hôtels  de  préfecture,  des  archives,  des  maisons  de  détention,  des 
dépôts  de  mendicité  et  des  prisons. 

Yold  cofiuneat  M.  de  Yillèle  rend  compte  à  son  père  de  ses  débuts 
oraVoires;  on  y  retrouve  Thomme  tout  entier,  Thomme  droit  mais 
morose  {ui  fait  songer  à  Alceste  : 

J'^  attaqué  la  loi  et  les  ministres  de  front,  je  Tai  fait  peut-être 
un  peu  trop  yerteoient,  c'est  du  moins  ce  qu'on  m'a  reproché;  mais 
il  m'est  impossible  de  me  corriger  à  cet  égard.  Moi  qui  suis  d'un 
naturel  si  doux  dans  le  commerce  habituel  et  dans  la  défense  de 
mes  intérêts  privés,  je  m'indigne  contre  les  abus  que  je  vois  dans 
les  affaires  du  pays  avec  une  telle  exaltation,  que  je  sens  moi-même 
que  cela  nuit  à  ma  cause  et  m'empêche  de  bien  exprimer  ce  que  je 
sens*.  Quw  qu'il  en  soit,  j'ai  attaqué  les  organes  du  ministère  et  de 
la  commission  qui  avaient  parlé  en  faveur  de  la  loi,  puis  j'ai 
attaqué  les  ministres  eux-mêmes  sur  le  système  administratif  qu'ils 
suivaient;  j* al  plaidé  la  cause  de  nos  communes,  de  nos  villes,  de 
nos  départements,  de  nos  administrations  d'hospices,  etc.  Mes 
raisons,  ma  véhémence  même,  ont  été  assez  goûtées  pour  qu'on  ait, 
quand  je  suis  descendu  de  la  tribune,  demandé  llmpression  de  mon 
£scours,  ce  que  l'Assemblée  n'avait  encore  fait  pour  personne,  et  ce 
à  quoi  je  me  suis  opposé  moi-même  en  vertu  de  nos  règlements. 

Arrive  la  loi  d'amnistie,  M.  de  ViDèle  se  range  du  côté  des  intraita- 
bles; Il  veut  qu'on  excepte  de  la  mesure  tous  les  régicides,  tous  les 
ancîess  ministres  et  fonctionnaires  de  Bonaparte  pendant  les  Cent- 
Jours;  et  il  continue  à  ce  propos  ses  récriminations  contre  les  per- 
soimes,  en  témoignant  de  quelque  découragement  : 

ic  N'étant  soutenus,  ni  par  le  Roi,  ni  par  le  ministère,  ni  par  une 
umté  de  direction,  diffîci^  dans  une  assemblée  de  quatre  cents 
personnes,  il  me  semble  peu  probable  que  nous  réussissions  à  faire 
faéUfÊd  cbose  de  bon.  Je  vous  avouerai  que,  sous  ce  rapport,  je  ne 
sm  pas  sans  regretter  d'être  veau  ici,  aux  dépens  de  ma  traoquil^ 
lité  et  de  ma  fortune,  qui  en  souffrent. 


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104  MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  VILLÈLE 

...  Ce  fut  le  5  décembre  que  se  termina  le  procès  du  maréchal 
Ney,  si  malheureusement  imposé  à  la  Restauration  par  je  ne  sais 
quelle  fatalité;  l'exécution  suivit  de  deux  jours  la  condamnation.  Si 
la  réparation  pénale  du  dommage  causé  a  jamais  pu  justifier  la  mort 
d'un  homme  illustré  par  d'aussi  brillants  services  militaires,  la  fin 
du  maréchal  Ney  n'est  assurément  susceptible  d'aucune  récrinûna* 
tion  ;  mais  je  crois  qu'il  est  permis  de  regretter  que  le  gouverne- 
ment n'ait  peut-être  pas  assez  senti  combien  la  sortie  du  royaume 
de  ce  grand  proscrit  était  pour  tous  du  plus  haut  intérêt  ;  ce  reproche 
peut  être  adressé  aussi  au  maréchal  lui-même.  De  l'instruction  de 
ce  procès  ressortit  une  déposition  qui  mérite  quelque  attention  : 
M.  Capelle  déclara  que  le  maréchal  avait  donné  à  M.  de  Bourmont 
l'assurance  que  les  conjurés  avaient  d'abord  pensé  à  élever  au  trône 
le  duc  d*Orléans,  mais  que  les  intrigues  de  la  reine  Hortense 
avaient  fait  adopter  le  rappel  de  Bonaparte. 

Que  voulait,  en  somme,  M.  de  Yillèle  et  quel  était  son  programme 
personnel?  Il  le  résume  ainsi  : 

On  sera  toujours  étonné  qu'à  cette  époque  féconde  en  grandes 
leçons  et  en  funestes  expériences,  il  ne  se  soit  pas  rencontré,  en 
Europe,  un  souverain,  un  homme  d'État  qui  ait  reconnu  la  vérité 
cachée  sous  tant  de  déceptions  et  aperçu  le  seul  remède  préserva- 
teur pour  l'avenir.  Il  fallait  s'emparer  de  l'animosité  que  la  tyrannie 
de  Bonaparte  avait  soulevée  contre  lui,  tant  en  France  qu'à  l'étranger, 
et  profiter  de  sa  tentative  et  de  sa  chute  pour  porter  un  coup  mortel 
aux  idées  de  la  Révolution,  dont  il  était  le  représentant;  il  fallait 
ensevelir  dans  la  même  défaite  de  Waterloo  le  turbulent  génie  de 
la  guerre  perpétuelle  et  les  décevantes  théories  révolutionnaires. 
Il  était  alors  si  facile  de  démasquer  et  de  perdre  sans  retour  les 
apôtres  discrédités  des  principes  désorganlsateurs,  en  faisant  res- 
taurer par  les  souverains  légitimes  les  antiques  libertés,  dont  presque 
tous  les  peuples  avaient  joui  autrefois  et  auxquelles  ils  seraient 
revenus,  avec  la  satisfaction  de  retrouver  la  réalité,  au  lieu  de 
vaines  apparences  et  de  trompeuses  promesses.  Donner  des  liberté» 
publiques,  larges  et  réelles,  en  évitant  tout  ce  qui  pouvait  entraver 
la  marche  des  gouvernements  et  compromettre  leur  existence,  telle 
était  la  ligne  de  conduite  tracée  par  une  sage  politique.  De  nouvelles 
institutions,  renfermées  dans  ces  limites,  partout  où  les  anciennes 
n'auraient  pu  satisfaire  aux  besoins  de  la  situation,  auraient  assuré, 
pour  de  longues  années,  le  repos  et  le  bonheur  des  peuples,  et 
l'humanité  tout  entière  eût  payé  un  juste  tribut  de  reconnaissance 
aux  souverains,  dont  la  magnanimité  lui  eût  procuré  cet  inappré- 
ciable bienfait. 


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MÉMOIRES  hH  COMTE  D£  YIUÉLE  105 

Poiir  le  malhear  des  princes  et  des  peuples,  on  se  borna  à  ren- 
verser fionaparte  et  à  se  prémunir  contre  son  retour;  on  flatta  les 
priscipes  qui  l'avaient  porté  et  soutenu  au  pouvoir,  et  on  livra  le 
gouvernement  de  la  France  aux  Talleyrand  et  aux  Fouché,  i  la 
coterie  d^  idéologues  connus  sous  le  nom  de  doctrinaires  et  aux 
jeunes  consâllers  d'État,  administrateurs  et  magistrats  de  Fécole 
impériale.  La  nomination  de  la  Chambre  introuvable  ne  tarda  pas 
à  montrer  combien  on  avait  été  induit  en  erreur  sur  la  prétendue 
nécessité  des  concessions  révolutionnaires.  Il  était  peut-être  encore 
temps  de  rentrer  dans  la  voie  que  j'ai  signalée  plus  haut,  mais  nous 
étions  destinés  à  subir  une  longue  série  d'épreuves  :  l'aveuglement 
des  rois,  la  perfidie  et  l'intérêt  personnel  de  quelques  ambitieux, 
parWnrent  à  neutraliser  les  heureuses  et  clairvoyantes  dispositions 
des  peuples  et  finirent  par  faire  dévier  le  mouvement  royaliste 
de  18i5. 

n  trouvait  cependant  autour  de  lui  des  exemples  et  des  exhortations 
eapables  de  l'incliner  davantage  aux  mesures  de  conciliation  et  d'apai* 
sement.  II  écrit  à  son  père  le  17  décembre  : 

«  Avant- hier  je  dînais  chez  le  duc  de  Richelieu  ;  il  y  avait  peu  de 
monde.  M.  de  Talara,  pair  de  France,  le  duc  de  Richelieu  et  moi, 
nous  restâmes  bientôt  seuls,  et  il  s'établit  entre  nous  une  explication 
dans  toutes  les  règles  sur  la  situation  générale  du  pays,  sur  le  sys- 
tème le  plus  convenable  à  suivre  pour  le  gouvernement,  enfin  et 
plus  particulièrement,  sur  le  projet  de  loi  d'amnistie.  Sur  les  deux 
prenûers  points,  le  duc  de  Richelieu  nous  dit  qu'absent  de  France 
4lepuis  vingt  ans,  il  ne  pouvait  concevoir  et  encore  moins  partager 
Texaspëration  et  l'animosité  que  montraient  en  toute  occasion,  les 
mis  contre  les  autres,  les  divers  partis  qui  divisaient  le  pays;  qu'il 
nous  avouait  que,  la  plupart  du  temps,  il  pensait  à  part  lui  que 
nous  étions  fous;  que,  ruiné  lui-même  par  la  République,  revenu 
en  France  après  un  exil  des  plus  longs,  n'ayant  pu  rien  recouvrer 
des  immenses  possessions  de  sa  famille,  passant  comme  les  autres 
deyant  son  château  démoli  et  son  hôtel  vendu,  n'ayant  pu  même 
obtenir  de  rentrer  en  possession  des  tableaux  et  des  bibliothèques, 
qu*il  avait  reconnus  pour  lui  appartenir  dans  les  musées  et  les  autres 
èeux  publics,  il  n'en  concevait  pas  davantage  comment  le  sentiment 
de  douleur  si  naturel  que  devaient  éprouver  les  victimes  de  pareilles 
infortUDes,  pouvait  entraîner  dans  un  désir  de  vengeance,  dans  une 
exaspération,  dans  une  exaltation  plus  propre  à  ramener  de  nou- 
veaux malheurs  qu'à  réparer  ceux  qu'on  avait  soufferts... 

Mais  le  royaliste  iatransigeant  ne  veut  rien  entendre,  et  quand 


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106  UÉMOmES  DU  COMTE  DE  TILLÊLE 

arrive,  peu  de  jours  après,  révasion  de  Lavalette,  il  écrit  à  son 
père  : 

ff  Cette  évasion  de  Lavalette  et  T impudence  de  Cambronne  ne 
sont  pas,  dans  mon  opinion,  des  choses  iosigoifiantes;  elles  se  rat- 
tachent sans  doute  à  quelque  nouvelle  trame  révolutionnaire,  que  la 
faiblesse  insurmontable  du  Roi,  l'aveuglement  inconcevable  ou  la 
connivence  des  ministres,  ne  nous  laissent  qu  un  bien  faible  espoir 
de  déjouer.  Une  fatalité  nous  poursuit  :  il  est  dur  de  se  perdre  avec 
tant  d'éléments  de  salut*  )) 

Même  note  dans  une  autre  lettre  du  31  janvier  1816  : 

«  Le  malheur  nous  poursuit.  Le  duc  de  Richelieu  est  très  bien 
intentionné,  mais  il  ne  connaît  ni  la  France  ni  les  Français.  M.  Cor- 
vette n'est  pas  du  tout  un  financier,  il  n'est  qu'un  avocat.  M.  de 
Vaublanc  n'a  pas  non  plus  la  capacité  nécessaire  pour  être  ministre 
de  rîntérieur.  Tout  cela  entrave  la  marche  dn  gouvernement,  dans 
un  moment  où  il  faudrait  qoe  tous  les  efforts  se  rêunisseut  pour 
l'assurer. 

«  Le  peu  d'étendue  des  vues  de  ce  ministère  et  son  peu  de  capa- 
cité sont  une  chose  bien  fatale  pour  la  France. 

«  Et  quand  je  pense  qu'à  mon  arrivée  à  Toulouse,  il  me  faudra, 
pour  me  reposer,  endosser  la  mairie,  je  vous  avoue  que  je  préfé- 
rerais à  tant  d'honneurs  la  petite  administration  de  la  terre  de 
Morvilles.  » 

Il  donne  pourtant  un  bon  point  à  Royer-CoUard  à  p?q>os  de  la  loi 
sur  les  élections,  en  citant  des  paroles  du  célèbre  doctrinaire  particu- 
lièrement curieuses  à  rappeler  aujourd'hui.  Il  s'agissait  de  savoir  ai 
la  Chambre  serait  renouvelée  mtégralemeni  tous  les  einq  ans  ou  bien 
seulement  par  cinquième  chaque  année  : 

Après  avoir  vivement  insisté  sur  les  dangers  que  pourrait  pré- 
senter le  renouvellement  intégral  de  la  Chambre  dans  certains 
moments  de  crise,  M.  Royer-Collard  répondit  à  l'objection  que  le 
renouvellement  partiel  ne  laisserait  au  gouvernement  ni  repos  ni 
tranquillité,  en  l'obligeant  à  travailler  chaque  année  à  se  conserver 
la  majorité  dans  la  Chambre.  Il  conclut,  d'une  comparaison  plus 
ou  moins  exacte  entre  la  Charte  et  la  Constitution  anglaise»  <lu*il 
ne  s'ensuivait  pas,  de  ce  que  le  gouvernement  anglais  ne  pouvaii 
se  passer  de  la  majorité  dans  les  Chambres,  que  le  ministère^  ei 
France,  se  trouvât  dans  des  conditions  semblables;  il  alla  caèiui 
jusqu'à  proférer  ces  paroles  prophétiques,  qu'il  devait  être  appela 
quatorze  ans  plus  tard,  à  vérifier  si  £atalemeat  lui-même  ea  portau 


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MÉMOIRES  DU  COMTE  DE  YILLÈLB  107 

aa  Roî  l'adresse  des  221  :  «  Le  jour  où  le  gouvernement  n'existera 
que  par  la  majorité  de  la  Chambre,  le  jour  où  il  sera  établi  en  fsdt 
que  ia  Chambre  peut  repousser  les  ministres  du  Roi  et  lui  en  im- 
poser d'autres,  qui  seront  ses  propres  ministres  et  non  les  ministres 
du  Roi,  ce  jour-là  c'en  est  fait  non  pas  seulement  de  la  Charte, 
mais  de  notre  royauté,  de  ^tte  royauté  indépendante  qui  a  protégé 
nos  pères  et  de  laquelle  seule  la  France  a  reçu  tout  ce  qu'elle  a 
jamais  eu  de  liberîé  et  de  bonheur  :  ce  jour-li  nous  eOmmes  en 
répubUqueî  » 

M.  de  YiUèle  était  rapporteur  de  la  kn  des  élecUoas;  on  voulut  en 
outre  le  nommer  rapporteur  du  budget;  il  refusa,  parce  qu'il  succom- 
bait à  la  besogne,  et  aussi  sans  doute  parce  qu'on  n'entrait  pas  assez 
dans  ses  vues.  Il  écrit  à  son  père  : 

•c  Nous  avons  été  obligés  de  faire  refaire  par  le  ministre  des 
finances,  de  moitié  avec  les  députés  des  villes  de  commerce,  tout 
le  travail  sur  les  douanes,  de  même  pour  l'enregistrement;  fl  avait 
traité  le  budget  à  la  mode  de  Bonaparte.  Il  a  été  obligé  de  le 
reprendre  en  sous-œuvre,  parce  qu'il  ét^ut  impossible  que  tant 
d'imperfections  pussent  résister  au  raisonnement.  M.  de  Richelieu 
nous  appelle  les  raisonneurs;  il  paraît  qu'en  Crimée  le  knout  rend 
un  peu  plus  souple.  » 

Et  dans  une  dernière  lettre  du  8  mars  1816,  il  ajoute  ; 

tt  H  suî&t  de  connaître  le  caractère  du  Roi,  Fimpéritie  des  ministres 
et  la  comy)aon  des  hommes  de  l'école  de  Bonaparte,  pour  voir 
que,  sans  la  crainte  de  la  Chambre  des  députés,  tout  marcherait 
promptement  vers  une  désoi^anisatioo  générale... 

«  Le  Roi  ne  s'occupe  pas  de  ce  qui  le  regarde,  ce  qui  £ût  que  nou^ 
sommes  obligés  de  nous  en  mêler.  » 

C'est  sur  cette  noie  un  peu  amère  que  finit  le  volume,  en  laissant 
l'impression  d'une  haute  honnêteté,  d'une  capacité  puissante,  mais 
d'une  raideur  d'idées  et  d'une  âpreté  de  caractère  qui  s'accommo- 
daient mal  avec  les  besoins  de  transaction  du  temps.  Du  reste,  M.  de 
YDlèle  deraît  apprécier  plus  tard  la  valeur  des  passions  qu'il  partagea 
avant  d'en  être  la  victime. 

Mais  nous  n'avons  nullement  la  pensée  de  juger  ici  M.  de  Vîllèle  ; 
nous  nous  bornons  aujourd'hui  &  le  faire  connaître  en  le  laissant 
parier  lui-même.  C'est  seulement  après  la  publication  totale  de  ses 
Mémoms  que  nous  essayerons  de  porter  un  jugement  d'ensemble  sur 
Ihomme  et  sur  son  œuvre. 

H.  Delohxe. 


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PERDU 


RÉCIT   DE    LA   VIE   DE   PROVINCE 

DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE 


Depuis  nombre  d'années  le  bruit  courait  à  Longfield  que  miss 
Horatia  Dane  avait  eu  jadis  un  amoureux  qui  s'était  perdu  en  mer. 
Peu  à  peu,  d'une  façon  ou  d'une  autre,  ses  connaissances  avaient 
découvert  ou  deviné  tout  le  roman.  La  vie  de  miss  Dane  s'était 
écoulée  dans  une  sorte  de  veuvage.  Elle  avait  bien  Tair,  disait-on, 
d'une  personne  qui  a  une  histoire...  Gomme  si  chacun  de  nous 
n'avait  pas  une  histoire!  Mais  le  silence  même  qui  enveloppait 
celle-ci  lui  donnait  plus  de  prestige. 

Les  habitants  de  Longfield  témoignaient  beaucoup  de  déférence 
à  miss  Horatia.  Sa  famille  avait  été,  de  génération  en  génération, 
aimée  autant  que  respectée  ;  elle  était  la  dernière  du  nom  et  habi- 
tait seule  la  vieille  maison  aux  pierres  de  laquelle  son  cœur  sem- 
blait presque  dévotement  attaché.  C'était  un  grand  bâtiment  carré, 
très  haut,  avec  une  rangée  de  fenêtres  pointues  pratiquées  dans  le 
toit  et  un  porche  imposant  flanqué  de  massifs  de  lilas.  Une  longue 
procession  de  peupliers  la  précédait  comme  deux  lignes  de  senti- 
nelles montant  la  garde  de  chaque  côté  du  chemin.  Le  père  de 
miss  Horatia  était  mort  vingt  années  auparavant;  depuis,  sa  com- 
plète solitude  ne  semblait  pas  peser  à  l'orpheline,  quoiqu'elle  fut 
toujours  grave  et  sérieuse  avec  une  certaine  majesté  lente  et  une 
réserve  excessive  dans  toutes  ses  manières.  Des  parents  fort  âgés 
venaient  quelquefois  de  loin  lui  rendre  visite;  ils  n'apportaient 
pas  grande  gaieté.  Un  jour  cependant,  la  plus  jeune  de  ses  cousines 
s'invita  gentiment  à  l'improviste.  Fille  d'un  ingénieur  civil,  chargé 
de  la  construction  de  chemins  de  fer  dans  le  Far-West,  elle  avait 
fait  de  grands  voyages  avant  que  l'idée  lui  prît  de  renouer 
avec  la  vieille  cousine,  qu'elle  n'avait  pas  vue  depuis  son  enfance. 


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PERDU  109 

Lorsqu'elle  parla  de  ce  projet  comme  d'une  escapade,  son  père  se 
mit  à  rire  en  Favertissant  de  l'austérité  qui  régnait  dans  cet  inté- 
rieur, où  l'on  ne  s'amusait  guère';  mais  l'intrépide  ne  se  laissa 
point  décourager,  et,  en  somme,  le  temps  qu'il  lui  fut  donné  de 
passer  à  Longfield  fut  un  temps  heureux,  heureux  —  surtout  pour 
nâss  Horatia.  Un  rayon  de  soleil  était  entré  chez  elle  avec  le  frads 
visage  et  les  vingt  ans  de  Nelly.  Elle  lui  demanda  timidement 
d'abord,  puis  avec  instance  de  demeurer  auprès  d'elle  tout  l'été, 
même  l'automne,  au  lieu  d'une  quinzaine. 

Quand  les  gens  du  village  virent  miss  Dane  regarder  affec- 
tueusement, à  l'église  et  dans  leurs  promenades,  cette  jeunesse 
qui  portait  son  nom,  ils  se  dirent  que  Nelly  aurait  tout  l'argent 
de  la  bonne  demoiselle  si  elle  jouait  bien  son  jeu.  Mais  Nelly 
n'avait  aucun  sentiment  mercensdre;  elle  restait  volontiers  auprès 
de  sa  cousine  parce  qu'elle  s'était  mise  à  l'aimer.  Peut-être  même 
idéalisait-elle  un  peu  ses  qualités.  La  froideur,  qui  donnait  tant 
de  prix  aux  moindres  paroles  d'approbation  sorties  de  cette  bouche 
peu  prodigue  en  compliments,  lui  semblait  cent  fois  préférable 
à  l'amabilité  banale  des  personnes  qu'elle  avait  le  plus  souvent 
rencontrées;  celles-là  passaient  en  cinq  minutes  de  l'indifférence 
à  l'intimité,  puis  vous  oubliaient  également  vite.  C'est  souvent  le 
cas  dans  le  monde. 

Nelly,  en  outre,  sdmait  à  plaire,  et  jamais  elle  n'avait  eu  autant 
de  succès  qu'auprès  de  miss  Dane  et  de  sa  vieille  servante  Mélisse. 
Les  deux  femmes  écoutaient  son  babil  joyeux  sans  se  lasser  jamais  ; 
eWea  \a  trouvaient  adroite  comme  une  fée,  l'aiguille  à  la  main; 
elles  s'émerveillaient  de  ses  toilettes.  Nelly  était  élégante  à  peu 
de  frais,  raisonnable  avec  cela,  économe  et  toujours  occupée. 
Miss  Horatia  ne  cessait  de  lui  rendre  cette  justice;  Mélisse  approu- 
vait sans  résistance,  quoiqu'elle  fut  rarement  de  l'avis  d'autrui,  et 
le  vieux  domestique,  André,  un  entêté  à  qui  sa  maîtresse  même  ne 
demandait  rien  sans  mille  précautions  préalables,  se  serait  mis  dans 
le  feu  pour  miss  Nelly.  Sans  doute  miss  Nelly  n'aurait  pu  souffrir 
la  pensée  de  vivre  sa  vie  entière  au  milieu  de  ces  vénérables  anti- 
ques, msds,  en  passant,  c'était  fort  doux.  Elle  évitait  avec  soin  tout 
ce  qui  aurait  pu  choquer  les  opinions  surannées  de  miss  Dane  et 
ne  montrait  que  le  meilleur  d'elle-même.  Bientôt  les  gens  du  village 
furent  tous  de  ses  amis  :  une  jeune  fille  fait  de  rapides  conquêtes 
à  la  campagne,  quand  elle  est  jolie,  avenante  et  versée  dans  les 
modes  de  la  ville.  On  subissait  d'ailleurs  involontairement  l'effet 
de  ce  tact  qui  ne  s'acquiert  que  dans  le  monde,  par  un  commerce 
habituel  avec  des  personnalités  diflérentes. 

Nelly  ne  passa  pas  beaucoup  de  semaines  à  Longfield  avant 


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110  PERDU 

d'entendre  parler  des  fameuses  fiançailles  de  miss  Horatia.  Une  de 
ses  nouvelles  amies  lui  dit  d'un  ton  de  confidence  : 

—  Est-ce  que  votre  cousine  n'a  jamais  causé  avec  vous  du 
jeune  homme  quelle  devait  épouser? 

—  Non,  répondit  Nelly,  dont  la  curiosité  s*é veilla  très  vite. 
Dès  cet  instant,  elle  ouvrit  les  yeux  et  les  oreilles  pour  saisir  au 

vol  les  moindres  indices  qui  pouvaient  se  rapporter  au  roman  qu'on 
lui  avait  fait  entrevoir. 

Mélisse  devait  connaître  mieux  que  personne  les  affaires  de  la 
famille.  Elle  chercha  donc  l'occasion  de  Tinterroger. 

Un  matin  que  miss  Horatia,  ayant  pris  son  ombrelle  n**  2,  — 
l'ombrelle  i  franges,  —  était  descendue  majestueusement  au  vil- 
lage pour  faire  quelques  acquisitions  qu'elle  n'eût  confiées  à  per- 
sonne. Mélisse  commença  d'écosser  des  petits  pois  sur  le  seuil  do 
la  cuisine.  Aussitôt  Nelly  vint  par  le  jardin,  d'un  air  d'innocente 
flânerie,  s'asseoir  auprès  d'elle  en  proposant  de  l'aider. 

—  Vous  vous  verdirez  les  doigts,  dit  la  vieille.  N'en  prenez  pas 
la  peine.  Je  n'ai  rien  à  faire  que  cela. 

—  Je  a'ai  rien  à  faire  non  plus,  répondit  Nelly,  se  mettant  à  son 
aise  sur  les  marches  bien  balayées.  Si  mes  doigts  sont  verts,  ils 
peuvent  se  laver.  Poussez  donc  le  panier  de  mon  côté  ou  bien 
j'éparpillerai  partout  les  cosses  et  puis  vous  me  gronderez. 

Tout  en  aidant  Mélisse  de  son  mieux,  elle  cherchait  un  moyen 
de  la  mettre  sur  la  pente  de  l'histoire  qui  l'intriguait  si  fort. 

^-  Bon  !  s'écria  tout  à  coup  la  servante,  j'ai  oublié  de  dire  à 
miss  Ratia  d'apporter  des  citrons  pour  mon  gâteau.  Et  nous  n'avons 
presque  plus  de  moutarde  et  elle  ne  peut  pas  manger  son  rôti  sans 
moutarde...  tout  juste  comme  autrefois  le  colonel...  Je  n'ai  jamais 
vu  de  famille  avoir  le  goût  de  la  moutarde  autant  que  celle-là. 
Chaque  famille,  du  reste,  a  ses  habitudes.  Je  m'étais  pourtant 
endormie  hier  soir  en  répétant  :  citron,  moutarde,  moutarde^ 
citron,  et  ce  matin  j'ai  attaché  un  fil  à  mon  petit  doigt  pour  ne  pas 
oublier.  C'est  à  croire  que  je  perds  toutes  mes  facultés. 

Il  était  rare  que  Mélisse  se  montrât  aussi  communicative,  Nelly 
résolut  d'en  profiter.  Attaquant  la  question  avec  courage  après 
deux  minutes  de  silence  : 

—  Mélisse,  dit-elle,  quel  était  donc  ce  jeune  homme  que  ma 
cousine  a  dû  épouser  dans  le  temps?  Il  est  curieux  que  je  n'en 
sache  rien  et  que  mon  père  ne  m'en  ait  jamais  parlé. 

—  Je  n'en  sais  pas  plus  long  que  vous  peut-être,  répliqua 
Mélisse  en  épluchant  ses  pois  beaucoup  plus  vite.  Jamais  je  n'ai 
entendu  miss  Ratia  prononcer  seuleuieiit  son  nom.  Et  pourtant  elle 
a  deviné  que  je  voyais  clair...,  nous  nous  entendons.  Des  bavards^ 


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PEBDU  m 

comme  il  y  en  a,  m'ont  dit  qu'elle  l'avait  rencontré  pendant  une 
visite  à  sa  grand' tante  de  Salem.  Il  s'appelait  Garrick  et  devait  se 
marier,  parait-il,  à  son  retour  du  voyage  dans  lequel  il  s'est  perdu. 
II  serait  devenu  alors  patron  d'un  navire...  Ohl  leur  amitié  n'a 
pas  duré  longtemps...  Les  gens  n'ont  rien  su  qu'après. 

—  Vous  dites  qu'il  s'est  noyé?  demanda  Nelly. 

—  Personne  n'a  plus  entendu  parler  du  navire,  qui  aura  péri  tout 
entier  quelque  part  dans  les  mers  du  Sud;  voilà  ce  qu'on  suppose. 
Pendant  des  mois,  des  années,  miss  Ratia  et  toute  la  famille  ont 
espéré  quand  mëme«..,mais  aucune  nouvelle  n'est  jamais  venue. 
Damel  le  coup  a  été  rude  quoiqu'elle  n'en  ait  rien  montré.  Us 
sont  comme  cela,  tous  les  Dane,  ils  gardent  pour  eux  ce  qu'ils  ont 
sur  le  cœur.  Vous  êtes  la  première  Dane  que  j'aie  vu  avoir  une 
langue  bien  pendue...  Sans  doute  vous  tenez  cela  du  côté  de  votre 
défunte  mère.  Je  sais  seulement  que  cette  dent  de  baleine  avec  un 
vaisseau  dessiné  dessus,  qui  est  sur  la  cheminée  de  sa  chambre, 
vient  de  ce  jeune  Carrick;  s'il  lui  a  donné  d'autres  souvenirs,  je 
ne  les  connais  pas. 

Un  silence  se  fit.  Nelly  avait  le  cœur  serré  en  songeant  à  cette 
longue  attente  du  navire  perdu  et  à  la  vie  solitaire  de  sa  pauvre 
cousine.  N'était-il  pas  curieux  que  miss  Horatia,  si  peu  capable 
d'audaces  d'aucune  sorte,  se  fût  attachée  à  un  marin,  elle  aussi? 
Neliy  avait  quelques  raisons  particulières  pour  s'intéresser  à  la 
marine. 

—  Ha  foi!  reprit  Mélisse,  ça  vaut  peut-être  mieux...  On  dit 
qu'VL  u'^v^l  pas  déjà  si  excellent  sujet,  et  quand  une  femme  pos- 
sède une  bonne  maison,  comme  celle-ci,  avec  de  quoi  vivre,  elle  a 
raison  d'y  rester  bien  tranquille.  Ce  n'est  pas  moi  qui  donnerais  le 
certain  pour  l'incertain,  ajouta  Mélisse  d'un  sûr  de  décision  hautaine, 
comme  si  elle  eût  été  assiégée  par  une  armée  de  soupirants. 

Nelly  ne  put  s'empêcher  de  sourire.  U  eût  été  diflicile,  en  effet,  de 
venir  à  bout  d'une  pareille  citadelle. 

Les  pois  verts  étaient  écossés  cependant.  Mélisse  dit  d'un  air 
mécontent  qu'elle  serait  forcée  de  flâner  jusqu'à  l'heure  où  le  dîner 
pourrait  être  mis  en  train.  Pour  que  Mélisse  crût  fsure  son  devoir,  il 
fallait  que  chaque  partie  de  son  ouvrage  s'emboitàt  exactement  & 
l'autre,  sans  aucune  interruption.  Elle  eût  volontiers  reproché  & 
Nelly  d'avoir  abrégé  sa  besogne. 

La  jeune  fille,  tout  en  l'écoutant  se  gourmander  elle-même,  trem- 
pût  ses  mains  blanches  dans  un  bassin  de  cuivre  auprès  du  puits.  U 
était  encore  de  bonne  heure,  le  soleil  ne  devait  pas  atteindre  de 
longtemps  ce  côté  de  la  maison;  les  volubilis  roses  et  bleus  étaient 
dans  toute  leur  firaîcheur  ;  ils  couraient  sur  des  fils  tendus  régulière* 


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112  PERDU 

ment  au-dessus  de  la  feuêtre.  Tout  était  en  ordre  dans  cette  cour, 
sauf  les  grandes  joubarbes,  qui  s'échappaient  de  leur  caisse,  empié- 
tant çà  et  là,  quoi  que  pût  faire  et  dire  Mélisse. 

—  Ça  se  fourre  partout,  répétait  cette  dernière,  et  ça  ne  sert  à  rien, 
mais  la  mère  de  Mademoiselle  les  a  rapportées  avec  elle  quand  elle 
est  venue  d'Angleterre  en  Amérique,  après  son  mariage  :  voilà 
pourquoi  on  les  garde. 

Tout  était  souvenir  dans  la  demeure  de  miss  Horatia  ;  pour  cette 
raison  surtout,  Nelly  s'y  plaisait,  elle  qui  avait  été  accoutumée  aux 
cités  neuves  fie  l'Ouest.  Sa  vie  errante  et  active  lui  faisait  trouver 
du  charme  à  cet  ensemble  de  choses  immuables  qui  s'étaient  per- 
pétuées d'année  en  année,  échappant  au  changement.  Lorsqu'elle 
ouvrit  la  barrière  du  jardin,  qui  grinçait  comme  de  fatigue,  elle  re- 
marqua comlien  le  bois  était  lisse  et  poli  à  la  place  où  tant  de  mains 
l'avaient  usé.  Le  jardin  lui-même  où  elle  se  promenait  maintenant 
l'enchantait,  bien  qu'elle  eût  vu  des  jardins  plus  magnifiques.  Il 
était  à  l'ancienne  mode  avec  des  plates-bandes  d'herbes  potagères, 
des  rangées  irrégulières  de  groseillers,  des  buissons  de  roses  d'où 
jaillissait  la  hampe  élevée  des  lis,  un  chèvrefeuille  beaucoup  plus 
vieux  qu'elle  et  des  allées  droites  qui  invitaient  à  la  méditation. 

Nelly  cueillit  un  petit  bouquet  de  roses  tardives  et  le  déposa  sur 
la  table  du  salon.  La  large  porte  du  vestibule  était  ouverte,  mais 
les  volets  verts  restaient  fermés,  laissant  cette  pièce  dans  les 
demi-ténèbres  fraîches  et  un  peu  tristes  qu'aimait  miss  Horatia, 
ennemie  déclarée  du  grand  soleil  et  surtout  des  mouches.  A 
peine  Nelly,  aveuglée  par  la  lumière  éclatante  du  dehors,  voyait- 
elle  assez  pour  se  diriger  à  travers  les  chambres.  Cependant  elle 
trouva  un  verre  à  Champagne,  le  remplit  d'eau  et  y  plaça  ses 
fleurs.  Puis,  s'habîtuant  à  l'obscurité,  elle  regarda  deux  silhouettes 
posées  sur  la  cheminée.  C'étaient  les  portraits  d'un  oncle  de  miss 
Dane  et  de  sa  femme.  Nelly  se  rappelait  que  sa  cousine  lui  avait 
dît  la  veille  qu'elle  ressemblait  à  ce  vieux  monsieur.  Vraiment,  il 
lui  était  impossible  de  discerner  la  ressemblance,  mais  ces  portraits 
lui  suggérèrent  soudain  d'autres  pensées;  elle  se  détourna  brus- 
quement et  courut  droit  à  la  chambre  de  miss  Horatia  où  il  y  avait 
d'autres  silhouettes  attachées  au  mur,  des  hommes  parmi  elles, 
de  jeunes  hommes  avec  le  nom  au-dessous.  Elle  les  examina  très 
attentivement.  Hélas  I  ce  n'étaient  que  les  frères  de  miss  Horatia. 
Peut-être  y  avait-il  quelque  part  cependant,  peinte  sur  ivoire  et 
enfermée  dans  son  étui  de  maroquin,  une  miniature  du  fiancé 
disparu  ;  elle  espérait  bien  la  découvrir  un  jour.  Cette  histoire  du 
pauvre  marin,  enlevé  si  jeune  au  bonheur,  hantait  son  imagination; 
sa  cou.iue  devenait,  pour  elle,  beaucoup  plus  intéressante  qu'elle 


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PERDU  113 

ne  Vavait  été  jusque-là.  Combiea  de  larmes  elle  avait  dû  verser 
avaot  d'arriver  à  cette  résignation  placide  ! 

itfiss  Horatia  la  surprit  plongée  dans  des  réflexions  attendries, 
mais  elle-même  ne  semblait  pas  être  dans  une  veine  romanesque. 

—  Il  va  faire,  dit-elle,  terriblement  chaud,  et  je  me  suis  tracassée 
depuis  ce  matin,  parce  que  j'avais  oublié  en  sortant  de  dire  à  André 
de  cueillir  ces  groseilles  blanches  pour  la  femme  du  ministre. 
J'avais  promis  qu'elle  les  aurait  de  bonne  heure.  Voudriez-vous 
appeler  Mélisse,  ma  chérie? 

Mélisse,  qui  préparait  une  tarte,  ne  se  dérangea  point  sans  grogner. 

—  Comme  si  le  ministre  ne  pouvait  pas  attendre...  S'agiter 
ainsi  pour  des  groseilles  blanches  I  André  avait  à  faire  ferrer  les 
chevaux;  il  n'était  pas  près  de  revenir I  Enfin,  puisqu'elle  n'avait 
pas  de  citron  pour  son  pound-cake^  elle  pouvait,  à  la  rigueur, 
aller  les  cueillir  elle-même...  Il  le  fallait  apparemment. 

Nellf  laissa  miss  Dane  dans  le  salon  obscur  où  elle  écrivait  une 
lettre  et  courut  rejoindre  Mélisse  au  soleil,  derrière  les  groseillers. 
Son  énorme  capeline  de  guingan  l'avertit  de  l'endroit  où  elle  était 
à  genoux,  une  corbeille  devant  elle,  se  parlant  à  elle-même,  dans 
nn  vague  courroux  contre  la  vie  et  les  ennuis  qu'elle  apporte. 

—  Ce  que  votre  cousine  veut,  elle  le  veut  bien  et  elle  le  veut 
tout  de  suite,  dit-elle  à  Nelly,  qui  procédait  à  dépouiller  l'autre 
côté  du  groseiller  ;  autant  essayer  de  faire  changer  de  place  à  la  lune 
que  de  hd  fûre,  à  elle,  changer  d'avis  I  Elle  se  sacrifierait,  ma 
parole,  pour  ces  gens  du  presbytère  qui  croient  que  le  monde  est 
créé  pour  eux.  Ils  en  reviendront,  ils  en  reviendront!  Moi,  je  ne 
ine  mettrais  pas  en  quatre  comme  ça  au  service  de  M.  le  ministre. 
Nous  ne  nons  entendons  guère  sur  son  compte,  miss  Ratia  et  moi. 
Ce  n'est  pas  qu'il  prêche  mal...  non,  et  il  est  venu  me  voir  quand 
j'ai  été  malade,  au  moment  0(1  il  s'installait  ici,  et  il  m'a  fait  le 
bien  qu'il  a  pu,  mais  croirez-vous  qu'en  priant  le  bon  Dieu  pour 
mol,  au  pied  de  mon  lit,  il  a  répété  plus  d'une  douzaine  de  fois  : 
€c  Cette  vieille  servante I...  »  Cette  vieille  servante  1  répéta  Mélisse 
avec  indignation,  je  ne  me  trouve  pas  si  vieille  aujourd'hui 
encore  et  il  y  a  dix  ans  de  cela  I  Non  pas  que  j'aie  la  prétention 
d'être  jeune...,  mais  on  dirait  vraiment  que  je  ne  me  tiens  plus  sur 
mes  jambes,  que  j'aurai  bientôt  un  siècle,  quoi  I 

Nelly  se  mit  à  rire,  et  la  figure  de  Mélisse  n'en  devint  que  plus 
renfrognée,  tandis  qu'elle  s'attaquait  au  groseiller  suivant. 

—  Voilà  donc  pourquoi  vous  n'aimez  pas  le  ministre? 

—  J'espère  bien,  mademoiselle,  qu'il  ne  suffira  jamais  de  pareilles 
Tétilles  pour  me  tourner  contre  un  prêtre,  lui  fut-il  vertement 
répondu. 

10  ocTOBaB  1887.  8 


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114  PERDU 

—  Je  me  demande,  reprit  Nelly,  si  peu  encouragée  qu'elle  fût 
à  poursuivre  la  conversation,  je  me  demande  si  ma  cousine  ne 
possède  pas  un  portrait  de  ce  capitaine  Garrick? 

—  11  n'était  point  capitaine,  répliqua  Mélisse  ;  j'ai  entendu  dire 
qu'il  devait  avoir  un  commandement  à  son  prochain  voyage,  voilà 
tout 

—  Et  vous  ne  l'avez  jamais  vu?  Il  n'est  jamais  venu  chez  elle? 

—  Ma  foi,  non.  Us  se  sont  rencontrés  à  Salem,  où  elle  passait 
cet  hiver-là,  et  puis  il  s'est  embarqué.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est 
qu'on  a  offert  à  miss  Ratia  plus  d'un  bon  parti;  elle  a  toujours 
refusé.  Je  suppose  que  son  cœur  était  resté  enseveli  au  fond  de 
la  mer  avec  lui. 

Cette  phrase  sentimentale  dans  la  bouche  de  Mélisse  parut  si 
drôle  à  Nelly,  qu'elle  se  baissa  pour  cueillir  des  grappes  tout  près 
de  terre,  et  que,  pendant  quelques  minutes,  il  lui  fut  impossible 
de  poser  de  nouvelles  questions. 

—  Mais  bien  des  fois  j'm  vu,  j'ai  senti,  qu'elle  pensait  à  lui, 
reprit  Mélisse  d'un  ton  ému  qui,  cette  fois,  toucha  profondément 
la  jeune  rieuse.  Elle  se  trouvait  bien  seule,  allez!  Elle  et  son  père, 
le  colonel,  ne  causaient  pas  librement  ensemble;  elle  gardait  tout 
pour  elle.  La  seule  fois  qu'elle  m'ait  dit  un  mot  de  sa  peine,  il 
y  aura  sept  ans  à  la  fin  de  décembre...  On  avait  dressé  un  bel 
arbre  de  Noël  dans  la  sacristie  de  Téglise,  et  elle  y  alla;  j'y  allai 
aussi.  Tout  ce  qui,  dans  la  paroisse,  pouvait  marcher,  ou  seule- 
ment se  traîner,  était  là;  ces  diables  d'enfants  faisaient  un  train  I... 
De  mon  temps,  on  leur  aurait  tiré  les  oreilles  jusqu'à  les  arracher, 
nmis  aujourd'hui,  on  souffre  tout  à  la  marmaille.  Ils  nous  cassaient 
donc  la  tète.  Voilà  que  tout  à  coup  je  cherche  des  yeux  miss  Ratia, 
et  je  ne  l'aperçois  plus  ;  on  me  dit  qu'elle  était  partie.  Je  rentre  bien 
vite  à  la  maison...  Pas  de  lumière;  la  peur  me  prend,  l'idée  qu'elle 
est  malade...  Mais  c'est  elle-même  qui  m'ouvre  la  porte,  et,  la  lampe 
allumée,  je  vois  qu'elle  a  pleuré.  Je  lui  demande  :  —  <c  Est-ce  que 
vous  avez  reçu  quelque  mauvaise  nouvelle?  »  Mais  elle  me  répond  : 
«  —  Non,  non...  »  Et  se  remet  à  pleurer  si  fort,  que  cela  faisait 
pitié.  «  —  Mélisse,  me  dit-elle,  je  ne  me  suis  jamais  sentie  si  seule 
que  ce  soir  au  milieu  de  ces  petits.  C'est  une  chose  affreuse  que 
d'être  seule  au  monde.  »  Naturellement  je  ne  pouvais  rien  répondre. 
Je  lui  ai  préparé  une  bonne  tasse  de  thé,  qui  a  paru  lui  faire  du 
bien;  mais  elle  ne  s'est  couchée  tout  de  même  qu'à  trois  heures  du 
matin,  cette  nuit-là;  et  moi  je  n'ai  pu  fermer  l'œil  que  lorsque  je  l'ai 
entendue  remonter.  Damel  elle  est  tout  pour  moi,  miss  Ratia.  Je 
n'ai  pas  de  famille,  moi  non  plus.  C'est  la  mère  de  mademoiselle 
qui  m'a  prise,  orpheline,  à  l'hospice.  Je  me  rappelle  que,  quand  je 


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PERDU  115 

suis  yenne  îcî,  j'étais  si  petite,  quTl  me  fallait  un  tabouret  pour 
monter  dessus  quand  j'aidais  à  laver  la  vaisselle.  On  m'a  toujours 
donné  tout  ce  qu'il  me  fallait,  et  je  fais  tout  ce  que  bon  me  semble; 
si  je  voulais  j'aurais  une  aide  tous  les  jours.  Cela  n'empêdie  pas 
que  îe  me  sois  aussi  quelquefois  sentie  seule,  et  je  parie  que  miss 
Ratîa  s'en  est  bien  aperçue  I 

Nelly  s'attendrît  sincèrement  sur  l'humble  histoire  de  Mélisse; 
elle  n'aurait  pas  cru  ce  vieux  cœur  susceptible  de  loger  tant  d'affec- 
tion. Les  gens  s'étonneront  toujours  qu'une  châtaigne  ne  soit  pas 
épineuse  au  dedans  comme  elle  Test  au  dehors.  Quand  la  digne 
servante  fut  retournée  dans  sa  cuisine,  elle  rentra,  elle  aussi,  mais 
pour  prendre  son  chapeau  et  descendre  la  longue  rue  bordée 
d'ormes  chenus,  à  la  recherche  des  dtrons  oubliés.  Ces  citrons 
furent  déposés  discrètement  sur  la  table  de  la  cuisine,  et  personne  ne 
lui  en  dit  rien  ;  seulement  il  y  avait,  à  l'heure  du  thé,  deux  déli- 
cieux pound'CakeSy  l'un  rond  et  l'autre  en  forme  de  cœur,  sur  une 
assiette  de  Chine  bleue,  auprès  de  sa  tasse. 

Après  avoir  pris  leur  thé,  les  deux  cousines  s'assirent  dehors,  la 
plus  âgée  sur  un  fauteuil  à  dossier  droit,  la  plus  jeune  sur  le  pas 
de  la  porte.  Les  rainettes  et  les  grillons  chantaient  à  l'envi;  les 
étoUes  se  laissaient  entrevoir  parmi  les  branches,  les  ormes  se 
détachaient  lourds  et  noirs  sur  le  ciel,  et  une  petite  brise  soufflait 
le  parfum  des  lis  jusque  dans  la  maison. 

Miss  Horatia  frappait  les  bouts  de  ses  doigts  les  uns  contre  les 
autres.  Sans  doute,  elle  ne  pensait  à  rien  de  particulier.  Elle  avait 
passé  une  journée  paisible,  sauf  l'épisode  des  groseilles;  et  ces 
malhenreux  fruits  étaient  en  somme  arrivés  à  temps  au  presbytère. 
Mîss  Horatîa  avait  reçu  la  lettre  d'affaires  qu'elle  attendait.  Il  n'y 
avait  donc  rien  à  regretter  dans  le  présent,  rien  à  craindre  pour  le 
lendemain. 

—  Ma  cousine,  demanda  Nelly,  ètes-vous  bien  sûre  d'être  con- 
tente de  m'avoir  ici?  Est-ce  que  vraiment  je  ne  vous  dérange  pas? 

—  Certes,  non,  répondit  mîss  Horatia,  sans  aucune  manifestation 
de  sensibilité.  La  présence  de  jeunes  hôtes  m'est  infiniment  agréable, 
quoique  j'aie  pris  l'habitude  de  la  solitude  et  que  j'en  souffre 
moins  que  vous  n'en  souffririez,  je  suppose. 

—  J'en  souffrirais  beaucoup,  dit  doucement  la  jeune  fille. 

—  Vous  en  prendriez  l'habitude  comme  moi,  répliqua  miss  Dane. 
Oui,  chère,  je  suis  heureuse  de  plus  en  plus  de  votre  séjour  ici,  et 
je  ne  pais  me  faire  à  l'idée  d'un  prochain  départ. 

ïlle  passa  la  main  sur  les  cheveux  de  Nelly  connue  pour  s'excuser 
d^avoir  parlé  froidement  d'abord,  et  cette  caresse  rare  produisit  son 
effet. 


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116  PERDU 

—  Mon  père  ne  me  manque  pas  trop,  poursuivit  franchement 
Nelly,  parce  que  je  suis  si  accoutumée  à  le  voir  aller  et  venir,  mais 
il  y  a  d'autres  p^sonnes  dont  Fabsence  laisse  chez  moi  un  grand 
vide.  Vous  ai-je  parlé  jamais  de  George  Forest? 

—  Je  crois  me  rappeler  ce  nom,  en  effet. 

—  Eh  bien,  il  est  dans  la  marine,  lieutenant;  il  est  parti  pour 
un  long  voyage  et...  il  me  manque  beaucoup...  beaucoup...  Heu* 
reusement  je  ne  tarderai  pas  à  recevoir  de  ses  nouvelles. 

—  Votre  père  approuve-t-il  ce  choix?  demanda  miss  Dane  avec 
quelque  raideur.  Vous  êtes  bien  jeune  encore,  et  je  déplorersds  une 
imprudence,  une  légèreté  de  votre  part.  N'exposez  pas  votre 
bonheur  à  l'étourdie,  mon  enfant. 

—  0ht  mon  père  le  connaît  bien  et  fait  grand  cas  de  lui...  II  ne 
s'opposera  pas...  Seulement,  George  est  parti  pour  si  longtemps I 
Trois  années,  je  suppose.  Il  va  en  Chine  et.au  Japon. 

—  J'ai  connu  de  plus  longs  voyages,  dit  miss  Dane  d'une  voix 
altérée. 

Se  levant  brusquement,  elle  s'éloigna,  mais  Nelly  la  vit  revenir 
au  bout  de  quelques  minutes.  Elle  lui  fit  mille  questions  anxieuses 
et  bienveillantes,  bref  en  apprit  plus  long  sur  la  vie  et  sur  les 
sentiments  de  sa  jeune  amie  en  cette  seule  soirée  que  dans  tous 
les  jours  précédents.  Le  sujet  n'était  pas  épuisé  quand  Mélisse 
apporta  les  bougeoirs  à  dix  heures,  l'heure  immuable  du  coucher 
de  sa  maîtresse.  Celte  nuit-là  d'ailleurs,  miss  Dane  ne  se  coucha 
pas;  elle  resta  assise  près  de  la  fenêtre  de  sa  chambre  à  réfléchir. 

La  lune  se  leva  tard,  et  après  un  peu  de  temps,  nûss  Horatia 
éteignit  les  bougies,  qui  avaient  brùlé  jusqu'au  bout.  Chacune  des 
années  qui  s'étaient  écoulées  depuis  le  dernier  et  lamentable  voyage 
de  Joe  Carrick  avait  augmenté  l'affection  qu'elle  lui  gardait,  Horatia 
étant  de  ces  femmes  qui  s'attachent  de  plus  en  plus  aux  souvenirs 
du  passé  à  mesure  qu'ils  s'éloignent  davantage.  C'est  assez  naturel 
en  somme.  Les  grands  chagrins  de  notre  jeunesse  deviennent  quel- 
quefois l'enchantement  de  notre  âge  mûr;  nous  ne  pouvons  nous 
les  rappeler  sans  sourire.  Nous  découvrons  que  la  vie  a  été  meil- 
leure que  nous  ne  l'avions  cru,  quand  nous  regardons  en  arrière. 
Miss  Dane  en  était  venue  à  aimer  son  fiancé  mort  beaucoup  plus 
peut-être  qu'elle  ne  l'eût  aimé  vivant;  à  force  d'y  penser,  elle  avsdt 
fait  d'un  fugitif  épisode  tout  le  roman  de  son  existence;  elle  ne  se 
demandsdt  plus,  comme  autrefois,  s'il  eût  été  bien  raisonnable 
d'épouser  Joe,  elle  se  souciait  de  moins  en  moins  que  ses  amis  et 
voisins,  la  sachant  obstinément  fidèle  à  un  souvenir,  fissent  là- 
dessus  toute  sorte  de  réflexions.  Pauvre  Joe  Carrick  I  Si  gai,  A 
beau,  si  tendre  1  Comme  il  l'avait  regardée  ce  jour  où  il  sortit  du 


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PERDU  117 

port  de  Salem  sur  le  Chevalier!  Si  elle  avait  pu  se  douter  seule- 
ment qu'elle  ne  le  reverrait  plus  jamais...  Cependant  ses  pensées 
cJiangërent  de  cours  à  la  fia.  Dieu,  après  cette  épreuve,  lui  avait 
épargné  bien  des  peines  et  accordé  de  nombreuses  bénédictions. 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  I  se  dit-elle  en  rabattant  un 
Tolet  entre  elle  et  le  clair  do  lune. 

Tandis  qu'elle  rallumait  sa  bougie,  elle  se  sentait  presque 
ccmpable  : 

—  Quelle  réprimande  j'adresserais  à  Nelly,  si  elle  passsdt  la 
moitié  de  la  nuit  à  contempler  la  lunel  Je  suis  vieille...  Ces  sortes 
de  choses  sont  ridicules...  Mais  la  nuit  était  si  belle!...  J*aurais 
voulu  voir  la  lune  briller  derrière  la  cime  des  arbres. 

Nelly  cependant  dormait  du  sommeil  du  juste  dans  la  chambre 
voisine. 

Le  lendemain,  à  déjeuner,  sa  cousine  était  aussi  calme,  aussi 
réservée  que  jamais,  et  lui  proposa  de  faire  quelques  visites  dans 
Vaprës-dlnée. 

Aussitôt  Nelly  pensa  naturellement  à  la  robe  qu'elle  devait 
mettre.  Celle  qui  fut  choisie  avait  besoin  de  certaines  répara- 
tions; de  sorte  que  le  déjeûner  terminé,  elle  s'établit  avec  sa 
boîte  à  ouvrage  dans  la  salle  à  manger,  une  jolie  pièce  où  miss 
Dane  passait  volontiers  la  matinée,  sous  prétexte  de  surveiller  de 
là  sa  cuisine,  qui  n'avait  nul  besoin  d'être  surveillée;  en  réalité 
4i'élait  sans  doute  pour  entendre  une  voix  humaine,  ne  fût-ce  que 
la  voix  peu  mélodieuse  de  Uélisse,  qui,  ce  matin-là,  par  parenthèse, 
chantonnait  des  psaumes  tout  en  vaquant  à  sa  besogne. 

Ne//y  cependant  fredonnait,  l'aiguille  à  la  main,  une  petite 
chanson  : 

Que  feras-tu,  ma  mie,  quand  je  serai  loin, 

Ma  voile  blanche  ouverte  au  vent,  la  mer  entre  nous? 

Et  miss  Horatia  allait  et  venait,  montait  l'escalier,  redescendait, 
occupée  de  mille  rangements. 

11  se  trouva  que  la  robe  avait  besoin  de  plus  de  retouches  que 
Nelly  ne  l'avait  pensé  d'abord.  Les  heures  s'écoulèrent;  tout  était 
silence  dans  la  maison  et  dans  le  jardin,  quand  soudain  un  pas 
lourd  cria  sur  le  sable;  puis  on  frappa  très  fort  à  la  porte  de  la 
cuisine. 

Cette  porte  s'ouvrit,  une  voix  d'homme  demanda  si  on  ne  pour- 
rait pas  lui  donner  quelque  chose  à  manger. 

—  Je  crois  bien  que  oui,  répondit  Mélisse.  Entrez. 

Les  mendiants  étaient  peu  nombreux  à  Longfield,  et  miss  Dane 
ne  souffrait  pas  que  l'on  sortit  affamé  de  sa  maison.  Mélisse  chercha 


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118  PERDU 

donc  dans  le  garde-manger;   Nelly  Tentendît  placer  plusieurs 
as^ttes  sur  la  table  de  la  cuisine. 

—  Ne  prenez  pas  tant  de  peine,  dit  Thomme  en  approchant  sa 
chaise.  On  n'est  pas  difficile!  J'ai  conché  dans  une  vieille  grange 
abandonnée,  à  trois  ou  quatre  milles  d'ici,  et  le  sooper  n'y  vahdt 
rien. 

—  Vous  allez  loin?  demanda  Mélisse. 

—  A  Boston.  Je  suis  décidément  trop  vieux  pour  voyager  à  jned. 
Si  l'on  y  allait  en  bateau  seulement  1  L'eau  et  moi  nous  sommes  de 
vieilles  connaissances.  Voilà,  ma  fm,  un  royal  morceau  de  bœuf. 
Vous  ne  pourriez  pas  me  donner  à  présent  un  pichet  de  cidre?... 

Ceci  fut  insinué  très  humblement,  toutefois  Mélisse  ne  se  laissa 
pas  attendrir. 

—  Non,  pas  de  cela,  répondit-elle  résolument,  —  et  la  conversa- 
tion devînt  languissante. 

Miss  Dane  descendait  de  sa  chambre  au  moment  même. 

—  Voudriez-vous  rester  dans  la  cuisine?  lui  dit  tout  bas  la  vieille 
bonne.  Il  y  a  là  une  espèce  de  mendiant  qui  a  l'air  étranger.  Je 
lui  trouve  mauvaise  mine,  et  je  n'aimerais  pas  le  laisser  tout  seul. 
Le  temps  de  mettre  le  couvert...  Il  aura  vite  fini  son  repas  du  train 
dont  il  dévore. 

Miss  Dane  la  suivit  sans  répondre  et,  en  la  voyant,  le  vagabond 
se  leva  à  demi. 

—  Bonjour,  madame!  dit-il  avec  une  politesse  qui  n'est  pas 
toujours  celle  des  gens  de  cette  sorte. 

Aussitôt  que  Mélisse  fut  loin,  il  reprit  :  «  Je  suppose  que  vous 
n'avez  pas  de  cidre?  »  mais  sans  plus  de  succès  que  la  première 
fois,  miss  Dane  ayant  remarqué  qu'il  paraissait  avoir  déjà  beaucoup 
trop  bu. 

—  Est-ce  loin  d'ici  Boston?  poursuivit-il  sans  insister. 

—  Quatre-vingts  milles. 

—  C'est  que  je  voyage  lentement.  Les  marins  ne  font  pas  de 
bons  marcheurs. 

—  Vraiment,  dit  miss  Dane,  vous  avez  été  marin? 

—  Je  n'ai  jamais  été  que  cela,  répondit  l'homme  qui  semblait 
disposé  à  bavarder. 

11  avait  mangé  comme  un  chien  vorace;  on  eût  dit  qu'il  mourait 
de  faim,  et  maintenant  il  se  reposait.  C'était  un  vieillard  pauvre- 
ment et  malproprement  vêtu,  la  face  rouge,  les  gaules  voûtées; 
en  le  regardant  bien,  on  pouvait  cependant  discerner  encore  que 
ses  traits  avaient  dû  être  beaux  avant  la  misère,  avant  Tignominie. 

—  Je  n'ai  jamais  été  que  cela,  répéta-t-il.  Gamin,  je  me  suis 
sauvé  de  chez  mes  parents  pour  prendre  la  mer  et  f  y  suis  resté 


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PEâBU  1L9 

jusqu'à  ce  qu'on  m'ait  trouvé  trop  vieux  pour  servir  mêoie  de 
colamier. 

Le  fût  d'être  tnea  reçu  chez  une  dame  telle  que  uiias  Daue 
éleva  peut-être  ses  pensées,  pour  un  instant,  au-dessus  de  leur 
mreM  ordinaire,  qui  était  des  plus  bas  : 

—  C'est  la  boisson  qui  m'a  perdu,  ajouta-t-il.  J'aurais  dû  être 
autre  chose.  Personoe  ne  me  méprisait  quand  j'étais  jeune...  au 
œutnére.  Vu  été  second,  tel  que  vous  me  voyez,  sur  un  navire  de 
premier  ordres  et  je  ne  devais  pas  tarder  à  passer  capitaine.*. 
Hais  voilà...  le  bateau  se  perdit  justement  dans  cette  traversée... 
il  se  perdit  corps  et  biens...  Il  n'y  eut  que  trois  hommes  de  sauvés; 
QSL  nous  recueillit  sur  une  jonque  chinoise.  Elle  avait  la  peste  à 
bord;  mes  camarades  moururent;  je  £us  malade,  mais  j'en  ré- 
chappât Noua  étions  dans  un  enfer  là-dessus,  comprenez-vous? 
Quand  je  débarquai  seul,  je  montai  sur  une  vieille  coquille  de  noix 
qui  prétendait  vouloir  doubler  le  Cap  et  qui  se  trouva  être  un  nid 
de  pirates.  BreC,  je  m'en  allai  au  diable  avec  eux,  et  depuis  j'ai 
tPD^ois  dégringolé. 

—  Il  n'est  jamais  trop  tard  pour  se  corriger,  dit  sentencieuse- 
meailiëUsse^  qui  traversait  la  cuisine  au  moment  même. 

—  Cela  vous  est  facile  à  dire,  répondit  le  vagabond.  Moi  je  suis 
trop  vieux,  le  pli  est  pris.  Quoi  que  je  fasse,  je  m'en  vais  en 
dérive...  On  finit  par  n'être  plus  le  maître  chez  soi.  Bah!.., 

U  se  mit  à  rire  avec  une  insouciance  qui  serra  le  cœur  de  miss 
Dane. 

—  Ne  pariez  pas  ainsi,  dit-elle. 

—  Voyons,  madame,  franchement,  qu'est-ce  que  vous  voulez 
que  fesse  une  vieille  épave  comme  moi  pour  gagner  sa  vie?  Qui 
donc  m'y  mderait,  si  j'étais  tenté  d'essayer?  Ce  ne  serait  pas  vous, 
n'est-ce  pas?  Et  encore  je  ne  crois  pas  que  l'on  m'ait  nulle  part  si 
bien  traité.  Je  suis  un  homme  fini. 

Ibis  son  accent  n'était  plus  sincère;  il  était  retombé  à  son  rang 
de  mendiant. 

—  Ne  pourriez-vous  entrer  dans  quelque  refuge?...  Il  y  en  a  de 
spéciaux  pour  les  marins.  C'est  chose  si  triste  de  voir  sans  foyer, 
errant  parles  chemins,  un  homme  de  votre  âge!  N'avez-vous  donc 
pas  d'amis,  personne  qui  s'intéresse  à  vous?... 

En  parlant  miss  Dane  le  regardait  avec  une  fixité  singulière  ;  tout 
à  coup  elle  changea .  de  couleur,  ses  traits  se  décomposèrent. 
Qœlqae  chose  l'avait  frappée  qui  l'épouvantait.  On  pourrait  pâlir 
ainsi  devant  l'apparition  de  quelque  spectre  effroyable. 

—  Non,  dit  l'homme;  ma  famille  était,  —  vous  ne  le  croiriez  pas, 
~  une  des  meilleures  de  Salem.  Je  ne  me  suis  plus  montré  dans 


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120  PERDU 

la  ville  où  notre  nom  a  été  honorablement  porté  autrefois.  Mes 
parents  sont  morts  quand  j'étais  petit,  c'est  ma  grand'mère 
qui  m'a  élevé.  Près  de  quarante  ans  se  sont  passés,  voyez-vous^ 
avant  que  je  rentre  dans  mon  pays.  J'ai  rencontré  quelque- 
fois dans  les  ports  des  gens  que  je  connaissais,  mais  je  les  ai  tou- 
jours évités.  La  plus  grande  partie  de  ma  vie  s'est  passée  à 
l'étranger.  En  ai- je  vu  du  pays!..  Tenez,  j'avais  une  bonne 
femme  en  Australie...  Je  ne  sais  plus  où  j'ai  tratné  mes  vieux  os. 
Partout,  il  me  semble.  J'ai  dépensé  une  couple  de  fortunes,  le 
diable  sait  comment...  Et  me  voilà!...  nom  de... 

Il  termina  par  un  affreux  juron. 

Nelly  cousait  toujours  dans  la  salle]^à  manger,  mais  elle  n'eir- 
tendait  plus.  Quelques  minutes  auparavant  la  porte  ouverte  jusque- 
là  était  retombée  avec  lenteur  en  gémissant.  La  pierre  ronde  que 
Mélisse  mettait  toujours  pour  la  retenir  avait  été  déplacée.  Nelly  en 
éprouva  de  l'ennui,  car  elle  était  curieuse;  il  n'arrivait  plus  jusqu'à 
elle  qu'un  murmure  confus  de  voix.  N'était-il  pas  étrange  que  sa 
cousine  restât  si  longtemps  à  causer  avec  ce  vagabond?  De  telles 
familiarités  n'étaient  point  dans  ses  habitudes.  Sans  doute  it 
demandait  de  l'argent...  Allait-elle  lui  en  donner  pour  encourager 
sa  fainéantise  et  son  ivrognerie? 

Quelque  temps  se  passa  encore  puis  le  vieux  sortît,  en  trév 
buchant,  de  la  cuisine. 

—  Je  vous  suis  bien  obligé,  dit-il,  prêt  à  s'éloigner.  C'est 
peut-être  la  dernière  fois  qu'on  me  traite  comme  si  j'étais  un 
gentleman.  Y  a-t-il  quelque  chose  que  je  puisse  faire  pour  votre 
service? 

Il  parlait  en  hésitant,  avec  le  secret  désir  que  son  offre  ne  fût 
pas  acceptée. 

—  Non,  rien,  répondit  miss  Dane.  Non,  merci.  Adieu. 
Et  il  s'en  alla. 

Nous  avons  dit  que  ce  misérable  avait  été,  l'espace  de  quelques^ 
minutes,  élevé  par  une  bienfaisante  influence  un  peu  au-dessus 
de  lui-même  ;  à  peine  avait-il  gagné  la  porte  qu'il  redevint  ce  qu'il 
était  d'ordinaire  : 

—  Du  diable  si  elle  ne  m'a  pas  donné  un  billet  de  10  dol- 
lars! Elle  aura  cru  qu'il  était  d'un  dollar,  pour  sûr!  Je  vais  me 
sauver  le  plus  vite  que  je  pourrai,  avant  qu'elle  ne  s'en  soit 
aperçue  et  qu'elle  n'envoie  quelqu'un  après  moi! 

Des  visions  de  rasades  sans  nombre  et  d'autres  choses  dans 
lesquelles  le  vieux  matelot  était  encore  capable  de  trouver  du 
plaisir  traversèrent  son  cerveau  hébété. 

Comme  elle  me  regardait,  la  vieille  damel...  Est-ce  que  je 


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PERDU  121 

raatais  coBnae  dans  le  temps,  par  hasard?  Mais  non,  je  ne  suis 
jamais  venu  de  ce  côté-ci. 

£t  il  poussa  le  long  de^la  route  poudreuse. 

Ce  soir-là,  il  se  soûla  très  fort,  et  le  lendemain  il  continua  sa 
route,  Dieu  sait  où. 

Cependant  Nelly  et  Mélisse  avaient  entendu  un  bruit  singulier 
dans  la  cuisine,  comme  celui  que  fait  un  corps  en  tombant.  Elles 
s'élancèrent  pour  trouver  miss  Horatia  évanouie,  ce  qui  ne  lui 
était  jamais  arrivé.  La  chaleur,  expliqua-t-elle,  et  nuis  toute  la 
matinée  elle  avait  eu  un  peu  mal  à  la  tète.  GetteTaiblese  était 
venue  brusquement..*. 

Elles  l'aidèrent  à  regagner  le  salon,  Mélisse  lui  apporta  un  cor- 
âaJ,  Nelly  se  nût  à  l'éventer  pendant  qu'elle  gisait  sur  le  canapé. 
Un  instant  elle  appuya  tendrement  sa  joue  ronde  et  fraîche  contre 
la  main  amaigrie  de  miss  Horatia.  Jamais  elle  n'a  su  le  bien  qu'elle 
aurait  fait  ce  jour-là. 

Tout  le  monde  oublia  le  vieux  vagabond  au  milieu  de  l'émoi  qui 
suivit  sa  visite,  tout  le  monde,  sauf  miss  Dane  qui  se  rappelait  avec 
im  frisson  d'horreur  l'instant  précis  où  elle  avait  découvert,  dans 
son  r^;ard,  dans  sa  voix,  quelque  chose  qui  lui  était  familier. 

Presque  aussitôt  elle  l'avait  reconnu,  lui,  son  premier,  son 
imique  amour...  Les  années  l'avsdent  terriblement  changé...  Il 
a^était  bien  nommé  une  épave,  une  épave  sans  valeur,  informe, 
irréparablement  dégradée,  qui,  morceau  par  morceau,  s'englou- 
tissait dans  l'abtme. 

Et  eUe  l'avait  aimé  I  Depuis  elle  y  pensa  souvent.  Et  elle  l'avsdt 
regreivë  pendant  des  années!  Et  elle  avait  pu  se  croire  ûmée 
encore  plus  qu'elle  n'aimait,  n'ayant  jamais  douté  que  le  navire 
perdu  ne  se  fût  englouti  en  même  temps  qu'un  cœur  fidèle... 

Peu  à  peu  elle  s'habitua  au  fardeau  de  ce  nouveau  secret  ;  elle 
Dnémit  en  se  représentant  la  vie  qu'elle  eût  menée  avec  lui,  elle  re- 
mercia Dieu  de  lui  avoir  épargné  tant  de  honte  et  de  désespoir. 
La  distance  entre  eux  était  devenue  immense.  Cette  femme  si. 
généralement  estimée,  dont  l'existence  tout  entière  avait  été  irré- 
prochable et  bien  gardée,  comprenait  à  peine  ce  que  c'est  que 
Vinlaime,  avant  d'avoir  vu  échouer,  à  sa  porte,  l'homme  qui  avait 
été  Joe  Garrick.  Lui  qu'elle  avait  toujours  vu  jeune  et  d'une  char- 
mante élégance,  avec  les  yeux  djm  souvenir,  être  réduit  à  cet  état 
de  décrépitude,  de  malpropreté  sordide!  Dieu  merci  encore,  il  ne 
t'avait  pas  reconnue,  elle...  La  position  eût  été  trop  pénible  ppur 
tons  les  deux  I  Et  cependant  elle  songeait  avec  une  surprise  at- 
tristée qu'elle  ne  se  serait  pas  crue  changée  aussi  complètement. 

Combien  leurs  deux  routes  dans  la  vie  avaient  été  différentes  I 


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PERDU 

Ene  le  plaignait,  elle  pleura  snr  lui  plus  d'une  fois;  elle  eût  dcmné 
beaucoup  pour  appreudre  qu'il  était  mort-  Déchu  à  ce  degré  1.,.' 
Pourtant,  il  aurait  pu  être,  avec  cette  volonté  si  énergique  et  ce 
courage,  un  brave  et  honnête  homme.  Msds  toute  sa  force  avait 
été  tournée  contre  le  bien. 

—  Que  Dieu  lui  pardonne  I  répétait  à  chaque  instant  miss  Ho- 
ratia. 

Une  sorte  de  remords  la  poursuivait;  peut-être  n'aundt-elle 
pas  dû  le  laisser  partir,  peut-être  n'aurait-elle  pas  dû  le  perdre 
de  vue  ainsi  pour  toujours. 

Hélas  I  il  lui  eût  été  impossible  de  faire  'autrement.  La  jndé 
qu'elle  ressentait  pour  lui  ressemblait  à  celle  que  Dieu  peut  avoir 
pour  le  pécheur.  Elle  avait  pitié  des  entraînements  auxquels  il 
avait  cédé,  elle  avait  pitié  même  de  ses  vices  volontaires,  elle 
souffrait.  C'en  était  fait  de  son  roman.  Néanmoins,  les  gens  du 
village  en  parlèrent  encore  tout  bas  aux  étrangers.  Ni  Nelly  ni 
Mélisse  ne  surent  de  quelle  façon  navrante  elle  avait  perdu, 
pour  la  seconde  fois,  celui  qui  l'avait  aimée.  Personne  ne  s'a^^erçut 
du  moindre  changement;  la  fidèle  Mélisse  remarqua  seulement 
que  la  dent  de  baleine  avait  disparu  de  sa  place  dans  la  cfaamhre 
de  miss  Dane,  qui  vieillissait  à  vue  d'œil,  au  dire  de  ses  amis. 

Maintenant,  elle  est  tout  de  bon  une  vieille  femme.  Mais,  bien 
qu'elle  reconnaisse  que  quelque  chose  manque  à  sa  vie,  elle  se 
montre  aussi  tranquillement  satisfaite  que  jamais  du  sort  que  lui  a 
fait  la  Providence.  C'est  le  contentement  de  l'hiver  f^tôt  que  celui 
de  Tété;  les  fleurs  sont  depuis  longtemps  fanées,  ensevelies  sous 
la  neige. 

Sarah  0.  Jewett. 

Traductmi  de  Th.  Bentzon. 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES 


SAINT-CYR 


PRESIIÈRE  PARTIE  {fin) 

Saint-Cyr  après  la  guerre  de  1870.  —  L'organisation  de  1873.  —  L'élévation  des 
pregfHBmes  et  M.  laies  Siimn.  —  LVinganiastioo  actuelle  et  le  décret  do  1883.  *- 
L'enseignement  à  Saint-Cyr  en  1887. 

On  âte  avec  raison,  coiBfme  un  exemple  de  ce  que  peuvefnt  la 
lîrBîtë  et  la  volonté  chez  nn  penpie  décidé  à  tout  pour  reprendre 
le  rang  dont  une  guerre  malheureuse  l'a  dépossédé,  la  conduite 
de  Isc  Prusse  après  1806. 

Le  désastre  d'Iéna,  la  défaite  d'Auerstsedt  et  la  débâcle  qui  9h- 
Vîrent  ces  deux  journées  ayaimt  amené  l'anéantissement  à  peu 
près  complet  de  la  monarchie  de  Frédéric  U.  Ses  armées  détraites, 
son  trésor  perdu,  ses  places  occupées,  que  demeurait-il  i  la 
Prusse  au  commencement  de  4807?  Et  cependant  des  houmies 
comme  Schamhorst,  comme  Kleist,  comme  Blûcher  ne  désespé- 
rèrent pas  de  la  patrie.  Grâce  à  leurs  efforts,  grâce  à  des  cosibi- 
naisons  judicieuses  et  prévoyantes,  la  nation,  secouée  dans  sa 
torpeur,  s'apprêta  généreusement  pour  de  nouvelles  luttes,  et  dès 
1813,  à  la  mort  de  Schamhorst,  elle  étsût  assez  forte  pour  entrer 
à  nouveau  dans  une  coalition  dirigée  contre  la  France.  Sans  doute, 
à  cette  époque,  la  Prusse  souffrait  encore  de  blessures  récentes  ; 
sans  doute  aussi  elle  ne  put  apporter  à  ses  alliés  que  d'assez  faibks 
moyens,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cet  appoint  fut  tel,  que 
Napoléon  dut  en  tenir  compte;  et  qui  sait  s'il  ne  fut  pas  la  goutte 
d'eau  qui  fift  déborda  le  vase? 

Vu  peu  plus  tard,  en  1815,  quand  tout  le  nK)nde  en  Europe 
ne  parta  pkis  que  de  paix,  ne  songea  plus  qu'au  repos,  nous 
voyons  la  Prisse  entamer  Tœuvre  lente  de  réorganisation  qui  la 
mènera,  cinquante  ans  plus  tard,  à  Sadowa  et  à  1870. 

^  Vo7«  le  CoJT&^mdaU  du  25j8epiembrd  1887* 


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124  NOS  ÉCOLES  MIUTAIRES 

L'histoire,  racontant  un  jour  comment  la  France,  au  lendemain 
de  1870,  essaya  de  se  relever  d'un  désastre  inouï  dans  son  histoire,, 
ne  nous  trouvera  pas  sans  doute  inférieurs  à  la  Prusse.  Elle  ne 
dira  pas  sans  étonnement  l'élan  avec  lequel  notre  pays,  en  proie  à 
un  système  politique  aussi  démoralisateur  que  la  république,  put 
payer  en  trois  années  cinq  milliards  de  francs  à  son  vainqueur,  et 
organiser  du  jour  au  lendemain  une  armée  refaite  de  toutes  pièces, 
munie  à  nouveau  de  tous  les  accessoires,  de  tout  le  matériel,  des 
rouages  multiples  sans  lesquels  ne  marche  plus  une  armée  moderne. 

Dans  cette  reconstitution  générale  de  l'élément  militaire,  nos- 
écoles  spéciales  devaient  être  tout  naturellement  l'objet  d'une 
attention  particulière.  Cependant,  comme  l'organisation  de  4870 
était  bonne,  on  jugea  convenable  de  n'y  toucher  qu'avec  prudence, 
et  les  remaniements  effectués  à  Saint-Gyr  au  lendemam  de  la 
guerre  portèrent  de  préférence  sur  les  matières  que  devait  com- 
prendre l'enseignement. 

Les  modifications  organiques  se  bornèrent  à  mettre  à  la  tète  de- 
chaque  compagnie  un  capitaine,  alors  qu'avant  la  guerre  il  n'y 
en  avait  qu'un  par  division  ;  à  créer,  en  outre  des  professeurs  ûtx^ 
laires  de  chaque  cours,  quatre  professeurs  adjoints. 

En  ce  qui  concernait  la  cavalerie,  un  décret  du  président  de  la 
République  en  date  du  8  mai  1873  décida  que  dorénavant  tous  les 
élèves  de  première  année  serviraient  pendant  un  an  dans  l'infan- 
terie et  que,  seulement  à  la  fin  de  la  première  année,  il  serait  établi 
une  liste  d'aptitude  à  la  cavalerie  par  une  commission  composée 

Du  général  commandant  l'École, 

Du  commandant  en  second. 

De  l'officier  supérieur  chargé  des  exercices  de  la  cavalerie. 

Et  d'un  des  officiers  instructeurs. 

Les  élèves  inscrits  sur  cette  liste  devaient  exercer,  d'après  leur 
rang  de  passage  en  première  division  (deuxième  année),  leur  droit 
d'option  pour  la  cavalerie,  et  la  liste  définitive  était  formée  ea 
prenant  sur  cette  liste,  d'après  leur  rang,  le  nombre  d'élève» 
nécessaire  pour  le  recrutement  en  officiers  des  armes  à  cheval. 

Quant  aux  remaniements  qu'on  fit  subir  aux  méthodes  d'ensei- 
gnement, ils  furent  plus  importants. 

Tout  d'abord,  les  anciens  cours  de  mathématiques,  d'histoice 
générale,  de  physique  et  de  chimie  —  les  seules  chaires  occupées 
par  des  professeurs  civils  —  furent  définitivement  supprimés.  La 
vérité  est  qu'ils  demeuraient  d'une  inutilité  réelle,  s'adressant  à 
des  jeunes  gens  qui  avaient  poussé  leurs  études,  au  collège,  biea. 
au  delà  des  matières  enseignées  dans  ces  cours.  Quant  aux  autres 
branches  de  l'enseignement,  —  branchées  purement  militwes,  — 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  125 

comme  rartilleriey  la  fortification,  l'art  militaire,  elles  dareot  se 
pWer  ara  méthodes  pratiques  et,  disons  le  mot,  terre  à  terre,  dont 
on  était  an  peu  trop  sorti  à  la  fin  de  l'empire. 

En  artillerie,  on  parla  un  peu  moins  de  l'histoire  des  armes  chez 
les  anciens  et  l'on  donna  aux  élèves  quelques  détails  de  plus  sur 
la  construction  des  canons  Lahitolle  ou  de  Bange.  En  fortification, 
l'ëpure  traditionnelle  dd  front  de  Vauban  dut  faire  place  à  la 
fortification  polygonale  et  à  l'étude  des  types  modernes  construits 
en  Al/emagne,  en  Autriche,  à  Anvers,  d'après  les  idées  de  notre 
grand  Hontalembert. 

En  art  militaire,  on  ne  consacra  plus  que  quelques  heures  à 
l'étude  des  formations  grecques  et  romaines,  et,  sans  abandonner 
complètement  l'étude  de  la  stratégie,  on  enseigna  aux  élèves  les 
opérations  pratiques  du  service  en  campagne.  Quant  à  l'histoire 
militaire,  elle  négligea  Arbelles,  Leuctres  et  Mantinées  pour  étudier 
en  grand  détail  Sadowa,  Gustozza  et  les  diverses  batailles  de  i870. 

L'étude  de  la  géologie  entra,  avec  quelque  exagération  peut- 
être,  dans  le  cours  de  géographie,  et  il  n'y  eut  pas  jusqu'à  l'admi- 
nistration et  la  législation  qui  ne  fussent  enseignées  d'une  façon  plus 
pratique. 

Quant  aux  programmes  d'entrée,  ils  avaient  encore  été  renforcés. 
D'après  l'instruction  pour  l'admission  à  l'École  en  1873,  ces  pro- 
grammes comprenaient  à  l'examen  écrit  : 

Une  composition  de  littérature  française, 

Une  composition  d'histoire. 

Un  croquis  de  géographie, 

Une  version  latine, 

Une  composition  mathématique  portant  sur  une  ou  plusieurs  ques- 
tions mathématiques, 

Un  calcul  logarithmique. 

Le  tracé  d'une  épure  de  géométrie  descriptive, 

Un  tbtoie  allemand. 

Un  dessin  d'imitation, 

Un  lavis  à  l'encre  de  Chine. 

Jamais  les  examens  n'avaient  été  aussi  chargés,  et  les  hommes 
les  plus  compétents  signalèrent  l'inconvénient  qu'il  y  avait  à  grossir 
outre  mesure  la  somme  des  matières  exigées  d'un  candidat  de  seize 
ans. 

«  Si  vous  comparez  le  concours  d'admission  en  1810  à  ceux  de 
1830  ou  de  1873,  écrivait  à  cette  époque  M.  Jules  Simon,  vous 
TOUS  convaincrez  qu'on  lui  a  fût  faire  un  terrible  chemin. 

«  C'est  d'abord  un  programme  tout  uni  qu'un  élève  ordinaire 
peut  préparer  en  un  an  sans  trop  de  fatigue.  Peu  &  peu  les 


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126  NOS  ÉCOLES  lULUid&ES 

exigences  augmentent,  et  aujourd'hui  elles  sont  telles,  qu'il  faut  se 
fatiguer  et  s'épuiser  pour  passer  un  examen  passable.  Ce  n'est  pas 
que  l'École  elle-même  ait  absolument  besoin  qu'on  sache  tout  cela; 
mais  c'est  l'examinateur  qui,  ne  sachant  plus  comment  choisir, 
augmente  la  part  du  hasard  pour  diminuer  d'autant  la  sienne.  S'il 
n'y  a  qoe  vingt  questions,  tout  le  monde  les  étudiera;  s'il  y  en  a 
deux  cents,  le  meilleur  élève  en  possédera  au  plus  cent  cinquante. 
Assurément,  c'est  un  malheur  pour  ce  dernier  de  tomber  sur  ce 
qu'il  ne  ssdt  pas;  mais  la  consdence  du  juge  est  à  couvert.  Cela  est 
dans  la  logique  du  système  ;  il  est  impossible  qu'on  n'arrive  pas  à  ce 
résultat.  11  est  aussi  dans  la  logique  du  système  qu'aux  difticultés 
qui  naissent  du  programme,  l'examinateur  ajoute  celles  qui  naissent 
d'une  certaine  façon  de  poser  les  questions  et  d'argumenter  contre 
l'élève.  On  en  vient  à  diercher  les  questions  les  plus  captieuses, 
qui  sont  loin  d'être  les  plus  importantes.  Il  n'y  a  pas  de  concours, 
en  quelque  genre  que  ce  soit,  qui  n'aboutisse,  à  la  longue,  à  cette 
conséquence;  et  pourtant,  quand  on  en  est  là,  on  va  directement 
contre  le  but  qu'on  se  propose,  et  l'art  de  subir  un  examen  se 
substitue  à  l'étude  sérieuse  et  réellement  efficace.  » 

Que  pourrions-nous  ajouter  à  ces  paroles  si  profondément  vraies? 

Quoi  qu'il  en  fût  des  objections  qu'avait  soulevées  l'élévation  des 
programmes  d'entrée  à  Saint-Cyr  en  1873,  on  laissa  les  choses  en 
l'état  jusqu'en  1882,  époque  à  laquelle  furent  effectués  à  Saint-Cyr 
d'importants  remaniements. 

Non  seulement  les  programmes  d'admission  furent  légèrement 
simplifiés,  —  comme  on  le  verra  un  peu  plus  loin,  —  mais  encore, 
le  système  d'enseignement  fut  largement  remanié  et  mis  en  entière 
concordance  avec  les  principes  tactiques  contemporains. 

Comme  Saint-Cyr  est  placé  aujourd'hui  encore  sous  le  régime 
inauguré  en  1882,  nous  nous  arrêterons  avec  quelque  insistance 
sur  le  décret  d'organisation  de  cette  dernière  année,  tant  en  ce 
qui  concerne  la  constitution  intérieure  de  l'École  qu'au  point  de 
vue  du  régime  des  examens  d'entrée. 

L'état-major  de  l'École  comprend  aujourd'hui  : 

1  général  de  brigade,  commandant, 

1  colonel  commandant  en  second, 

1  chef  de  bataillon  d'infanterie  commandant  le  bataillon, 

1  major, 

1  capitaine  trésorier, 

1  lieutenant  adjoint  au  trésorier, 

1  aumônier. 

Le  bataillon,  scindé  en  deux  demi-bataillons  et  huit  compagnies 
<:ompte  comme  cadres  : 


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NOS  ÉOOLCS  MUITÀlRtSI  fTT 

8  capitsdoes, 

8  lieutenants, 

1  lieutenant,  directeur  des  exercices  d'escrime  et  de  gymnastique* 

8  adjiKlants  d'infanterie, 

1  clairon  major, 

1  caporal  clairon, 

16  clairons. 

D'après  le  règlement  de  1882,  l'option  des  élèves  pour  la  cava- 
lerie n'a  plus  lieu  à  la  fin  de  la  première  année  comme  cela  avait 
été  fixé  en  1873,  mais  bien  aux  examens  de  Pâques,  c'est-à-^fire 
environ  au  bout  de  six  mois  de  séjour  à  l'École.  Les  élèves  com- 
pris sur  cette  liste  —  établie  généralement  de  façon  à  compter  un 
nombre  de  cavaliers  supérieur  d'un  quart  aux  besoins  présumés  de 
la  cavalerie  —  reçoivent  des  leçons  spéciales  d'équitation  jusqu'à 
la  fin  de  l'année  scolaire. 

Le  cadre  de  la  section  de  cavalerie  comprend  : 

1  chef  d'escadron,  commandant, 

2  capitaines  instructeurs, 
ft  lieutenants  instructeurs, 
1  vétérinaire, 

3  adjudants  sous-instructeurs, 

6  maréchaux  des  logis,  sous-instructeurs  adjoints. 

Viennent  ensuite  les  cavaliers  de  manège  et  ce  qu'on  appelle  le 
cf  petit  état-major  »,  c'est-à-dire  le  personnel  nécessaire  pour 
soigner  les  chevaux  de  l'École,  un  personnel  d'artillerie  et  du  génie 
pour  le  tir  du  canon  ou  les  travaux  de  fortification,  12  sergents 
prévôts  d'escrime,  6  sergents  moniteurs  de  gymnase,  1  vague- 
mestre, etc. 

Le  personnel  attaché  à  l'enseignement  est  composé  de 

1  lieutenant-colonel,  directeur  des  études, 

2  capitaines  sous-directeurs, 

4  adjudants,  surveillants. 

Plus  d'un  certain  nombre  de  professeui-s  du  grade  de  chef  de 
bataiUoo,  assistés  chacun  de  quatre  professeurs-adjoints  du  grade 
de  capitaine. 

Comme  nous  le  disions  plus  haut,  les  cours  de  Saînt-Cyr  ont  été 
établis  de  façon  qu'un  élève  puisse,  à  la  rigueur  et  dans  des  cir- 
constances spéciales,  être  nommé  soi^-lieutenant  au  bout  de  sa 
première  année  d'études.  Ce  principe,  qui  était  admis  déjà  avant 
1870,  a  été,  depuis  la  guerre,  appliqué  d'une  manière  plus  judicieuse. 
Cest  ainsi,  —  comme  nous  l'avons  dit  également,  —  que  toutes  les 
chaires  d^es  ont  été  supprimées,  sauf  celle  de  littérature,  et  que 
l'enseignement  est  devenu  purement  militaire. 


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m  NOS  ÉCOLES  MlUTAIRES 

La  constitution  organique  de  Saint-Cyr»  telle  que  nous  venons 
de  la  donner,  est  l'œuvre  de  M.  le  général  Campenon,  et  il  faut 
considérer  également  comme  l'œuvre  de  cet  officier  général  les 
règles  pour  l'admission  à  l'École,  telles  que  son  successeur  au 
ministère,  M.  le  général  Billot,  les  fit  approuver  par  le  président 
de  la  république,  le  9  février  1882. 

D'après  l'instruction  qui  porte  cette  dernière  date,  certaines 
modifications  furent  apportées  à  ce  qui  se  passait  depuis  1873. 

Depuis  4882,  nul  ne  peut  être  admis  aux  compositions  s'il  ne 
justifie  de  la  possession  du  diplôme  de  bachelier  es  sciences  ou  du 
certificat  de  première  épreuve  du  baccalauréat  es  lettres.  Un  avan- 
tage de  vingt  points  est  accordé  aux  candidats  pourvus,  soit  du 
diplôme  de  bachelier  es  lettres  complet,  soit  du  diplôme  de  bache- 
lier es  sciences  et  du  certificat  de  première  épreuve  du  baccalau- 
réat es  lettres.  La  production  des  deux  diplômes  complets  entraîne 
un  bénéfice  de  cinquante  points. 

Les  compositions  écrites  se  font  généralement  à  la  fin  de  juin 
dans  les  villes  suivantes  :  Alger.  —  Besançon.  —  Bordeaux.  — 
Brest.  —  (îaen.  —  Clermont-Ferrand.  —  Dijon.  —  Douai.  —  Gre- 
noble. —  La  Flèche.  —  Lorient.  —  Lyon.  —  Marseille.  —  Mont- 
pellier. —  Moulins.  —  Nancy.  —  Paris.  —  Poitiers.  —  Rennes. 
—  Rouen.  —  Toulouse.  —  Tours.  —  Versailles. 

Elles  comprennent  : 

1""  Une  composition  française  de  la  classe  de  mathématiques  élé- 
mentaires (2*  année)  *. 

2^  Un  thème  allemand.  Les  caractères  allemands  doivent  être 
employés  pour  l'écriture  de  ce  thème  2. 

3**  Une  composition  mathématique  comprenant  une  ou  plusieurs 
Questions,  et  un  calcul  logarithmique  avec  les  tables  de  Callet  à 
sept  décimales. 

â"*  Le  tracé  d'une  épure  de  géométrie  descriptive  d'après  des 
données  numériques,  dont  le  sujet  est  pris  tantôt  dans  la  géomé- 
trie descriptive  et  tantôt  dans  les  plans  cotés. 

5*»  Une  épreuve  de  dessin  d'imitation  comprenant  :  l""  la  réduc- 
tion au  trait  d'une  académie  dans  une  proportion  donnée;  2""  la 
copie  ombrée  d'un  paysage  (genre  Galame)  ^. 

*  Cette  composition,  appréciée  autrefois  au  point  de  vue  du  style  et  de 
l'orthographe,  ne  Test  phis  qu'au  poiut  de  vue  du  style.  Toutefois  le  correc- 
teur donne  à  l'orthographe  une  note  fictive  et  si  cette  note  n'est  pas  10  au 
moins,  le  candidat  est  exclu. 

3  A  partir  de  1888,  le  thème  allemand  devra  être  fait  sans  dictionnaire. 

'  A  partir  de  1888,  la  réduction  de  Tacadémie  sera  remplacée  par  uix 
dessin  d'après  la  bosse. . 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  129 

6""  Un  lavis  à  teintes  plates  et  à  teintes  fondues,  exécuté  &  l'encre 
de  Chine. 

Comme  on  le  remarque,  la  version  latine  a  été  exclue  de  ces 
épreuves,  et  il  faut  voir  là  une  concession  à  cette  tendance  moderne 
d*aprës  lesquelles  les  humanités  seraient  rayées  des  programmes 
universitaires. 

Cest  un  fait  qui  nous  parait  regrettable,  car  jusqu'ici  les  lettres 
avaient  été  en/aveur  dans  l'armée,  où  elles  demeuraient  un  passe* 
temps  dans  la  période  d'activité,  une  consolation  quand  l'heure  du 
repos  avait  sonné.  Les  mains  qui  tiennent  l'épée  ont  souvent  manié 
la  plume  avec  une  grâce  dont  on  ne  les  aurait  pas  cru  capables, 
témoins  ces  cent  et  quelques  traductions  d'Horace  dues  à  des 
officiers,  à  des  militaires  de  tous  grades,  dont  un  nombre  respectable 
de  vieux  colonels. 

Les  examens  oraux  sont  passés  par  les  élèves  reconnus  admis- 
sibles, —  c'est-à-dire  ayant  faut  avec  succès  les  compositions 
écrites,  —  devant  une  commission  qui,  après  avoir  commencé  ses 
opérations  à  Paris,  se  transporte  ensuite  à  La  Flèche,  Rennes, 
Poiders,  Toulouse,  Nîmes,  Lyon,  Besançon  et  Nancy. 

Les  matières  exigées  pour  les  examens  oraux  sont,  très  sommai- 
rement résumées  : 

V arithmétique^  depuis  la  numération  décimale  jusqu'aux  racines, 
en  passant  par  les  fractions,  les  proportions,  les  noaà)res  décimaux 
et  Je  système  métrique. 

Valgèbre.  Calcul  algébrique,  fractions.  Équations  du  premier  et 
du  deuxième  degré.  Maxima  et  minima.  Logarithmes.  Extraction 
des  racines  cubiques. 

La  géométrie.  De  la  ligne  droite  et  du  plan  à  la  mesure  des 
surfaces.  Polyèdres,  cônes  et  cylindres.  Sphère.  Section  plane* 
Courbes  usuelles  :  Ellipse,  parabole,  hyperbole,  hélice.  Sections 
planes  du  cône  droit  à  base  circulaire. 

Géométrie  descriptive.  De  la  représentation  du  point,  de  la 
droite  et  du  plan,  avec  surface  de  révolution.  Projections  stéréogi'a- 
phigaes  et  de'Mercator.  Intersection  d'un  plan  et  d'un  cône  de 
révolution. 

Géométrie  cotée.  Projections  cotées,  notions  sur  les  surfaces 
topographîques. 

Trigonométrie  rectiligne.  Arcs  positife  et  arcs  négatifs.  Révo- 
lution des  triangles. 

Mécanique.  Cinématique.  Dynamique. 

Cosmographie.  Sphère  céleste.  De  la  terre.  Du  soleil.  Mesure  du 
temps.  Système  de  Copernic.  Ld  de  Kepler. 

Physique.  Pesanteur.  Chaleur.  Magnétisme.  Électricité.  Lumière. 

iO  OCTOBKB  1887.  9 


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130 


NOS  ÉCOLES  inLITÂIRES 


Chimie.  Corps  composés  et  corps  simples.  Acides,  bases,  corps 
neutres.  Métaux. 

Géographie,  Les  continents.  L'Europe.  La  France.  Constitution 
géologique,  hydrographie  et  orographie.  Chemins  de  fer,  routes, 
canaux. 

Histoire.  De  Henri  IV  à  1870. 

Langue  allemande.  Thème  au  tableau.  Lecture  et  explication 
d'un  texte  et  d'un  manuscrit.  Conversation. 

Les  coefficients  attribués  à  chaque  composition,  c'est-à-dire  le 
chiffre  par  lequel  on  multiplie  la  note  attribuée  à  chaque  compo- 
sition ou  chaque  examen  oral  sont  les  suivantes  : 

Composition  française 16 

Composition  mathématique  et  calcul  logarithmique .  10 

Épure 6 

Dessin  d'imitation 3 

Lavis  à  l'encre  de  Chine 2 

Thème  allemand 5 

Total.     ...     42 

Les  compositions  étant  cotées  de  0  à  20,  suivant  leur  force,  sup- 
posons qu'un  candidat  ait  obtenu,  pour  sa  composition  française,  12. 
On  multiplie  12  par  le  coefficient  16,  ce  qui  lui  donne  192  points. 
Un  autre  qui  aura  eu  14  obtiendra  224  points.  Au  point  de  vue  de 
l'examen  d'entrée,  il  convient  donc  que  les  élèves  soient  forts 
surtout  dans  les  matières  dont  le  coefficient  est  élevé,  puisque  la 
liste  d'admission  est  établie  d'après  le  total  des  points.  Prenons, 
par  exemple,  deux  élèves,  l'un  très  fort  en  littérature,  l'autre  très 
fort  en  mathématiques,  et  supposons  qu'ils  aient  obtenu  les  notes 
suivantes  pour  les  diverses  compositions  écrites  : 


Premier  élèye 


Kombi^ 

de 
points 


Composition    fran- 
çaise   20X16  «=320 

Composition  mathé- 
matique.   .    .    .  5  X  iO  «    50 

Épure 4  X    6  —  24 

Dessin 10  X    3  =   30 

Layis 6x   2«   12 

Allemand.     .    .    .  16  X   5  —  80 

"5Î6 


Denzlème  élève 

Composition  fran- 
çaise  5  X  16 

Composition  mathé- 
matique, 

Épure.  . 


Kombr« 

de 
pointa 

-=    80 


Dessin. 
Lavis.  . 
Allemand 


20  X  10  =  200 
45  X  6==  90 
15  X  3=  4S 
20  X  2=  40 
10  X    5«   50 

loi 


On  voit  que  le  premier,  bien  que  n'ayant  qu'une  seule  note  20, 
un  seul  16,  et  tout  le  reste  égal  ou  inférieur  à  10,  obtiendra  cepen- 


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m^  ÉCOLES  MIUTÀIRES 


131 


dant,  à  l'écrit,  un  nombre  de  points  supérieur  au  second  élève  qui  a 
obtenu  deux  20,  deux  15,  un  10  et  un  5  *. 

Cette  supériorité  attribuée  à  la  composition  française  est  une 
juste  compensation  pour  la  suppression  de  la  version  latine,  et  il 
faut  espérer  que,  grâce  à  elle,  le  niveau  littéraire  de  notre  grande 
École  miKtaîre  ne  décroîtra  pas  sensiblement. 

Le  calcul  que  nous  venons  de  fsdre  pour  les  examens  écrits  est  à 
répéter  pour  lés  examens  oraux  dont  les  coefficients  sont  : 


SCIE5CBS  MATHEMATIQUES 

Arithmétique iO 

Algèbre  et  trigonométrie ...  10 

Géométrie 10 

Géométrie  descriptive ....  7 

Géométrie  cotée 3 

Mécanique 10 

Cosmographie 10 


SCIENCES  PHYSIQUES 

Physique 10 

Chimie 5 

LETTRES 

Histoire 14 

Géographie 14 

Allemand 10 

Anglais  (facultatif) 2 


En  ce  qui  concerne  l'aptitude  physique  qui  donne  lieu  à  trois 
examens  d'équitation,  de  gymnastique  et  d'escrime,  le  coefEcient 
est  de  2  pour  chaque  note. 

Aussitôt  que  le  chiffre  des  candidats  à  recevoir  a  été  déterminé 
par  le  ministre,  la  liste  des  admis  est  arrêtée,  puis  publiée  par  le 
Journal  officiel  quelques  jours  avant  la  rentrée.  Cette  rentrée  a 
lien  généralement  dans  les  derniers  jours  d'octobre. 

Dans  l'Écdle  même,  les  cours  suivis  par  les  Saint-Cyriens  sont, 
ainsi  que  nous  l'avons  dit  déjà,  purement  militaires,  à  l'exception 
du  cours  de  littérature,  pour  lequel  on  a  conservé  un  professeur  de 
l'Université. 

Les  matières  embrassées  par  ces  cours  sont  l'artillerie,  la  forti- 
fication, la  topographie,  l'art  et  l'histoire  militaires,  la  géographie  et 
la  statistique,  la  législation  et  l'administration  militaires,  la  litté- 
rature française,  l'allemand  et  le  dessin. 

Enseignées  d'après  les  méthodes  les  plus  récentes  et  suivant  cet 
esprit  pratique  que  nous  avons  signalé  déjà  un  peu  plus  haut,  les 
diverses  branches  des  sciences  militaires  étudiées  à  Saint-Cyr  cons- 
tituent un  faisceau  bien  amalgamé  qui,  comme  niveau  intellectuel, 
surpasse  sans  doute  tout  ce  qui  a  été  obtenu  jusqu'ici. 

*I1  y  a  lieu  de  tenir  compte  ici  que  les  notes  au-dessous  de  10  sont 
portées  pour  mémoire  seulement  et  n'augmentent  pas  le  nombre  de  points  du 
candidat.  Malgré  cette  restriction,  le  premier  élève  dont  nous  parlions  plus 
haut  aurait  encore  l'avantage  sur  le  second.  En  déduisant  les  trois  notes 
iûfériaires  à  10  du  numéro  1,  on  obtient  430  points;  en  défalquant  Vunique 
ûote  au-dessous  de  10  du  numéro  2,  on  arrive  seulement  à  425  points. 


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132  NOS  EGOLES  MIUTAIRES 

Au  surplus,  ce  n'est  point  seulement  au  point  de  vue  de  ren- 
seignement que  l'École  a  gagné  sur  ce  qu'elle  était  jadis.  Sous  le 
rapport  du  bien-être  individuel,  de  l'hygiène,  des  soins  donnés 
aux  élèves,  de  grands  progrès  ont  été  effectués,  et  de  nouveaux  le 
seront  encore. 

Il  faut  dire  d'ailleurs  que  les  douceurs  apportées  dans  la  vie  des 
élèves  n'empêchent  pas  que  le  régime  général  ne  soit  rude  et  que 
l'ensemble  de  l'existence  menée  par  ces  jeunes  gens  ne  constitue 
un  véritable  entraînement.  On  s'en  rendra  compte  dans  la  deuxième 
partie  de  ce  travail. 


DEUXIÈME   PARTIE 

LA   VIE  A  l'école 


I.  Lo  régime  des  compagnies  de  cadets  sons  Tancienne  monarchie.  La  brimade  sous 
le  premier  Empire,  f—  IL  La  brieiade ,  de  la  Restauration  à  aujourd'hui.  — 
m.  La  vie  à  Saint-Cyr.  Les  cours.  Les  triomphes.  La  garde.  La  salle  de  police. 
L'infirmerie.  —  IV.  La  vie  en  1887.  Une  journée  d'hiver.  L'École  à  l'extérieur. 
L'Ébole  à  Chàlons. 

Pans  les  pages  qui  précèdent,  nous  avons  donné  l'organisation 
officielle  de  Y  Ecole  militaire  en  prenant  cette  institution  à  ses  pre- 
mières années  et  la  conduisant  jusqu'à  nos  jours;  cependant  l'étude 
que  nous  avons  entreprise  serait  incomplète  si,  après^  avoir  dit  ce 
qu'est  Saint-Cyr  d'après  les  règlements,  nous  n'examinions  sa  vie 
propre,  sa  physionomie  intime,  son  originalité  particulière,  si  nous 
ne  disions  enfin,  ce  qu'est  la  vie  saint-cyrienne. 

Comme  nous  l'avons  fait  pour  la  première  partie,  nous  remon- 
terons aux  origines,  et,  en  étudiant  ce  que  fut,  il  y  a  deux  cents 
ans,  la  vie  dans  les  compagnies  de  cadets,  ce  qu'elle  devint  à 
l'Ecole  de  Pâris-Duverney,  un  peu  plus  tard  à  Fontainebleau, 
nous  trouverons  que,  à  peu  de  choses  près,  les  mœurs  ont  été  les 
mêmes  à  toutes  les  époques,  que  les  traditions  ont  survécu  aux 
réorganisations  officielles  et  même  aux  révolutions  politiques. 

I 

Au  temps  de  Louvois,  les  compagnies  de  cadets  souffrirent  de 
deux  plaies  qu'il  fut  impossible  au  ministre  de  guérir  complète- 
ment :  la  manie  des  duels  et  les  brimades.  On  se  battait  entre 
cadets,  malgré  les  édits,  malgré  les  lois  sévères  qui  réprimaient 
alors  les  combats  individuels,  on  se  battait  avec  fureur  et,  dès  1685» 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  133 

OB  dut  fusiller,  ni  plus  ni  moins,  deux  cadets  de  la  compagnie  de 
CharlemoDt,  convaincus  d'avoir  pris  part  à  un  duel  qui  avait  toutes 
les  apparences  d'un  meurtre. 

Quant  aux  brimades,  elles  florissaient  dans  la  pleine  ardeur  de 
leur  jeunesse;  mais,  remarque  particulière,  elles  avaient  pour  vic- 
times non  pas  les  cadets  les  plus  imberbes,  comme  cela  a  lieu 
aujourd'hui,  mais  les  habitants  inoflensif^  des  villes  qui  avaient  le 
bonheur  d'abriter  ces  hôtes  turbulents. 

Le  dix-huitième  siècle  vit  continuer  ces  abus. 

On  était  loin  cependant  des  mœurs  militaires  de  Philippe  YI,  de 
Charles  VII,  et  l'on  n'en  avait  qu'un  vague  souvenir  de  cette  ordon- 
nance d'Henri  II  défendant  aux  gens  de  guerre  de  «  breusler  les 
poultres  et  ais  des  maisons  violentement,  à  seule  fin  de  cuire  les 
aliments  et  chauffer  les  cuisines,  comme  aussi  violenter  les  femmes 
et  filles  et  torturer  le  paulvre  hoste^  ».  Pourtant,  messieurs  les 
militaires  avûent  encore  certaines  privautés  que  nos  jeunes  cadets 
eussent  aimé  à  voir  ne  point  se  perdre  et,  ce  qui  se  passa  à  Effiat, 
Vannée  de  la  création  des  treixe  écoles  préparatoires  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut,  est  un  exemple  du  dévergondage  auquel 
se  livraient  sdors  les  ancêtres  de  nos  Saint-Gyriens  actuels. 

Dans  la  nuit  de  Noël  1777,  vers  onze  heures  et  demie,  une  quin- 
zaine de  cadets  de  l'École  préparatoire  dirigée  par  les  religieux 
Oblats  du  Saônt-Esprit,  escaladent  les  murs  et  se  répandent  un  à 
un  dans  la  ville.  C'est  l'heure  où  la  messe  de  minuit,  suivie  à 
cette  époque  avec  une  ponctualité  qui  n'est  guère  de  mode  aujour- 
d*bm,  a  fait  sortir  de  chez  eux  la  plupart  des  habitants  :  il  fait  un 
froid  intense,  cinq  ou  six  degrés  au-dessous  de  zéro.  Enveloppés 
dans  leur  manteau,  garantis  d'ailleurs  par  l'obscurité,  les  jeunes 
gens  se  glissent  silencieusement  dans  les  rues.  Us  se  sont  partagés 
les  quartiers,  et  chacun  dans  chaque  rue  se  livre  au  manège  sui- 
vant. Un  cadet  s'arrête  à  la  première  porte  qu'il  rencontre,  tire 
de  sa  poche  une  longue  cheville  de  bois,  l'enfonce  vigoureusement 
dans  la  serrure  avec  un  petit  maillet,  puis  va  à  la  maison  suivante 
et  a^t  de  même. 

Pendant  ce  temps-là,  les  bons  Oblats  chantaient  Matines  sans  se 
douter  de  la  singulière  occupation  à  laquelle  se  livraient  leurs  élèves. 

Ce  qui  se  passa  une  heure  plus  tard  est  difficile  à  raconter.  La 
moitié  de  la  population  dut  renoncer  à  rentrer  sous  son  toit,  et  force 
fat  aux  voisins  qu'un  hasard  heureux  avait  épargnés,  d'ouvrir  leurs 
portes  aux  pauvres  victimes  de  cette  singulière  plsdsanterie. 

*  Dépôt  de  la  guerre.  YieiUes  archives.  Recueil  des  ordonnances  concer- 
nant les  gens  de  guerre. 


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m  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES 

Avec  une  préméditation  horrible,  les  jeunes  farceurs  avaient  ea 
soin  de  cheviller  tout  spécialement  les  maisons  des  divers  serruriCTS 
de  la  ville,  de  façon  à  être  bien  assurés  qu'aucun  crochet  importun 
ne  serait  disponible  pour  défaire  leur  œuvre. 

Il  y  eut  naturellement  grand  bruit  autour  de  cette  aiïaire,  et  le 
lieutenant  de  police,  qui  avait  eu  personnelletoent  à  souffrir  de  la 
brhnade  que  nous  venons  de  dire,  fit  un  rapport  au  ministre  pour 
signaler  à  sa  colère  la  conduite  des  coupables.  Il  y  avait  eu  enquête^ 
€t  Ton  attendait  la  décision  du  comte  de  Saint-Germain,  quand, 
avaut  que  rien  ne  fût  arrivé  encore,  la  vengeance  prématurée  des 
perturbateurs  se  fit  sentir  d'une  façon  imprévue. 

Dans  une  des  dernières  nuits  de  janvier,  M.  le  lieutenant  de 
police  dormait  d'un  sommeil  profond  dans  l'hôtel  qu'il  occupait  rue 
Chartronne,  quand  de  discrets  coups  de  marteau  retentissent  sur 
le  volet  de  sa  fenêtre  située  au  premier  étage.  Inquiet,  il  s'éveille» 
saute  à  bas  de  son  lit  et  se  demande  ce  que  ce  peut  être.  Il  hésite 
tout  d'abord  à  ouvrir.  Les  coups  redoublent,  timides,  à  peine  sen- 
sibles, mais  répétés  cependant  comme  venant  de  gens  qui  insistent, 
n  se  décide  enfin,  ouvre  la  fenêtre,  pousse  le  volet  et  met  le  nez 
au  vent.  En  cet  instant  un  énorme  pinceau  humide  vient  s'abattre 
sur  ses  deux  joues,  l'aveuglant  et  l'enduisant  d'une  matière  noirâtre 
qu'il  reconnaît  bientôt  pour  du  goudron. 

Il  n'avait  pas  eu  le  temps  d'apercevoir  les  deux  mauvais  plai- 
sants, qui  leur  coup  fait  s'étaient  enfuis  à  toutes  jambes,  emportant 
avec  eux  le  maillet  et  le  pinceau,  l'un  et  l'autre  emmanchés  à 
l'extrémité  de  longues  perches,  avec  lesquels  avait  été  perpétré 
l'attentat. 

Le  malheureux  lieutenant  de  police  ne  pouvait  douter  de  la 
main  qui  avait  porté  ce  coup  :  il  fit  de  cette  nouvelle  avanie  l'objet 
d'un  rapport  fulminant  qui  s'en  fut  à  Paris  rejoindre  l'autre,  el 
bien  qu'aucune  preuve  ne  soit  demeurée  de  la  sévérité  du  ministre, 
il  est  permis  do  penser  que  les  coupables  furent  vertement  punis. 

Quelques  mois  après,  l'École  militaire  était  rétablie  dans  l'établis- 
sement de  Pâris-Duverney. 

La  vie,  dans  cette  école,  n'était  guère  plus  gaie  qu'aujourd'hui, 
et  en  ce  qui  concerne  l'éducation,  on  en  avait  établi  le  régime  de 
façon  à  policer  le  plus  possible  les  moeurs  des  jeunes  gentilshommes 
qu'on  avait  entrepris  d'y  dresser.  Mais,  soit  que  les  maîtres  fussent 
impuissants  à  faire  observer  le  règlement,  soit  que  ces  règlements 
demeurassent  par  eux-mêmes  insuffisants  pour  le  but  qu'ils  se 
proposaient  d'atteindre,  la  discipline  de  la  première  école  militaire 
fut  généralement  relâchée,  à  l'instar  de  la  vie  privée  et  même  de 
la  vie  publique  du  dix-huitième  siècle. 


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SOS  ÉCOLES  MILITAIRES  135 

C'est  de  cette  époque  que  date  l'origine  des  brimades  d'ancien 
à  jeune,  brimades  dont  une  des  plus  redoutées  était  le  cheval  fondu ^ 
une  distraction  qui  ne  pouvait  avoir  lieu  heureusement  que  l'hiver. 
Oa  faisait  un  tas  de  neige,  auquel  un  sculpteur  plus  ou  moin» 
habile  donnait  grossièrement  la  forme  d'un  cheval,  on  invitait 
ensuite  un  cadet  de  première  année  à  monter,  dans  une  tenue  des 
plus  légère,  sur  ce  bucéphale  improvisé,  et  la  victime  devait  rester 
en  selle  jusqu'à  ce  que  la  chaleur  de  son  corps  eût  fait  fondre  sa 
monture.  On  s'imagine  aisément  les  bronchites  et  les  pleurésies  qui 
devaient  succéder  à  de  semblables  exercices  d'équitation. 

Les  officiers  voyaient  et  laissaient  faire  :  cependant,  nous  dit 
Vîntendant  Paris  de  Meyzieu,  «  c'étoient  tous  des  militaires  aussi 
distingués  par  leurs  mœurs  que  par  leurs  services  »;  mais  sans 
doute  ils  jugeaient  que  c'étaient  là  d'inoffensivés  plaisanteries. 

Les  cadets  avaient  chacun  leur  chambre,  et  bientôt  la  mode  vint 
des  brimades  de  nuit  qui  pouvaient  s'exercer  avec  une  plus  grande 
liberté  encore  que  celles  de  la  journée.  Les  choses  en  vinrent  au  point 
qu'on  dut  installer  des  factionnaires  et  commander  des  rondes  pour 
empêcher  les  abus  qui  ne  pouvaient  manquer  de  se  produire.  «  A 
rheure  du  coucher,  nous  dit  encore  ici  Paris,  l'on  pose  des  senti- 
nelles d'invalides  dans  les  salles  où  sont  distribuées  les  chambres 
une  à  une,  et  toute  la  nuit  il  se  fait  des  rondes  comme  dans  les 
places  de  guerre.  On  peut  juger  par  cette  attention  du  soin  que 
i'on  a  de  prévennr  tout  ce  qui  pourroit  donner  occasion  au  moindre 
reproche.  C'est  dans  la  même  vue  qu'un  des  premiers  et  des  prin- 
cipaux articles  des  règlements  porte  une  défense  expresse  aux 
élèves  d'entrer  jamais,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  dans  les 
chambres  les  uns  des  autres,  ni  même  dans  celle  des  officiers  et 
des  professeurs,  sous  peine  de  la  prison  la  plus  sévère.  » 

A  la  suppression  de  l'École  militaire,  les  traditions  se  perdirent» 
et  l'ËcoIe  de  Mars  ne  vécut  pas  assez  longtemps  pour  en  créer  de 
nouvelles.  Aussi  quand  l'installation  d'une  nouvelle  École  à  Foû- 
tain^leau  vint  à  nouveau  réunir  sous  un  même  toit  un  certain 
nombre  de  jeunes  gens  destinés  à  vivre  de  la  même  vie,  les  mœurs 
fiaient  nouvelles  et  empruntèrent  aux  éléments  révolutionnaires  le 
cachet  particulier  qui  distingua  cette  rude  époque. 

la  véritable  brimade  prit  alors  naissance,  et  elle  se  développa 
rapidement  avec  des  raffinements  de  cruauté  incroyable  chez  des 
jeunes  gens  que  la  solidarité  militaire  eût  dû  réunir  au  lieu  da 
diyiser.  Les  malheureux  nouveaux  étaient  soumis  à  des  trai- 
tements véritablement  barbares.  En  plein  hiver,  on  les  attachait 
avec  une  corde  qui  les  serrait  au-dessous  des  bras,  et  on  les  pendait 
à  moitié  nus  par  une  fenêtre,  exposés  au  froid,  à  la  neige  et  à  la 


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136  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES 

pluie.  La  presse,  qui  consistait  à  pousser  un  recrue  *  dans  le  coin 
d'une  chambre  et  à  lui  faire  supporter  le  poids  de  cinquante  ou 
soixante  élèves  jusqu'à  ce  qu'il  eût  une  ou  deux  côtes  enfoncées, 
était  une  distraction  très  goûtée. 

Cette  manie  de  tourmenter  les  conscrits  se  convertit  en  une 
véritable  rage,  quand  le  chiffre  des  numéros  matricules  qu'on  don- 
nait à  chaque  élève  à  son  entrée  —  et  qui  naturellement  avait 
commencé  par  l'unité  —  approcha  du  chiffre  mille.  Le  malheureux 
qui  entra  avec  le  numéro  2000  fut  jeté  par  les  fenêtres.  Pourquoi? 
parce  qu'il  était  trop  conscrit.  Cette  belle  raison  avait  tant  de  poids 
parmi  les  élèves,  que,  à  l'arrivée  du  numéro  3000,  on  n'eut  qu'un 
moyen  de  lui  éviter  le  sort  réservé  à  ses  trois  zéros,  ce  fut  de  le 
faire  accompagner  pendant  huit  jours  par  un  caporal  et  quatre 
hommes  chargés  de  veiller  sur  sa  vie. 

Le  régime  officiel  de  l'École  était  d'ailleurs  pour  tous  d'une 
sévérité  et  d'une  rigueur  excessives. 

«  Nous  passâmes  l'hiver  de  1805  sans  feu  et  sans  capotes,  a 
écrit  dans  ses  Souvenirs  le  général  baron  Girod  (de  l'Ain);  nous 
nous  levions  tous  les  jours  à  cinq  heures  du  matin  ;  notre  temps 
était  entièrement  rempli  (sauf  les  heures  de  récréation  et  celles 
des  repas)  par  les  études,  les  exercices  militaires,  jusqu'à  neuf 
heures  du  soir,  heure  à  laquelle  nous  devions  être  couchés.  Chacun 
de  nous  avait  sa  couchette  garnie  d'un  matelas  de  soldat,  d'un 
traversin  et  de  draps  pas  trop  grossiers,  qu'on  changeait  tous  les 
quinze  jours.  Nous  faisions  nous-mêmes  nos  lits  et  balayions  à  tour 
de  rôle  ou  par  corvée  les  chambres,  corridors,  escaliers  et  jusqu'aux 
latrines.  Enfin  nous  étions  soumis  au  même  régime  que  les  soldats 
casernes,  mangeant,  comme  eux,  à  la  gamelle,  mais  avec  cette  diffé- 
rence que  nous  ne  faisions  pas  nous-mêmes  notre  soupe,  allant 
seulement  la  chercher  toute  faite  à  l'économat,  d'où  nous  appor- 
tions le  pain  dans  des  sacs,  le  vin  dans  des  brocs,  la  viande  et  les 
légumes  dans  de  grandes  gamelles  de  fer- blanc.  » 

Les  pommes  de  terre,  les  lentilles  et  les  haricots  composaient, 
avec  de  la  viande  de  médiocre  qualité,  le  fonds  de  l'ordinaire; 
quant  à  la  boisson  «  jamais,  dît  encore  ici  le  baron  Girod,  la  Brie 
n'a  fourni  d'aussi  mauvais  vin  que  celui  que  nous  buvions  ». 

Il  était  absolument  défendu,  à  cette  époque,  comme  aujourd'hui, 

de  faire  venir  aucun  comestible  des  restaurants  du  dehors  et, 

•  comme   aujourd'hui  encore,  les  élèves  de  Fontainebleau  étaient 

obligés  d'imaginer  les  stratagèmes  les  plus  abracadabrants  pour 

arriver  à  forcer  la  consigne. 

*  Nous  rappelons  que  dans  tout  le  cours  de  ce  travail  nous  écrirons  recrue 
au  masculin,  (Orthographe  saint-cyrienne.) 


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50S  ÉCOLES  MILITAIRES  137 

k  cette  date,  le  système  des  promotions  n'était  pas  observé 
réguliëremeot  comme  on  Ta  fait  depuis,  et  les  élèves  arrivaient  indi- 
yidaellement  à  TÉcole  à  toutes  les  époques  de  Tannée.  Il  était 
d'usage  que  chaque  entrant,  l'un  des  premiers  jours  de  son  arrivée, 
régalât  ses  camarades  de  chambrée  (on  était  huit  par  chambre),  et 
toute  la  sévérité  du  général  Bellavène  ne  put  jamais  détruire  cette 
coutume  au  maintien  de  laquelle  les  anciens  tenaient  énergique- 
ment.  On  gagnait  à  prix  d'argent  les  domestiques  ou  les  ouvriers 
attachés  à  l'École,  et  ce  n'était  qu'avec  des  peines  infinies  et  au 
poids  de  Tor  que  l'on  se  procurait  de  quoi  fournir  à  ces  repas 
clandestins.  Au  milieu  de  la  nuit,  on  se  relevait  en  silence;  on 
venadt,  à  moitié  nus,  se  raoger  autour  de  la  table  ronde  scellée  au 
milieu  de  la  chambrée,  et  dans  l'obscurité  la  plus  complète,  on  se 
partageait  religieusement  ces  mets  d'autant  plus  délicieux  qu'on 
avait  couru  les  plus  grands  dangers  pour  se  les  procurer. 

En  1805,  les  élèves  avaient  surtout  à  se  défendre  d'un  certain 
portier  qui  joignait  à  ses  fonctions  de  cerbère  inflexible  celle 
d'adroit  surveillant.  Le  général  Bellavène  avait  trouvé  un  moyen 
ingénieux  d'exciter  le  zèle  de  ce  pauvre  diable,  père  d'une  nombreuse 
famille,  c'était  de  lui  attribuer  toutes  les  victuailles  de  contre- 
bande sur  lesquelles  il  pourrait  mettre  la  main.  11  parait  que  ce 
corsaire  d'un  nouveau  genre  faisait  journellement  de  forts  jolies 
prises. 

(1  Les  élèves  nouveaux  étaient  ordinairement  l'objet  de  quelques 
mauvais  tours,  —  le  baron  Girod  est  indulgent,  —  que  les  anciens 
se  plaisaient  à  leur  jouer,  pour  éprouver  leur  caractère  :  ces  sortes 
d'épreuves  tombaient  le  plus  souvent  sur  ceux  dont  les  manières 
ou  la  tournure  offraient  quelque  ridicule,  ou  pour  me  servir  du 
terme  usité,  quelque  chose  de  godiche.  »  Les  duels  étaient  fré- 
quents, et  comme  plusieurs  avaient  eu  une  issue  funeste,  on  retira 
aux  élèves  la  baïonnette  dont,  faute  d'épée,  ils  se  servaient  pour  aller 
sur  le  terrain.  La  difficulté  fut  tournée  par  l'emploi  de  fleurets 
démouchetés,  mêmes  de  bâtons  au  bout  desquels  on  enmianchait 
des  pointes  de  compas  et  nous  laissons  à  deviner  si  des  blessures 
faites  avec  de  telles  armes  étaient  dangereuses. 

Après  le  transfert  de  l'École  de  Fontainebleau  à  Saint-Cyr,  ces 
mœurs  ne  changèrent  point,  et,  s'il  en  faut  croire  un  autre  témoin 
oculaire,  le  régime  ofliciel  de  l'École  fut  loin  de  s'adoucir.  «  Nous 
menions,  écrit  l'auteur  anonyme  auquel  nous  faisons  allusion,  la 
yie  la  plus  propre  à  nous  rendre  malades  ou  insensibles  à  toutes 
les  intempéries  :  car,  pendant  le  rigoureux  hiver  de  1812,  nous 
n'eûmes  jamais  pour  nous  vêtir  d'autre  vêtement  que  le  frac  et  la 
culotte  que  nous  portions  en  été.  Dès  huit  heures  du  matin,  au  mois 


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138  NOS  ÉCOLES  lOUTÂlRES 

de  décembre,  quand  le  jour  luisait  à  peine,  on  aous  conduisait  trois 
fois  par  semaine  à  l'exercice  soit  du  fusil,  soit  du  canon,  et  là  sous 
des  flocons  de  neige  ou  mordus  par  la  bise,  nous  rivalisions  pendant 
deux  heures  avec  nos  frères  aînés  de  Moscou.  N'étant  pas  encore 
dignes  de  geler  en  Russie,  on  nous  essayait  à  Saint-Cyr.  Le  détail 
d'une  seule  de  nos  journées  donnera  l'idée  de  toutes  les  autres,  car 
elles  se  succédaient  toujours  les  n^mes  dans  leur  triste  monotonie. 

«  En  hiver  comme  en  été,  à  quatre  heures  et  demie  du  matin, 
l'inexorable  tambour  faisait  retentir  les  voûtes  de  l'ËcoIe*  Au  mo* 
ment  du  phis  doux  sommeil,  quand,  par  l'heureux  privilège  de  la 
jeunesse,  nous  retrouvions  dans  nos  sooges  les  illusions  du  foyer 
domestique,  le  fatal  instrument  venait  bruyamment  les  mettre  en 
fuite.  Il  fallait,  sans  hésiter,  quitter  la  chaude  atmosphère  du  lit, 
se  jeter  sur  les  carreaux  glacés  de  nos  dortoirs  et  se  laisser  pénétrer 
par  un  humide  et  froid  brouillard,  hôte  assidu  de  ces  vastes  salles 
où  jamais  le  feu  ne  fut  admis.  Heureux  encore  quand  on  pouvait  se 
rendre  paisiblement  dans  les  combles,  pour  y  étudier  à  la  lueur  de 
quelques  lampes.  Plus  d'une  fois  je  me  suis  vu  contraint  de  prendre 
le  fusil  et  d'aller  passer  mes  deux  heures  d'études  au  peloton.  » 

Le  peloton  de  punition,  —  qui  dure  encore  aujourd'hui,  —  se 
tenait  déjà  à  cette  époque  sous  un  hangar  de  la  cour  Wagram, 
qu'on  a  de  nos  jours,  baptisé  zinco  (de  la  couverture  de  zinc  qui  a 
remplacé  la  tuile  du  premier  Empire) .  Là,  depuis  cinq  heures  da 
matin  jusqu'à  sept  et  sous  la  garde  d'impitoyables  sergents  dont 
la  cruauté  était  proverbiale,  les  condamnés  devaient  demeurer 
immobiles,  au  port  d'arme. 

Quel  jues  intervalles  de  repos,  plus  ou  moins  courts,  plus  oa 
moins  rares,  suivant  Thumeur  du  jeune  bourreau  chargé  de  com- 
mander le  peloton,  interrompaient  seuls  le  supplice  auquel  il 
présidait.  Parfois,  un  nouveau  venu,  incapable  de  supporter  plus 
longtemps  sa  torture,  se  laissait  tomber  de  faiblesse  et  de  désespoir, 
—  ce  que  les  anciens  appelaient  alors  faire  la  carpe  frite^  —  mais 
s'il  n'était  qu'à  moitié  évanoui,  on  lui  faisait  boire  un  grand  verre 
d'eau  claire  et  on  le  remettait  sur  pieds. 

A  sept  heures,  rentrée  dans  la  chambre  pour  V astique  et  à  huit 
heures  l'inspection.  C'était  là  surtout  que  s'acquérait  le  droit 
d'aller  au  peloton.  II  serait  trop  long  d'indiquer  toutes  les  minu- 
tieuses vétilles  qui  pouvaient  amener  cette  redoutable  condam— 
nation,  nous  ne  parlerons  que  de  la  manière  de  faire  son  lit. 

Il  fallait  qu'il  présentât  l'aspect  d'un  paralléiipipède  à  angles 
droits  parfaitement  régulier,  et  que  le  traversin,  roulé  sous  la 
couverture,  formât  un  cylindre,  sans  pli,  accompagné  de  deux 
oreilles  irréprochables.  Ce  n'est  pas  tout  :  cette  couverture  dei^t 


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NOS  ÉCOLES  MiLITMRES  19» 

offrir  un  dessin  agréable  et  varié,  laissé  du  reste  à  la  libre  recherche 
des  élèves.  Aussi  voyait-on  chaque  recrue,  armé  tous  les  matins  d'un 
pogoe  et  d'une  brosse,  travailler  sa  malheureuse  couverture, 
relevant  les  brins  de  laine  d'un  côté,  les  courbant  de  l'autre,  pour 
arriver  à  représenter  un  vase  de  fleurs,  des  arabesques,  un  tom- 
beau, quelque  chose  enfin  qui  pût  satisfaire  le  sergent  instructeur. 
Xprès  quoi,  debout,  la  tète  fixe,  immobile,  le  petit  doigt  à  la 
couture  de  la  culotte,  tous  attendûent  leur  sort.  Alors  le  terrible 
sergent  passait  d'un  air  sombre,  jetait  un  regard  sur  Vhomme  et 
sur  le  lit  et,  si  un  pli  le  choquait,  si  un  dessin  lui  déplaisait,  s'il 
avait  quelque  chose  contre  l'élève,  ou  si  seulement  il  était  de 
mauvaise  humeur,  sans  dh'e  un  mot,  il  arrachait  la  couverture^ 
jetait  le  lit  à  terre,  et  tout  était  à  recommencer.  Plus,  bien  en- 
tendu, \e peloton  pour  le  lendemain,  sans  explication  ni  réclamation 
possible. 

A  la  Restauration,  quand,  après  un  intervalle  de  deux  ans  pen- 
dant lequel  l'École  militaire  fut  simplement  préparatoire,  Saint-Gyr 
redevint  un  établissement  spécial  au  recrutement  direct  des  officiers^ 
les  brimades  firent  leur  réapparition  à  l'École,  mais  avec  quelques 
adoucissements. 

La  détente  générale  qui  s'était  emparée  de  tous  les  esprits  devait 
paiement  se  produire  à  Saint-Cyr,  et  effectivement,  les  violences 
qui  avaient  eu  leurs  plus  beaux  jours  à  Fontainebleau,  —  les  défenes- 
traUons  par  exemple,  —  disparurent  complètement.  Ce  serait  cepen- 
dant une  erreur  de  croire  que  la  brimade  fut  alors  supprimée.  Tous 
les  témoins  oculaires,  —  dont  beaucoup  vivent  encore,  —  sont  una- 
mmes  à  déclarer  le  contraire,  et  nous  avons  toutes  raisons  d'ajouter 
foi  à  leurs  témoignages  ^ 

Les  gradés  exerçaient  à  cette  époque  une  autorité  réelle,  même 
sur  leurs  camarades  de  promotion,  leurs  cocons ^  comme  on  disait 
alors  (co-conscrits),  et  comme  cette  hiérarchie  était  difficilement 
admise  par  les  galettes  ^,  il  s'en  suivait  généralement  à  la  sortie 

*  «  Après  deux  années  de  mathématiques,  j'arrivai  à  Saint-Gyr,  le  16  no«^ 
Tembre  1826,  avec  le  numéro  9,  sur  environ  deux  cents  élèves  admis.  J'y 
dns  subir  d'abord  les  vexations  traditionnelles  d'anciens  à  conscrits.  Le  sort 
de  ceux-ci  était  fort  dur  à  cette  époque,  t  (Général  comte  de  Martimprev, 
Sauvenirs  d'un  officier  (Téiat-major,  Paris,  Quantin.  1886.  Introduction,  p.  vi.) 

'  £lève  portant  les  galettes  ou  épaulettes  sans  franges  des  compagnies  du 
centre:  galettes  est  synonyme  à  SaintrGyr,  actuellement  encore,  d'élève 
afEectant  de  négliger  toutes  les  études  ne  concernant  pas  uniquement  le 
métier  militaire,  et  par  conséquent  n'obtenant  aux  examens  qu'un  clas* 
sèment  inférieur.  Les  galettes  ont  toujours  af&ché  un  certain  dédain  pour 
iea  gradés,  qu'ils  accusent  d'obtenir  leurs  galons  grâce  à  des  études  en 
dehon  du  métier  militaire,  et  par  conséquent  peu  dignes  d'intérêt. 


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140  NOS  ÉCOLES  UIUTÀIAES 

de  l'École,  même  entre  élèves  de  la  même  promotion,  de  fréquents 
duels*. 

Nous  ayons  dit  déjà  que  la  monarchie  de  Juillet  avait  été  pour 
Saint-Cyr  une  période  orageuse.  Au  point  de  vue  des  mœurs  inté- 
rieures, ce  fut  un  retour  vers  les  coutumes  du  premier  Empire,  et 
la  brimade  revêtit  à  nouveau  une  violence  qu'elle  avait  un  moment 
abandonnée.  On  en  jugera  par  ce  que  nous  allons  dire  au  chapitre 
suivant. 

II 

L'entrée  à  Saint-Cyr  de  chaque  promotion  de  nouveaux  avsùt 
lieu,  à  cette  époque,  pendant  une  période  qui  a  varié,  suivant  les 
temps,  de  huit  à  quinze  jours.  Au  contraire  de  la  promotion  des 
anciens,  qui  rentraient  le  même  jour,  à  heure  fixe,  réunis,  à 
l'entrée  du  village  ou  à  la  descente  de  la  gare,  en  un  seul  ba- 
taillon, les  recrues  arrivaient  à  l'École  individuellement  escortés 
la  plupart  du  temps  du  père,  de  la  maman,  de  la  soeur,  et  quel- 
quefois de  deux  ou  trois  amis,  Saint-Cyriens  en  herbe. 

Le  conscrit  rentrait  avant  les  anciens  ou  après  eux. 

Quand  il  arrivait  à  l'École  avant  les  élèves  de  première  divi- 
sion, les  choses  se  passaient  mieux  :  il  avait  un,  deux,  trois  jours 
pour  se  faire  à  sa  vie  nouvelle,  prendre  un  air  un  peu  moins 
godiche;  mais  quand  il  y  arrivait  après  la  rentrée  des  anciens,  les 
débuts  dans  la  cour  Wagram  demeuraient  généralement  pénibles. 

En  ISM  les  choses  se  passaient  de  la  manière  suivante.  La 
première  visite  était  pour  le  général.  Un  tambour  de  service  con- 
duisait ensuite  le  nouveau  venu  chez  le  perruquier,  dont  les 
ciseaux  avaient  bientôt  fait  de  faire  disparaître  cheveux,  barbe  et 
moustaches  :  les  premiers  (barbe  et  longs  cheveux)  étaient  pros- 
crits par  la  sainte  ordonnance  du  2  mai  1833;  quant  aux  mousta- 
ches, on  eût  pu  à  la  rigueur  les  conserver,  mais  on  savait  que 
les  anciens  s'y  opposaient,  et  il  fallait  en  passer  par  ob  voulaient 
ces  messieurs. 

On  allait  ensuite  au  magasin  d'habillement  où  un  sergent  plus 
ou  moins  grincheux  vous  faisait  endosser  l'uniforme  dont  l'État 

«  «  Cet  honneur  (celui  d'être  gradé)  imposait  des  devoirs,  car  alors  les 
gradés  à  Saint-Cyr  exerçaient- une  autorité  permanente  sur  leurs  camarades 
dans  les  salles  d'études,  les  mouvements  en  ordre  et  les  dortoirs.  En  outre, 
mon  numéro  de  classement  m'appelait  à  être  chef  d'études  de  la  première 
division.  J'eus  le  commandement  de  la  deuxième  compagnie,  et  comme  IL 
me  fallait  choisir  entre  la  faiblesse,  qui  m'eût  déconsidéré,  et  une  sévérité 
extrême,  qui  serait  l'occasion  de  nombreuses  inimitiés,  je  pris  la  sévérité 
pour  règle.  Elle  eut  comme  conséquences  plusieurs  rencontres  à  ma  sortia 
de  l'École. 


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NOS  ÉGOLCS  MILITAIRES  !4I 

TOtis  faisait  cadeau  moyennant  la 'modique  somme  de  750  francs» 
déposés  au  préalable  chez  le  trésorier;  on  tous  mettsdt  sur  la  tête 
un  immense  shako  cylindrique  d*une  hauteur  démesurée,  on  plaçât 
SOT  vos  épaules  les  deux  galettes  S  auquel  vous  donnait  droit 
votre  qualité  de  jeune  conscrit,  puis,  ainsi  ficelé,  on  vous  envoysdt 
i  la  salle  des  visites  ^  dire  un  dernier  adieu  à  la  famille  appeléîe  i 
juger  de  votre  métamorphose. 

L'effet  était  généralement  spontané  :  la  mère  et  les  sœurs 
s'écriaient  d'une  voix  :  Dieu  !  qu'il  est  laid  I  Quant  au  père,  surtout  si 
c'était  un  ancien  militaire,  il  ne  manquait  pas  de  trouver  son  fils 
superbe. 

Les  adieux  terminés,  votre  guide,  toujours  le  tambour,  vous 
conduisait  au  cabinet  de  service  : 

«  En  chemin,  écrit  M.  Raoul  de  la  Bajre,  vous  aviez  déjà, 
dans  les  corridors,  rencontré  deux  ou  trois  anciens  qui  le  bonnet 
de  police  sur  le  côté,  la  main  dans  leur  fausse-manche  3,  vous 
avaient  regardé  d'un  œil  farouche  et  s'étaient  ensuite  éclipsés  pour 
aller  dans  la  cour  répandre  la  nouvelle  de  votre  arrivée... 

«  On  vous  attend  avec  impatience.  A  peine  avez-vous  paru, 
qu'une  vedette  vous  signale  en  criant  :  Un  recrue!  Ce  mot  produit 
un  effet  magique  :  aussitôt  le  cercle  des  promeneurs  est  rompu, 
soixante  anciens  se  précipitent  sur  vous.  La  terrible  brimade  com- 
mence, il  faut  boire  le  calice  jusqu'à  la  lie.  «  Votre  nom,  monsieur  I 
«  votre  nom!  »  s'écrient,  en  vous  bousculant  et  d'un  air  de  furie, 
vingt  anciens  à  moustaches,  dont  la  tête  est  couverte  d'un  bonnet 
de  police  cassé,  crasseux,  cutotté  comme  une  vieille  pipe  et  posé 
d'une  manière  tellement  oblique,  qu'il  masque  tout  le  sourcil  et 
une  partie  de  l'œil  droit.  «  Votre  nom,  volaille!  votre  nom,  vilsûn 
recrue!  »  vous  disent-ils  en  vous  mettant  le  poing  sous  la  gorge. 
«  Votre  nom,  Monsieur!  »  cent  fois,  deux  cents  fois,  jusqu'au  com- 
mandement de  roulement  *.  »  Allons,  monsieur,  tâchez  de  vous 
«  dépêcher,  \ officier  ^  s'impatiente.  »  Et  le  recrue,  dans  son  effroi, 
répète  son  nom  avec  volubilité  jusqu'à  ce  que  sa  langue  desséchée 
ne  puisse  plus  articuler  de  son.  «  Oh!  quel  nom  monsieur!  vous 
«auriez  bien  fait  de  le  laisser  au  magasin  et  d'en  prendre  un  autre. 
«  A  Venvers,  maintenant,  peut-être  sera-t-il  moins  laid  »...  Les 

'  £paulettes  sans  franges. 

*  Parloir. 

'  Sorte  de  tablier  couvrant  le  haut  du  corps,  et  destiné  à  préserver  la 
tonique  pendant  les  travaux  à  Tétude. 

*  Roulement,  synonyme  de  :  cessez,  assez. 

5  Les  Saints-Gyriens  de  deuxième  année  et  même  les  recrues  entre  eux 
ne  se  désignent  jamais  autrement  :  a  Cet  officier  a  fait  ceci,  cet  officier  est 
allé  là  *,  pour  dire  :  J'ai  fait  ceci,  je  suis  allé  là. 


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142  NOS  ÈGOL£S  MILITAIRES 

premiers  anciens,  fatigués,  laissent  la  place  à  d'autres.  —  «  Qu'ètes- 
«  vous  venu  faire  ici  au  bahut  spécial  '  ?  »  Et  le  recrue,  dans  son 
ingénuité,  de  répondre  :  «  Je  suis  venu  dans  l'espoir  d'être  officier.  » 
A  ce  mot,  la  fureur  des  anciens  est  à  son  comble;  eux  seuls  se 
réservent  ce  titre.  «  Officier  1  vous,  monsieur!  jamais!  vous  ne  sere? 
«  que  caporal-tambour,  au  bout  de  trente  ans  de  service,  et  avec 
«  notre  protection  encore.  » 

Une  batterie  de  tambour  venait  mettre  fin  au  supplice  du  mal- 
heureux recrue,  et  cette  première  brimade  ne  se  renouvelait  géné- 
ralement plus.  Il  est  vrai  qu'il  y  en  avait  d'autres  tout  aussi 
désagréables  et  plus  pénibles  même,  mais  elles  ne  produisaient 
plus  l'impression  de  triste  surprise  du  premier  jour. 

La  récréation,  la  table  et  le  dortoir  étaient  les  trois  endroits  où 
s'exerçaient  le  plus  facilement  les  brimades.  On  a  vu  en  partie  ce 
qu'elles  étaient  en  récréation  ;  à  table,  le  reaiie  devait  généralement 
s'attendre  à  manger  plus  souvent  avec  son  épinglette  ^  qu'avec  sa 
fourchette,  à  donner  à  son  ancien  une  partie  de  son  vin,  voire 
même  de  sa  portion  de  viande,  à  faire  la  salade,  à  découper  d'un 
bout  de  l'année  à  l'autre.  Le  souper  terminé,  l'on  se  rendait  dans 
les  salles  de  jeux  ou  de  récréation,  le  demi -bataillon  de  droite 
comprenant  les  chameaux  (les  anciens)  dans  l'une,  les  graines  (les 
recrues)  dans  l'autre.  Au  milieu  de  ces  salles  se  trouvait  un  rond^ 
un  cercle,  semblable  à  la  corbeille  des  agents  de  change  à  la 
Bourse  de  Paris,  dans  lequel  se  tenaient  les  gradés.  Le  rond  était 
accessible  aux  seuls  anciens,  en  franchir  le  seuil  eût  été  pour  un 
recrue  un  signe  d'audace  qu'il  eût  payé  par  la  plus  dure  expiation, 
et  de  nombreux  duels  n'ont  pas  eu  d'autre  cause  que  la  violation 
de  cet  impénétrable  sanctuaire. 

Au  dortoir,  une  fois  la  ronde  des  adjudants  terminée,  les  anciens^ 
qui  vivaient  à  cette  époque  à  part  des  recrues,  rendaient  de  fré- 
quentes visites  à  leurs  conscrits.  Au  milieu  d'un  sommeil  profond 
on  se  sentait  violemment  enlevé  par  les  quatre  coins  de  son  drap 
et  l'on  retombait  le  nez  sur  la  planche,  avec  un  matelas  et  une 
paillasse  sur  le  dos.  Une  autre  fois  il  fallait  faire  l'exercice,  nu 
comme  un  ver,  avec  le  shako  sur  la  tête  et  la  giberne  en  bandou- 
lière. Le  lendemain  on  était  invité  à  monter  sur  la  petite  armoire 
ou  bahut  que  chaque  élève  possède  à  la  tête  de  son  lit,  et,  dans 
cette  singulière  tenue  d'exercice  qu'affectionnaient  particulièrement 
les  anciens,  —  pour  leurs  recrues,  —  on  devait  prendre  pendant  un 


^  Le  bahut,  c'est  Saint-Gyr,  le  hazar^  c'est  le  lycée  ou  le  collège. 
2  Longue  épingle  qui  servait  à  débourrer  la  cheminée  dans  le  fusU 
modèle  de  1842. 


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NOS  ÉCOLES  MIUTàlRCS  14S 

quart  d'benre  la  position  du  génie  sur  la  colonne  de  la  Bastille  ou 
celle  du  petit  saint  Cyr  dans  la  chapelle  de  TÉcole. 

Tout  cela»  en  somme,  était  assez  inoffensif,  et  généralement  les 
recrues  qui  s'y  soumettaient  de  bonne  humeur  voyaient  au  bout 
d'un  mois  terminer  leur  peine.  Les  récalcitrants  étaient  plus  malheu- 
reui,  mais  les  anciens  se  tenaient  tellement  entre  eux  et  avaient 
à  leur  dîsporftion  de  tels  moyens  de  répression,  qu'il  n'y  a  pour 
ainsi  dire  pas  d'exemple  de  recrues,  à  cette  époque  surtout,  qui 
n'aient  dû,  conune  on  dit  vulgairement,  «  mettre  les  pouces  ». 

Généralement  la  saint  Sylvestre  était  une  époque  d'apaisement 
et  il  y  avait  peu  d'anciens  qui  ne  l'acceptât  pour  telle.  Quant  au 
113,  c'est-à-dire  au  cent  treizième  jour  avant  la  fin  de  l'année  sco- 
lah-e,  il  marquait  d'ordinaire  le  terme  général  des  brimades  pour 
tonUà  une  promotion.  Accorder  son  113  était  de  la  part  d'un  élève 
de  deuxième  année,  déclarer  qu'il  renonçait  à  brimer  ses  conscrits. 

Généralement,  à  part  les  brtmeurs  de  profession  qui  ne  désar- 
maient jamsds,  les  anciens  accordaient  toujours  le  113  avant  la 
date  véritable;  quant  à  cette  dernière,  elle  était  toujours  solennisée 
avec  une  pompe  particulière.  Les  recrues  s'y  préparaient  par  le 
jeune  et  l'abstinence.  A  table  on  leur  faisait  réciter  de  plaisantes 
prières  et  de  burlesques  litanies  composées  pour  la  circonstance. 
Dans  les  dortoirs,  les  anciens  ordonnaient  des  promenades  noc- 
turnes, dans  la  tenue  obligatoire  que  nous  avons  dite,  et  qui  pre- 
naient le  titre  de  Rogations. 

Enfin,  au  jour  dit,  avait  lieu  dans  la  cour  Wagram  un  défilé 
général  de  tons  les  recrues,  devant  un  petit  quinconce  au  milieu 
duquel  apparaissaient  clouées  à  un  arbre,  depuis  un  temps  immé- 
morial, deux  galettes,  symboles  de  l'uniforme  saint-cyrien.  On  pas- 
sait en  s'inclinant  avec  respect,  puis  il  fallait  sauter  une  dernière 
barrière,  formée  de  chaînes  d'épinglettes;  après  quoi  le  recrue, 
régénéré,  était  proclamé  digne  non  pas  d'être  ancien,  mais  d'as- 
pîrer,-dans  un  temps  très  éloigné  à  le  devenir.  A  partir  de  ce  jour, 
les  élèves  de  première  année  avaient  le  droit  de  bahuter^  c'est-à- 
dire  de  recoudre  à  leur  bonnet  de  police  le  gland  qu'on  les  avait 
contraint  d'enlever,  de  porter  leur  coiffure  sur  l'oreille,  de  salir 
leur  fausse  manche,  etc. 

Il  y  avsdt,  à  Saint-Cyr,  sous  la  monarchie  de  Juillet  et  même  un 
peu  plus  tard,  des  types  d'élèves  que  nos  générations  n'ont  pas 
connus  et  qui  n'étaient  pas  sans  avoir  un  cachet  pittoresque. 

En  premier  lieu  venait  le  bahuteur.  Le  bahuteur  avait  une  idée 
fixe,  c'était  d'être  le  plus  sale  dans  sa  tenue,  le  plus  culotté,  le  plua 
débraillé  possible.  Il  pensait  imiter  ainsi  le  type  du  grognard  de 
l'Empire,  qui  demeurait  son  idéal.  Il  aimait  le  tabac  et  Teau-de-vie, 


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14i  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES 

il  paysdt  10  francs  une  pipe  d'un  sou  bien  culottée,  il  se  faisait  scier 
une  dent  pour  encastrer  cette  pipe,  qui  ne  le  quittait  que  le  plus 
rarement  possible.  Avec  cela,  un  profond  mépris  pour  tout  ce  qui 
était  études  générales,  c'est-à-dire  ce  qui  n'était  pas  école  du  peloton . 
Très  bon  soldat  d'ailleurs,  adroit  tireur,  très  beau  sous  les  armes, 
il  se  faisîdt  gloire  de  rester  fine  galette  et  eût  rougi  de  porter  le 
moindre  galon  sur  son  bras.  Le  bahuteur  *  était  un  brimeur  à  mort. 

L'opposé  du  bahuteur  était  le  potasse  ^  ou  travailleur^  nommé 
aussi  mauvais  soldat^  parce  que,  s'occupant  uniquement  des 
sciences  professées  dans  les  cours  généraux,  il  affectait  un  cA'tain 
mépris  pour  le  port  d'armes,  les  exercices  et  le  terre  à  terre  du 
métier.  L'ambition  du  potasse  était  de  devenir  gradé, /)eaz«  de  lapin 
suivant  l'expression  du  bahuteur^  et  généralement,  ses  désirs  étaient 
satisfaits,  le  nombre  des  bahuteurs  l'ayant  toujours  emporté  à 
Saint-Cyr  sur  celui  des  travailleurs. 

Enfin,  entre  le  bahuteur  et  le  mauvais  soldat  venait  un  troi- 
sième type  participant  de  l'un  et  de  l'autre,  le  fanatique^  qui  avait 
pris  pour  devise  la  sage  maxime  d'âpre  laquelle  la  vertu  est 
également  éloignée  des  deux  extrêmes. 

L'époque  dont  nous  venons  de  parler,  —  période  qu'on  peut  cir- 
conscrire entre  1830  et  1850,  —  fut  la  période  prospère  du  café 
Hollandais.  Cet  établissement,  dont  la  plupart  des  Saints-Cyriens 
actuels  ignorent  jusqu'à  l'existence,  était  situé  au  Palais-Royal,  dans 
la  galerie  Montpensier  et  servait  de  point  de  réunion  aux  élèves  de 
l'École  au  jour  exceptionnel  où  il  leur  était  permis  de  venir  à  Paris, 

Les  sorties,  il  y  a  cinquante  ans,  étaient  beaucoup  plus  rares 
qu'aujourd'hui,  et  d'ailleurs  un  petit  nombre  d'élèves  était  appelé 
à  en  profiter.  Il  fallsdt,  pour  jouir  de  cette  faveur,  avoir  obtenu  dans 
les  divers  cours  une  certaine  moyenne,  pour  laquelle  les  bahuteurs 
affectaient  un  profond  mépris.  Ces  derniers  ne  quittaient  guère 
l'École  qu'aux  sorties  galettes^  ainsi  nommées  par  ce  que  tous  les 
élèves,  en  particulier  les  porteurs  d'épaulettes  sans  franges  dites 
galettes  —  c'est-à-dire  les  moins  appliqués  —  en  jouissaient  indis- 
tinctement, quelles  qu'eussent  été  leurs  moyennes  de  cours.  Ce  jour- 
là  «  ces  officiers  bahutaient  comme  des  tigres  »,  au  café  Hollandais 
et  sur  les  boulevards  :  lisez  qu'ils  promenaient  leur  uniforme  dans 
Paris,  le  nez  au  vent,  l'œil  assassin,  persuadés  qu'ils  «  épataient 
profondément  le  pékin  ».  L'estaminet  de  la  galerie  Montpensier 
était,  dans  de  pareilles  occasions,  obligé  de  fermer  hermétiquement 

^  Sous  le  deuxième  Empire  le  bahuteur  devint  le  vieux  bahut  :  <t  Un  tel  est 
très  vieux  bahut,  »  lisez  :  «  H  n'est  pas  possible  d'avoir  une  tenue  plus 
négligée.  » 

^  On  dit  aujourd'hui  ;>otoWKr. 


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M08  tCOUS  MILITAIRES  145 

ses  portes  à  Télément  civil  qui  se  fut  trouvé  exposé  à  de  graves 
avaoies  :  c'étaient  de  véritables  saturnales,  qui  d'ailleurs  rappor- 
taient gros  an  propriétaire  de  cet  établissement.  On  cassait  nombre 
de  pots,  mais  on  payait  royalement,  et  «  ces  officiers  »  ne  connais- 
saient pas  d'autres  moyens  de  faire  aller  le  commerce. 

La  rentrée  du  soir,  en  chemin  de  fer,  —  une  nouveauté  à  cette 
époque,  —  donnait  lieu  à  des  scènes  de  tumulte  inénarrable.  Le 
Saint-Cyrien  d'alors  n'était  pas  aussi  facile  à  conduire  qu'aujour- 
dTiai,  l'esprit  n'était  pas  le  même,  les  violences  étaient  à  la  mode, 
et  les  employés  de  la  gare,  peu  soucieux  de  recevoir  quelque 
horion,  avaient  pris  le  parti  sage  de  laisser  «  ces  officiers  »  agir 
en  maîtres.  Là  encore,  et  comme  au  café  Hollandais,  on  payait  sans 
marchander,  et  les  dégâts  matériels  causés  dans  chacun  de  ces 
rojages,  wagons  éventrés,  vitres  brisées,  coussins  lacérés,  étaient 
toujours  soldés  sans  la  moindre  discussion. 

Le  voyage  n'était  pas  moins  accidenté.  A  chaque  station  de  la 
ligne  de  Paris  à  Saint-Cyr,  à  chaque  arrêt,  c'étaient  des  cris  et  des 
vociférations  qui  eussent  fait  penser  à  une  invasion  de  barbares. 
A  Believue,  entre  autres,  on  interpellait  avec  insistance  et  dans  un 
style  peu  académique  une  certaine  «  madame  Dubois  »  dont  la 
légende  est  aujourd'hui  perdue.  Heureusement  les  habitants  des 
diverses  localités  placées  sur  la  voie  ferrée,  Clamart,  Believue, 
Bleudon,  etc.,  étaient  au  fait  des  habitudes  saint-cyriennes,  et  lais- 
saient passer  le  torrent  sans  s'émouvoir. 

En  18^3,  quand  fut  supprimée  dans  l'armée  l'épaulette  sans 
franges,  qui  demeurait  légendaire  à  Saint-Cyr  sous  le  nom  de 
galette^  Ja  promotion  d'Isly  décida  de  faire  à  ce  vieux  souvenir  des 
funérailles  solennelles,  et  elle  s'en  fut  en  grande  pompe  en  enterrer 
un  spécimen  dans  le  quinconce,  petit  bosquet  de  la  cour  Wagram, 
dont  nous  avons  parlé  déjà. 

On  prononça  sur  cette  tombe  des  discours  émus,  puis  toute  la 
promotion  entonna  une  ronde  écbevelée,  en  chantant  la  chanson 
composée  pour  la  circonstance  et  qui  est  demeurée  célèbre  à  Saint- 
Cyr  sous  le  nom  de  Galette. 

Je  doute  que  Béranger  ou  Victor  Hugo  eussent  consenti  à  signer 
ces  couplets,  car  les  rimes  n'y  sont  pas  toujours  riches  et  quelques 
chevilles  la  déparent;  néanmoins  la  Galette  est  demeurée  encore 
aujourd'hui  la  chanson  favorite  du  Saint-Cyrien,  et  une  histoire  de 
l'Ecole  militaire  serait  véritablement  incomplète  sans  elle. 

La  void  donc,  avec  ses  incorrections  : 

Noble  Galbttb  que  ton  nom 
8oit  immortel  dans  notre  histoire, 
10  OCTOBRE  1887.  10 


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146  NOS  ÉGOLKS  IRUTilRES 

Qu'il  soit  ennobli  par  la  gloire 
D'une  vaillante  promotion. 
Et  si  dans  Tavenir, 
Ton  nom  doit  reparaître, 
On  y  joindra  peut-être 
Notre  grand  souvenir. 
On  dira  qu'à  Saint-Cyr, 
Où  tu  parus  si  belle, 
La  promotiou  modèle 
Vint  pour  t'ensevelir! 

Toi  qui  toujours  dans  nos  malheurs 
Fut  notre  compagne  assidue. 
Toi  qu'hélas!  nous  avons  perdue, 
Reçois  le  tribut  do  nos  pleurs. 
Nous  ferons  un  cercueil 
Où  sera  déposée 
Ta  dépouille  sacrée. 
Nous  porterons  ton  deuil. 
Et  si  quelqu'un  de  nou(s) 
Vient  à  t'ofîrir  en  gage, 
Ij' officier,  comme  hommage. 
Fléchira  le  genou. 

Amis,  il  faut  nous  réunir 
Autour  de  la  Galette  sainte. 
Et  qu'à  jamais  dans  cette  enceinte 
Vive  son  glorieux  souvenir. 
Que  son  nom  tout-puissant, 
S'il  vient  un  jour  d'alarmes. 
Aux  six  cents  frères  d'armes 
Serve  de  ralliement, 
Qu'au  jour  de  la  tempête 
A  défaut  d'étendards 
Nous  ayons  la  Galette 
Pour  fixer  nos  regards. 

Soit  que  le  souffle  du  malheur 
Sur  notre  avenir  se  déchaîne  ; 
Soit  que  sur  la  plage  africaine 
Nous  allions  périr  pour  l'honneur, 
Soit  enfin  qu'un  ciel  pur 
Reluise  sur  nos  tètes 
Et  que  loin  des  tempêtes 
Nos  jours  soient  tous  d'azur, 
Oui,  tu  seras  encor, 
O  Galette  sacrée, 
La  mère  vénérée 
De  l'épaulette  d'or. 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  147 

Au  commencement  de  TEmpire,  les  scènes  de  désordre  qui 
s  étaient  passées  en  1848  firent  sentir  la  nécessité  d'établir  à  Saint- 
Cyr  une  discipline  un  peu  moins  rigoureuse  que  celle  sous  laquelle 
rÉcoIe  a?ait  vécu  jusque-là.  En  même  temps  les  généraux  comman- 
dants s'efforcèrent  de  rendre  à  la  brimade  le  caractère  plus  bénin 
qu'elle  avait  eu  généralement  sous  la  Restauration.  Ils  y  arri- 
vèrent en  partie.  Depuis  1850,  grâce  à  une  surveillance  plus 
minutieuse,  grâce  à  des  conseils  donnés  à  propos,  grâce  aussi  à 
des  adoucissements  dans  le  régime  intérieur  de  l'École,  adoucis- 
ossements  parmi  lesquels  il  faut  compter  l'augmentation  des  jours 
de  sortie,  c'est-à-dire  la  facilité  pour  le  jeune  Saint-Cyrien  d'aller 
reprendre  sa  place  au  foyer  paternel,  de  s'y  retremper  dans  la  vie 
de  famille,  la  brimade  perdit  tout  caractère  de  violence  et  de  gros- 
sièreté. Certes,  on  brimait  encore,  même  en  1870,  mais  en  réalité, 
ces  taquineries  étaient  la  plupart  du  temps  anodines,  et  ces  vexations 
avouent  le  bon  côté  de  former  des  caractères  parfois  mal  assouplis, 
mal  préparés  à  la  vie  commune  du  régiment. 

Lfâ  lits  retournés,  les  omelettes  de  compas,  de  bottes  ou  de 
pièces  d'armes,  certaines  factions  montées  dans  la  cour,  au  sommet 
des  colonnes  qui  soutiennent  le  zinco^  les  promenades  nocturnes 
dans  le  costume  d'Adam  constituaient  le  fond  du  sac  des  bahutcurs- 
brimeors,  des  vieux-bahuts  du  second  empire. 

Cette  dernière  période,  qui  va  de  1850  à  1870,  pourrait  être 
appelée  à  Saint-Cyr  l'âge  d'or  de  Y  omelette .  L'omelette  I  il  faut  que 
ivous  expliquions  ce  mot. 

On  appelait  et  l'on  appelle  encore  ainsi  à  l'École  un  mélange, 
rei^idvi  W  p\us  mextriçable  possible,  d'objets  généralement  de  même 
sorte  appartenant  à  divers  individus,  de  façon  que  chacun  ne 
puisse  rentrer  dans  son  bien  qu'après  de  longues  et  minutieuses 
recherches. 

II  y  avadt  des  omelettes  de  compas,  des  omelettes  de  pièces 
d'armes,  des  omelettes  de  bottes,  des  omelettes  d'effets,  tout  un 
vocabulaire  enfin  généralement  introuvable  dans  le  meilleur  livre  de 
cuisine. 

L'omelette  de  compas  ne  se  faisait  généralement  qu'une  fois, 
mais  d'une  façon  telle,  qu'il  eût  été  impossible  de  la  recommencer 
une  seconde. 

Le  lendemain  de  leur  rentrée  à  Saint-Cyr,  chaque  élève  nouveau 
recevait  par  les  soins  de  la  direction  des  études  une  boîte  de 
compas,  des  règles,  des  équerres,  des  pinceaux  pour  le  lavis  et 
différents  autres  ustensiles  de  bureau.  La  plupart  du  temps,  dès  le 
second  jour,  les  anciens  profitaient  d'un  moment  où  les  recrues 
étaient  à  l'exercice  ou  à  une  manœuvre  quelconque  pour  pénétrer 


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lis  NOS  ÉCOLES  MIUTÂIRES 

dans  leurs  salles  d'études,  dévisser  tous  les  compas,  les  épointer, 
les  tordre,  puis  amonceler  en  un  énorme  tas  les  pièces  dis- 
jointes de  tous  ces  instruments.  Quand  les  conscrits  rentraient,  ils 
essayadent  tout  d'abord  de  remettre  de  l'ordre  dans  ce  salmigondis 
d'un  nouveau  genre,  mais  bientôt  on  reculait  devant  la  tâche,  et 
finalement  on  lançait  dans  la  cour  les  débris,  la  plupart  mutilés  de 
cette  ferraille  désormais  hors  de  service. 

L'omelette  de  pièces  d'armes  était  plus  délicate  et  plus  redoutée. 
Les  brimeurs  qui  voulaient  se  livrer  à  ce  genre  d'exercices  profi- 
taient généralement  d'une  récréation,  montaient  dans  les  dortoirs, 
dévissaient  toutes  les  pièces  de  vingt  à  trente  fusils,  puis  les  jetaient 
en  un  tas  dans  un  coin.  Il  fallait  se  reconnaître  absolument  dans 
ce  dédale,  car  le  chien  d'un  fusil  n'allait  pas  à  un  autre  et  d'ailleurs 
toutes  les  parties  de  l'arme  portant  gravé  un  numéro  spécial  et 
unique,  l'adaptation  de  la  capucine  ou  du  ressort  de  gâchette 
n°  4524  sur  le  fusil  4525  eût  valu  huit  jours  de  salle  de  police  à 
l'auteur  de  ce  subterfuge. 

Mais  l'omelette  la  plus  curieuse  était  certainement  l'omelette  de 
bottes. 

Elle  se  pratiquait  généralement  dans  la  cour,  à  la  fin  d'une 
récréation,  dans  un  coin  voisin  du  manège  appelé  le  240  *. 

Dix  minutes  avant  de  monter  aux  études  ou  aux  dortoirs,  les 
anciens  facétieux  qui  avaient  décidé  de  faire  une  omelette  de  bottes, 
conduisaient  ou  envoyaient  au  240  une  cinquantaine,  parfois  une 
centaine  de  recrues.  Là,  ils  ordonnaient  à  leurs  victimes  de  se 
déchausser,  et  bientôt  cent  ou  deux  cents  chaussures  s'étageaient 
dans  l'angle  des  deux  murs  en  une  immense  pyramide. 

Au  premier  coup  de  tambour  annonçant  la  fin  de  la  récréation, 
les  brimeurs  disparaissaient  au  galop,  et  comme  le  moindre  retard 
à  arriver  sur  les  rangs  eût  occasionné  au  retardataire  une  punition 
de  consigne,  les  malheureux  recrues  enfilaient  les  deux  premières 
bottes  venues,  puis  couraient  ainsi  chaussés  prendre  leur  place. 
Inutile  de  dire  que  celui-ci  avait  deux  bottes  du  pied  droit,  celui-là 
deux  bottes  du  pied  gauche,  qu'un  petit  pied  nageait  dans  une 
immense  empeigne,  qu'un  pied  trop  grand  avait  peine  à  s'enfoncer 
dans  une  tige  trop  étroite.  C'était  tellement  comique,  que  les 
victimes  elles-mêmes  finissaient  par  rire.  Quant  aux  officiers,  qui 
affectaient  de  ne  rien  savoir,  ils  ne  dédaignaient  pas  de  prendre 
part  à  la  plaisanterie  par  quelques  observations  placées  à  propos  : 
«  Monsieur  un  tel,  qu'avez-vous  donc?  Allons,  au  pas,  on  dirait 
que  vous  marchez  sur  des  œufs.  » 

^  Les  murs  de  la  cour  Wagram  étaient  numérotés  de  10  en  10  mètres. 
Le  numéro  240  se  trouvait  près  du  manège,  dans  le  coin  nord-ouest. 


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NOS  ÉCOLES  HIUTÂIRES  149 

Al  Y  époque  dont  nous  parlons,  le  quinconce  avait  été  enlevé  de  la 
eour  Wagram  et  l'aspect  monotone  de  ce  vaste  rectangle  n'était 
plus  coupé  que  par  quelques  rares  arbres  dans  lesquels,  de  temps 
en  temps  un  recrue  récalcitrant  était  invité  à  grimper  pour  y  passer 
sa  récréation.  Il  y  avait  quelquefois  huit  ou  dix  conscrits  ainsi 
perchés  dans  les  branches,  et  certains  anciens  poussaient  la  cons- 
tance jusqu'à  passer  eux-mêmes  leur  récréation  au  pied  de  l'arbre, 
I>our  être  bien  certain  que  leur  victime  ne  s'échapperait  pas. 

Dans  cette  même  cour  Wagram,  une  des  brimades  les  plus  humi- 
liantes, ou  tout  au  moins  réputée  telle,  était  celle  qui  consistait  à 
parquer  les  recrues  dans  un  cercle,  ou  entre  quatre  points  indiqués 
d'une  façon  quelconque  sur  le  sol,  et  à  les  obliger  à  n'en  pas 
sortir.  Quatre  anciens  se  promenant  en  chiens  de  berger  autour  des 
limites  fixées,  suffissent  pour  faire  respecter  la  consigne. 

Or,  un  beau  jour  de  1866,  une  brimade  de  ce  genre  faillit  avoir 
des  suites  fâcheuses. 

Les  recrues  avaâent  été  agglomérés,  comme  nous  venons  de  le 
dire,  et  tout  d'abord,  cédant  à  la  force  de  l'habitude,  ils  s'étaient 
laissés  parquer  sans  résistance.  Cinq  ou  six  anciens  espacés  de  loin 
en  loin  surveillaient  «  ces  hommes  *  ».  Mais  voilà  que  tout  à  coup, 
des  crîs  se  font  entendre  :  «  A  bas  les  brimeurs,  à  bas  la  brimade  » , 
et  les  conscrits  franchissant  l'enceinte  factice  dont  on  leur  a  interdit 
de  sortir,  envahissent  la  cour.  Les  cinq  ou  six  anciens  sont  impuis- 
sants à  rétablir  l'ordre,  bien  qu'à  leurs  cris  toute  la  promotion  de 
deuiième  année,  même  les  plus  indifférents  soient  accourus,  décidés 
à  faire  respecter  ce  qu'ils  appellent  naïvement  leur  droit.  Injonc- 
tion, prière,  tout  est  inutile  :  à  la  suprême  indignation  des  anciens 
u  ces  hommes  retoquaient  en  masse  » . 

Peu  s'en  fallut  qu'une  bataille  générale  ne  s'en  suivît,  vingt 
provocations  furent,  sur-le-champ,  lancées  et  relevées,  et  au  point 
d'exaltation  où  en  vinrent  subitement  les  esprits;  on  pouvait  tout 
oraindre,  quand  le  général,  s'étant  mis  adroitement  de  la  partie, 
réussît  à  sauver  la  situation  par  une  manœuvre  pleine  d'habileté. 
Flattant  l'amour-propre  des  anciens,  les  amadouant,  leur  adressant 
quelques-unes  de  ces  bonnes  paroles  qui  ont  tant  d'action  sur  des 
jeunes  têtes  de  vingt  ans,  il  leur  persuada  qu'ils  avaient  là  une 
occasion  unique  de  prendre  dans  l'histoire  de  Saint-Cyr  une  posi- 
tion privilégiée.  Cette  révolte  avait  été  malencontreuse,  maladroite, 
le  général  le  reconnaissait,  mais  les  anciens  n'avaient-ils  pas  là 
roccasion  de  se  montrer  généreux;  généreux  pour  leurs  conscrits, 
généreux  pour  les  promotions  à  venir,  n'était-ce  pas  le  moment  de 
<  Par  opposition  à  «  ces  officiers  ».  —  Eq  style  de  caserne  «  un  homme  » 
est  un  soldat. 


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150  NOS  ÉCOLES  MIUTÂIRES 

déclarer  que,  de  leur  pleine  volonté,  la  promotion  de  Puebla*  avait 
aboli  la  brimade. 

Les  anciens  n'acceptèrent  pas  la  proposition  du  général  :  toute- 
fois, une  transaction  eut  lieu  et,  moyennant  de  légères  concessions, 
les  élèves  de  seconde  année  consentirent  à  laisser  en  paiz  leurs 
recrues.  Quant  à  ces  derniers,  conséquents  avec  eux-mêmes,  ils 
jurèrent  ce  jour-là  que,  n'ayant  pas  consentis  à  être  brimés,  ils 
renonçaient,  pour  l'avenir,  à  brimer  leurs  futurs  conscrits  :  vote 
célèbre  qui  fut  inscrit,  en  lettres  d'or,  sur  une  plaque  de  marbre, 
scellée,  l'année  même,  sur  le  mur  du  réfectoire.  (Salle  d'escrimte 
actuelle). 

Le  général  de  Gondrecourt  se  flattait  d'avoir  remporté  là  un  bril- 
lant succès,  et  c'en  eût  été  un,  en  effet,  s'il  avait  pu  obtenir  que  la 
promotion  du  Sultan  tînt  réellement  sa  promesse.  Malheureuse- 
ment, il  n'en  fut  rieni  Gomme  il  fallait  s'y  attendre,  ces  mêmes 
jeunes  gens  qui  s'étaient  montrés  récalcitrants  aux  vexations  tra- 
ditionnelles de  l'École  n'eurent  rien  de  plus  pressé,  une  fois  passés 
anciens,  que  de  les  ressusciter  au  plus  vite. 

Moins  pointilleux  que  leurs  aînés,  les  recrues  de  1868  et  de  1869 
courbèrent  la  tête  devant  la  coutume  et,  sauf,  dans  cette  dernière 
promotion,  un  élève  qui  refusa  la  brimade  et  préféra,  plutôt  que  de 
l'accepter,  se  faire  renvoyer  dans  un  régiment  2,  le  régime  habituel 
reprit  son  cours  normal,  avec  les  atténuations  que  nous  avons  dites. 

Après  la  guerre  de  1870,  les  brimades  essayèrent  de  relever  la 
tête,  mais  la  tradition  était  perdue,  et  la  présence  à  la  tête  de 
l'École  d'un  homme  comme  le  général  Hanrion,  ennemi  particulier 
de  ce  genre  de  plaisanteries,  devait  contribuer  à  la  faire  disparaître 
entièrement.  La  séparation  absolue  des  anciens  d'avec  les  recrues» 
les  peines  les  plus  graves  infligées  pour  la  moindre  taquinerie,  une 
surveillance  incessante,  amenèrent  promptement  l'extinction  d'une 
coutume  qui  d'ailleurs  n'avait  plus,  à  l'École  même,  de  chauds 
partisans. 

Aujourd'hui,  la  brimade  ne  vit  plus  à  Saint-Gyr  qu'à  l'état  de 
légende  et  ne  consiste  plus  qu'en  des  appellations  plaisantes  ou 
des  taquineries  de  collège. 

Où  sont  les  bahuteurs  d'antan! 

A.  DE  Ganmiers. 
La  suite  prochainement. 

'  Il  est  d'usage  à  Saint-Cyr  que  chaque  promotion  adopte  un  nom. 

2  II  s'appelait  de  Bourville.  Caractère  généreux  et  fier,  de  Bourville 
accepta  son  renvoi  dans  un  régiment  sans  murmurer.  On  lui  tint  compte 
de  sa  situation  spéciale  et  il  fut  nommé  sous-lieutenant  en  même  temps 
que  ses  camarades,  le  14  août  1870  :  il  fut  tué  à  Sedan. 


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LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE 

AU   XVllP   SIÈCLE 

D APRÈS  DES  DOCUMENTS  INÉDITS' 


Maintenant  que  nous  connaissons  le  presbytère  et  ses  hôtes, 
son  mobilier  et  ses  revenus,  disons  comment  on  y  vivait.  Chacun, 
à  cette  époque,  £adsait  son  pain  chez  soi.  Il  en  était  ainsi  chez  les 
curés.  Nous  trouvons  en  effet,  chez  celui  de  Pontenx,  en  1774, 
«  deux  tamis  à  passer  la  farine,  un  demi-boisseau  de  froment 
dans  un  sac,  une  mait  et  deux  pelles  de  four  de  boids  ».  La  même 
année,  à  Bouricos  ^,  le  curé  n'a  pas  de  four,  mais  le  seigneur  du 
lieu,  affermant  une  maison,  réserve,  au  profit  du  curé,  le  droit  «  de 
faire  cuire  son  pain  au  four  ^  ». 

La  culture  de  la  vigne  était,  à  cette  époque,  assez  commune  dans 
ces  parages,  ce  que  nous  prouvent  nombre  d'actes  où  les  parties 
sont  qualifiées  de  «  vignerons  ».  Nous  avons  vu  certains  curés 
dimer  sur  le  vin.  Mais  on  sait  que,  dans  certains  pays,  la  dlme  se 
percevait  au  pied  de  la  vigne.  Le  curé  devait  donc  alors  faire  faire 
lui-même  son  vin.  Il  semble  en  avoir  été  ainsi  notamment  à  Pontenx, 
ou,  en  outre  de  a  une  barrique  de  vin  blanc  de  Langon  et  de  deux 
harrils  de  vin  rouge...  contenant  ensemble  quarante  pots  »  qui 
figurent  dans  le  chai  du  curé,  on  trouve,  dans  une  maison  spéciale 
lui  appartenant,  tous  les  instruments  nécessaires  à  la  fabrication 
dn  vin  et  des  fûts  ;  «  un  pressoir  aveq  sa  trape,  anguile,  vis,  anneau 
de  fer,  un  douil,  deux  membreuses  de  chenue,  deux  tins,  une  com- 
porte, un  entonoir  de  fer-blanc,  un  autre  de  boids,  une  pelle  de 

*  "Voy.  le  Correspondant  du  25  septembre  1887. 

*  Bouricos,  aujourd'hui  quartier  de  Pontenx.  Autrefois   paroisse  du 
<iiocèse  de  I^. 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  11  septembre  1774.) 


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152  LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XVIIl*  SIÈCLE 

boids,  un  gimbelet  pour  percer  les  barriques  » .  Et  près  de  ces  ins- 
truments :  «  douze  barriques  de  vin  blanc,  trois  barriques  de  via 
rouge  et  une  demi-barrique  de  blanc  servant  douiiiage,  et  six  vieilles 
barriques  vuides  ».  Évidemment  le  curé  ne  consommait  pas  tant  de 
vin.  Il  en  vendait.  En  1738,  un  laboureur  de  Mimizan  doit  30  livres 
au  curé  d'Aureilhan,  «  prix  d'une  barrique  de  vin  qu'il  lui  a 
liurée*  ».  En  1771,  un  vigneron  d'Aureilhan  reconnaît  devoir  aux 
héritiers  du  curé  «  200  livres  pour  du  vin  que  ce  dernier  lui  a 
vendu  2  ».  En  1774,  une  débitante  de  Mimizan  a  en  cave  du  vin 
que  lui  a  pareillement  fourni  le  curé  ^. 

Concurremment  avec  le  pain,  le  vin  et  les  légumes  qu'on  récoltsût 
au  jardin,  la  volaille  et  le  cochon  étaient  la  base  de  l'alimentation 
du  curé  à  cette  époque.  On  se  rappelle  ce  curé  de  Mimizan  qui, 
en  1778,  regrettsdt  son  jardin  et  son  pré  envahis  par  les  sables  et 
qui  lui  servaient  à  «  faire  élever  de  la  volaille  et  un  cochon, 
objets  »,  ajoute- t-il  «  sans  lesquels  il  est  impossible  de  vivre  dans 
ce  pays  ».  Et,  continuant  :  «  La  privation  de  ces  deux  objets, 
a  réduit  le  suppliant  à  la  plus  grande  misère.  »  Chez  le  curé 
de  Pontenx,  on  trouve  «  un  charnier  avecq  la  moitié  d'un  cochon 
salé  et  un  pot  de  cochon  confy  ».  Chez  le  curé  de  Mimizan  en  1739, 
on  trouve  «  un  jambon  et  une  épaule  de  cochon...  dans  une  auge 
sous  la  cendre*  ». 

Cependant,  comme  les  curés  recueillaient,  par  la  dlme,  des  che- 
vreaux et  des  agneaux;  comme,  par  ailleurs,  ils  possédaient  sou- 
vent des  troupeaux  de  vaches  et  de  brebis,  il  est  bien  certain  que 
la  viande  de  ces  divers  animaux  figurait  assez  souvent  sur  leur 
table.  En  1770,  le  curé  d'Aureilhan  achète  «  trois  quartiers  de 
mouton,  à  30  sols  le  quartier,  probablement  pour  célébrer  cette 
fette  qu'il  devait  donner  chez  luy  le  jour  de  Saint-Moumolin 
(«c,  —  :  Mommolin)^  ».  —  Le  curé  de  Pontenx  a  «  un  crochet 
de  fer  pour  suspendre  la  viande  »  et  «  un  garde-manger  garni  de 
caneva  » .  Pour  les  jours  maigres,  il  y  avait  le  poisson  de  mer  ou 
d'eau  douce  qui,  en  raison  du  voisinage  de  l'Océan  et  des  étangs, 
ne  devait  pas  faire  défaut.  En  1722,  nous  trouvons  le  curé  de 
Mimizan  achetant  du  poisson  à  un  pêcheur  du  lieu*,  et  le  curé  de 
Pontenx  laisse,  en  1774,  dans  sa  «  dépense,  trois  morues  seiches  ». 
—  Enfin,  il  y  avait  le  gibier,  et  principalement  le  gibier  d'eau,  sî 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  8  avril  1738.) 
a  Ibid,  (Acte  du  6  février  1771.) 

3  Ibid.  (Acte  du  6  mai  1774.) 

^  Ibid.  (Acte  du  10  novembre  1739.) 

»  Ibid,  (Acte  du  17  juillet  1770.) 

•  Ibid.  (Acte  du  10  avril  1722.) 


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LES  GURfe  DE  CAMPAGNE  AO  XYIU*  SIÈCLE  153 

abondant  autrefois  dans  les  Landes.  —  En  1773,  le  prieur  de  Mi- 
mizan  eiige  d'un  de  ses  fermiers,  par  an,  «  six  paires  de  béccasses, 
quatre  brochets  et  dix  paires  de  chapons  gras*.  >»  —  11  y  aura 
aussi  <c  deux  livres  de  burre  salé  dans  un  petit  barril  et  une  bou- 
tdUe  d'huyle  fine  » .  D'ailleurs,  nous  avons  vu  que  le  curé  de  Pon- 
tenx  avait  «  deux  buretes  de  cristal  aveq  porte  huilier  ».  Le  vi- 
naigre figurait  donc  parmi  les  condiments  en  même  temps  que  le 
sel,  le  poivre  et  l'ail,  et  si  M.  le  curé  possédait  un  «  moutardié  », 
c'était  apparemment  pour  y  mettre  de  la  moutarde.  Le  matin,  M.  le 
carë  fsdt  un  premier  déjeuner.  Il  a  «  deux  livres  de  chocolak  »  à 
cet  effet.  Après  le  repas,  il  prend  du  café.  Il  a  «  douze  livres  de 
caffé  des  Iles  »  dans  un  sac.  La  gouvernante  le  grillait  elle-même 
dans  la  a  pouele  à  caflfé  »,  qui  figure,  à  côté  du  «  moulin  à  calTé  », 
panni  la  batterie  de  cuisine.  Il  a  d'ailleurs  «  trois  pains  de  sucre  ». 
On  ne  dit  pas  qu'il  ait  eu  des  liqueurs,  quoiqu'on  trouve,  dans  son 
mobilier  «  le  dessus  d'un  calj^ret  en  bois  de  mûrier  »  ;  et  l'eau-de- 
vie  que  vendaient  les  débitants  était  parfois  de  qualité  tellement 
inférieure  qu'elle  «  n'était  bonne  que  pour  les  douleurs  des  ani- 
maux- ».  —  Mais,  l'après-midi,  s'il  y  a  quelque  >âsiteur,  on  se  mettra 
au  «  triq-traq  »  que  nous  voyons  dans  un  coin  de  la  salle  à 
manger  c<  aveq  ses  dames  de  boids  et  cornets  de  cuir  »,  et  l'on 
prendra  le  thé  à  la  mode  anglaise  qui,  à  cette  époque,  s'implantait 
en  France,  car  M.  le  curé  a  «  un  quart  de  livre  de  thé  dans  une 
boete  de  fer  blanc  ».  Puis,  le  soir,  s'il  fait  froid,  la  gouvernante, 
avant  qu'il  ne  se  couche,  passera  le  «  chauffe-lit  »  dans  les  draps. 
La  sobriété  dau^  le  boire  et  dans  le  manger  est,  pour  un  homme 
d'Église,  une  vertu  capitale,  et  nous  sommes  convaincu  que  nos 
curés  la  possédaient.  Toutefois,  quoique  sobre,  on  peut  être  sou- 
dainement malade  au  milieu  de  la  nuit,  et  les  «  chirurgiens  »  de- 
meurent loin.  Aussi,  M.  le  curé,  qui  est  homme  de  précaution,  a-t- 
îl  sous  la  main  «  un  opital  de  cuivre  rouge,  une  seringue  d'étain 
aveq  son  assortiment  dans  son  étuy  »,  et  enfin,  dans  un  coin  de  la 
chambre  «  une  chese  dholande  de  comodité  peinte.  »  La  campagne 
est  tranquille,  et  l'on  y  dort  à  l'abri  des  voleurs,  aussi  le  «  fusil  » 
qui,  du  reste,  est  à  la  cuisine,  est-il  pour  le  curé,  nous  en  sommes 
cert^n,  beaucoup  plus  un  instrument  de  plaisir,  dans  ce  pays  de 
franchises  et  de  libertés,  qu'une  arme  défensive.  Au  reste,  s'il 
entend  quelque  bruit  insolite,  M.  le  curé,  pour  peu  qu'il  ne  soit 
pas  peureux,  pourra  sortir  et  faire  le  tour  de  son  jardin  ou  de  sa 
cour,  flanqué  de  la  gouvernante,  qui  tiendra  «  la  lanterne  de  fer 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  4  juin  1773.) 
«  Ibid,  (Acte  du  6  mai  1774.) 


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154  LES  GURÊ3  DE  CAMPAGNE  AU  XYIU'  SIÈCLE 

blanc  »  ou  «  le  phalot  ».  Le  lendemain,  M.  le  curé  se  lèvera  et 
reprendra  sa  vie  de  chaque  jour  parfois  remplie,  souvent  inoc- 
cupée, sans  doute,  à  une  époque  où  nous  nous  figurons,  nous, 
gens  d'un  autre  âge  et  quasi  d'une  autre  civilisation,  qu'on  n'avait 
pas,  comme  maintenant,  tant  d'occasions  de  tuer  le  temps. 

Et  à  ce  propos,  les  curés  de  campagne,  à  cette  époque,  étsûent- 
ils  instruits  et  travaillaient-ils?  Il  ne  faudrait  pas  poser  de  règle 
générale  et  répondre  affirmativement.  Mais  il  est  incontestable  que 
certains,  non  autrement  que  de  nos  jours,  étaient  instruits  et 
travaillaient.  Quelques-uns,  après  des  études  universitaires  plus 
ou  moins  longues,  n'avaient  passé  au  grand  séminaire  qu'un 
temps  très  court.  Celui-ci  un  an,  celui-là  «  dix-huit  mois,  selon 
la  coutume  »;  cet  autre,  quatorze  mois;  ce  dernier,  trois  mois 
seulement.  —  Et  il  ajoute  :  «  fu  monseigneur  de  Besons  et  mon- 
seigneur de  Flurian  n'en  exigèrent  pas  davantage.  »  Il  s'en  trouve 
qui  «  n'ont  jamais  pris  »,  comme  ils  disaient,  ((  leurs  degrés  ».  Mais 
bon  nombre  sont  docteurs  en  théologie,  et  on  trouve  un  curé  de 
Mimizan,  qui  fait  sonner  assez  haut  son  titre  de  «  maître  es  arts  ^  ». 
L'habitude  du  latin,  qu'on  cultivait  à  cette  époque  plus  que  main- 
tenfet,  pouvait  rendre  les  vieux  auteurs  familiers  à  ceux  qui  ne 
dédaignaient  pas  les  lettres  profanes,  aussi  ne  devons-nous  pas 
nous  étonner  si  le  curé  de  Mimizan,  procédant  à  une  enquête  à 
Bias,  à  propos  d'une  difficulté  entre  le  curé  et  les  habitants,  et 
ayant  à  signaler  la  divergence  d'opinions  des  témoins,  s'écrie  sans 
coup  férir  : 

Scindîtur  incerlum  studia  in  contraria  vulgus  *. 

Le  curé  d'Aureilhan,  en  1776,  scelle  son  testament  mystique  de 
son  «  cachet  ordinaire  ».  Ce  cachet  représente  Vénus  et  Cupidon, 
la  mère  remettant  à  son  fils  l'arc  et  la  flèche  classiques.  Les  deux 
personnages  sont  nus  ou  drapés  si  légèrement,  que  toutes  les 
formes  transparaissent.  L'usage  habituel  d'un  tel  cachet  dénote  chez 
un  prêtre  une  certaine  liberté  d'esprit,  en  même  temps  qu'un  goût 
éclairé  pour  les  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  3. 

Les  «  conférences  »  n'avaient  généralement  pas  lieu,  mais  la 
plupart  des  curés  possédaient  une  bibliothèque  qui,  pour  ne  point 
approcher  des  sept  cents  volumes  laissés  par  la  servante  janséniste 
de  la  famille  de  Royer-Collard*,  n'en  suffisait  pas  moins  à  leur  travail 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  28  octobre  1772.) 
a  Virgile,  Enéide,  liv.  II,  vers  39. 

'  Arch.  notariales.  (Acte  du  24  janvier  1776.) 

•  Babeau,  Artisans  et  Domestiques,  p.  277. 


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LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XVIU*  SIËaE  155 

Ci  à  leur  récréation  intellectuels  de  chaque  jour.  Ils  déclarent  pos- 
séder tantôt  «  le  rituel,  les  ordonnances,  le  catéchisme  du  diocèse, 
leprocessîonal,  etc.  »,  tantôt  «  les  livres  convenables  à  leur  état  ». 
Mais,  en  1731,  le  curé  de  Pontenx  aura  «  V Histoire  de  FEglise^ 
par  Fleury,  Bourdaloue,  —  la  Somme  de  saint  Thomas,  Cornélius  à 
Lapide,  Y  Ecriture  sainte  ».  —  La  même  année,  à  Mimizan,  le  curé 
Booty  qui,  ayant  voyagé,  a  beaucoup  vu,  beaucoup  appris  et  sans 
doute  beaucoup  retenu,  déclarera  posséder  «  pour  plus  de  600  francs 
{sic)  de  bons  livres  de  différentes  langues  »;  et  en  1774,  un  autre 
curé  de  Pontenx  laissera  la  plus  belle  bibliothèque,  peut-être,  qui 
se  soit  vue  au  dix-huitième  siècle  chez  un  curé  de  campagne.  Il  est 
curieux  et  important  d'en  donner  le  détail  :  —  «  Le  Bréviaire  ro- 
main,  en  deux  volumes,  l'un  d'été,  l'autre  d'hiver;  un  autre  en 
cpatre  volumes,  impression  de  1750;  le  diumal  romain;  un  volume 
de  la  Bible  en  latin,  in-S"*;  le  Dictionnaire  de  Joubert  ;  un  volume 
de  Y  Ordonnance  sinodalle  du  diocèse  de  Bordeaux;  un  volume  de 
la  Gvide  des  pécheurs;  sept  volumes  manuscrits  en  latin;  le 
TraUé  des  sacrements;  le  Dictionnaire  de  Danet;  Y  Instruction  des 
prêtres;  un  volume  des  Lettres  de  M.  Arnauld  dAndilly;  Long- 
bardi  Senientiœ^  en  un  volume;  un  volume  des  Sermo?i$  de  lavant , 
par  Lopes;  Avis  au  peuple;  un  volume  intitulé  :  Proprium  sanc- 
torum;  le  Traité  du  vrai  mérite;  Y  Histoire  ecclésiastique^  en 
trente-huit  volumes,  y  compris  quatre  intitulez  table  generalle  des 
matières;  Discourts  sinodeauQ^^  en  trois  volumes;  huit  volumes 
des  «SS^rmon^  du  père  Massillon;  un  volume  des  Psaumes,  du  même 
auteur;  Betraite  ecclésiastique,  en  un  volume;  Méditation  chré- 
tienne; Méditation  ecclésiastique^  en  cinq  volumes;  deux  volumes 
du  Concile  de  Trente;  deux  volumes  du  catéchisme  dudit  concile; 
vingt  volumes  des  Œuvres  de  Bossuet  ;  quatre  volumes  des  Pronnes^ 
de  Joly  ;  quatre  volumes  du  Petit  prorme;  un  volume  intitulé  : 
Begia  Pamassi;  un  volume  sur  toute  sorte  de  sujets  ;  Confessions 
de  saint  Augustin,  en  un  volume;  le  Nouveau  Testament,  en  un 
vohime;  Instructions  sur  F  Evangile^  en  un  volume;  un  volume 
du  Traité  du  Sacrement  de  pénitence;  un  volume  du  Discours  de 
l histoire  ecclésiastique;  Histoire  des  Juifs,  en  cinq  volumes;  six 
YOimDes  du  livre  Bésolutions  de  plusieurs  cas  de  conscience;  trois 
volumes  du  Missionnaire  paroissial;  deux  volumes  de  Y  Histoire 
vnwerselle;  deux  volumes  du  livre  F  Oracle  des  nouveaux  philo- 
sophes; deux  volumes  des  Lettres  persanes;  sept  volumes  du  livre 
Theologia  dogmatica;  un  volume  intitulé  :  Prœlectiones  theologicâs 
de  graiia;  trois  volumes  intitulés  :  Praelectiones  theologicœ  de  sep- 
tem  ;  quatre  volumes  intitulés  :  Theologia  Scoty;  un  volume  intitulé  : 
Theologia  redacta;  deux  volumes  Institutiones  théologien;  trois 


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156  LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XVm*  SIÈCLE 

volumes  de  théologie;  trois  volumes  àes  Pseaumes  paraphrazés ; 
quatre  volumes  des  Vies  des  saints  Pères;  deux  volumes  de  la  Vie 
des  clercs;  un  livre  intitulé  :  le  Provincial;  un  livre  Caiechismos 
ordinandos;  Catéchisme  de  Montpelier^  en  deux  volumes;  His- 
ioire  de  la  Bible^  in-4**;  et  vingt  et  un  volumes  de  différents  livres 
détachés*.  » 

Que  le  curé  puisse  trouver  dans  le  voisinage  un  bourgeois  riche 
et  oisif,  il  fera  «  venir  en  société  les  gazettes  de  loys  »,  ce  qui  lui 
coûtera,  pour  sa  part,  6  livres  par  an  2,  ou  toute  autre  feuille 
périodique.  Il  aura  aussi  une  correspondance  suivie  avec  sa  famille 
ou  quelque  ami.  Le  curé  de  Pontenx,  en  1774,  laisse  «  une  liasse 
de  trente-sept  papiers,  lettres  missives  »,  que  le  notaire  inventorie. 
Il  aura  un  «  Uvre  de  raison  »  contenant  «  quatre-vingt-dix-huit 
feuillets  foliotés,  commencé  le  15  décembre  1758  »,  et  qu'il  ne 
tiendra  peut-être  pas  très  régulièrement,  car  il  est  «  majeure  partie 
en  blanc  ».  Cependant,  il  y  fera  une  place  aux  domestiques,  sui- 
vant l'usage  du  temps  3,  et  il  écrira  cette  note,  la  dernière  avant  sa 
mort  :  «  L'an  mil  sept  cens  soixante-quatorze  et  le  vingt-trois  oc- 
tobre, est  entré  à  mon  service  en  qualité  de  valet,  Jean  Dufort,  etc.  *  » 
Mais  si  l'on  veut  avoir  une  idée  des  vicissitudes  d'une  eidstence 
de  curé  à  cette  époque,  il  faut  lire  cette  page  pleine  d'humour,  que 
nous  a  laissée  le  curé  Bouty,  déjà  avantageusement  nommé  :  «  Bap- 
tisé à  Dax  (où  il  est  né)  le  13  octobre  1672,  il  a  fait  ses  basses 
classes  soubs  les  Barnabites  (dudit  lieu),  et  soubs  les  Jésuites,  à 
Agen.  Il  a  fait  sa  philosophie  à  Toulouse,  soubs  le  père  Garaurague» 
jésuite,  et  quatre  ans  de  théologie  soubs  le  père  Palaci,  jésuite, 
dictant  le  matin,  et  soubs  le  père  Dumance,  dictant  le  soir,  et  & 
l'Université,  soubs  M.  de  Casamajou,  dictant  le  matin,  et  soubs 
M.  de  Rolye,  vicaire  général,  dictant  le  soir.  Il  a  pris  son  bacca- 
lauréat soubs  M.  de  Casamajou,  il  a  fait  quatorze  mois  de  sémi- 
naire à  Auch,  soubs  le  père  Dega;  de  là  il  a  été  vicidre  pendant 
quelques  mois  à  la  Boheire,  diocèse  d'Ax  (l.  Dax) ,  d'où  il  sortit 
pour  aller  en  Espagne  avec  M.  le  maréchal  de  Berwik.  Il  y  a  resté 
onze  ans  d'un  côté,  et  de  l'autre  trois  ans,  à  l'occasion  d'un  de 
ses  oncles,  pendant  lesquelles  trois  années  il  a  étudié  en  théologie 
encore  soubs  le  père  Sainte-Rose,  jacobin,  à  Valladolid  et  à  Sala- 
manque,  toujours  nanti  des  exeats  des  prélats.  De  là  il  est  venu  en 
France,  il  a  resté  trois  ans  à  Poy  et  Buglose,  en  qualité  de  vicaire 

*  Ces  détails,  comme  la  plupart  de  ceux  concernant  la  nourriture,  sont 
extraits  de  Tacte  du  31  décembre  1774.  (Arch.  notariales.) 

2  Arch.  notariales.  (Acte  du  7  juillet  1770.) 

*  Le  Livre  de  famille,  par  Gh.  de  Ribbe,  p.  159. 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  31  décembre  1774.) 


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LES  CURES  DE  GÂypAGNE  AU  XYUl*  SIÈCLE  157 

de  MM.  de  Saint-Lazare,  d'où  il  a  été  fait  prieur  de  Sindères,  par 
Mgr  l'évêque  d'Ax,  lequel  prieuré  il  a  permuté,  etc.,  et  est  venu  à 
Himlzan;  il  n'a  point  d'autre  domestique  que  deux  valets.  Il  est 
nanti  du  rituel,  ordonnances  synodales  et  du  catéchisme  du  dio- 
cèse. Il  est  tellement  assidu  aux  conférences  ^  qu'il  a  plu  à 
Mgr  l'Archevêque  de  Bordeaux  d'aujourd'hui,  de  témoin  synodal 
qu'il  fut  fait  par  Mgr  d'Argenson  (quoiqu'il  en  soit  indigne),  le 
^ire  ricaire  forain  de  la  première  congrégation  de  Buch  et  Bom. 
Deo  grcUias  -,  » 

Il  serait  à  souhaiter  que  tous  les  curés  eussent  eu  une  vie  pareil- 
lement aventureuse,  si  c'eût  été  pour  eux  une  raison  de  posséder 
cet  entrain  et  cette  bonne  humeur. 

Quelles  étaient  les  occupations  des  curés?  Ceux-ci  n'étaient  pas» 
comme  de  nos  jours,  conCnés  dans  le  seul  domaine  ecclésiastique. 
Non  seulement  ils  avaient  à  exercer  les  fonctions  curiales,  mais  ils 
agissaient  encore  à  de  certains  jours  :  l""  comme  officiers  de  l'État 
dvil;  l""  comme  officiers  ministériels.  Nous  allons  nous  arrêter  un 
instant  sur  chacune  de  ces  trois  sortes  d'attributions. 

Lear  premier  devoir  naturellement  était  de  dire  la  messe.  Pour- 
tant Us  semblent  ne  l'avoir  pas  dite  rigoureusement  tous  les  matins. 

«  On  dit  messe  basse  »,  avoue  un  curé  de  Bias  en  1731,  «  tous 
les  jours,  autant  quil  est  possible;  les  dimanches,  la  messe  parois- 
siale, le  prône,  le  catéchisme;  les  grandes  fêtes  (seulement),  une 
grande  messe,  la  procession,  le  catéchisme  et  les  vêpres,  d  Nous 
avons  vu  plus  haut  qu'on  chantait  vêpres  «  quand  on  pouvait 
retir^T  \^  gens  du  cabaret  » .  Il  faut  croire  que  les  jours  de  fêtes 
les  paroissiens  se  faisaient  un  devoir  de  quitter  le  cabaret 
pour  i'église.  «  Quand  on  ne  fait  pas  le  prône,  on  explique  l'évan- 
gile du  jour.  D  Quant  au  catéchisme,  l'heure  où  il  a  lieu  varie 
suivant  les  pays.  A  Bias,  «  on  le  fait  à  deux  heures  ».  A  Pon- 
tenx,  «  on  le  fait  exactement  pendant  la  messe  ».  Au  Yignacq, 
«c  après  la  messe  ».  En  tout  cas,  il  a  lieu  toujours  le  dimanche. 
<c  Autrement  »,  explique  le  curé  du  Yignacq,  «  je  ne  pourrais 
çJbliger  personne  i  venir  les  jours  ouvriers  à  cause  de  l'éloigné- 
meut  des  midsons  ».  Cependant,  durant  le  carême,  M.  le  Curé, 

*  Sous  la  responsabilité  d'un  curé  de  Pontenx,  lequel  afQrme,  en  1731, 
qa'  «  il  n*y  a  pas  de  conférences  dans  le  détroit  »,  nous  avons  pu  dire  plus 
haut  que  ces  réunions  ne  se  tenaient  généralement  pas.  Il  ressort  toutefois 
de  la  déclaration  du  curé  Bouty,  ainsi  que  d'autres  documents  auxquels 
nous  renvoyons  le  lecteur,  qu'elles  avaient  lieu  de  temps  en  temps.  (Voy. 
les  procès- verbaux  de  visite  d'église  déjà  cités.  Arch.  de  TArchev.  de 
Bordeaux.) 

^  Procès-verbal  de  Téglise  de  visite  de  Mimîzan,  1731.  (Même  source.) 


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158  LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XVlll^  SIÈCLE 

redoublant  de  zèle,  essaye  de  le  faire  tous  les  jours.  Mais  il  avoue 
que  «  les  enfans  n'y  viennent  guaire  disant  qu'ils  sont  trop  loing  ». 
L'instruction  religieuse  variait  nécessairement  suivant  l'intelligence 
et  l'exactitude  des  enfants,  comme  aussi  avec  les  soins  que  lui 
donnait  le  curé.  En  1731,  Mgr  de  Maniban,  archevêque  de  Bor- 
deaux, visitant  l'église  de  Gastes  et  interrogeant  les  enfants,  ne 
les  trouve  «  qu'à  demi  instruits  ».  Quelques  jours  plus  tard,  au 
Vignacq,  il  les  trouve  «  bien  instruits  » .  Pour  les  offices,  on  ne 
saurait  non  plus  établir  de  règle  générale.  A  Mimizan,  la  même 
année,  «  on  a  la  grand'messe  les  dimanches  et  (êtes,  la  plupart  du 
temps  messe  chantée,  suivant  la  bonne  disposition  du  curé  ».  A 
Pontenx,  «  on  fait  l'instruction  et  l'explication  de  l'évangile  tous 
les  quinze  jours  et  en  carême  tous  les  dimanches  et  fêtes  ».  Malgré 
les  habitudes  de  débauche  signalées  maintes  fois  par  les  curés,  on 
peut  dire  que  la  population  était  religieuse.  A  Pontenx,  «  on  ne 
chante  pas  aux  offices  »,  mais  généralement  on  vient  à  la  messe. 
«  Un  tiers  n'y  assiste  que  de  quinze  en  quinze  jours,  parce  qu'il 
faut  garder  (la  maison)  chacun  à  son  tour  »,  dit  le  curé  de  Pontenx; 
mais  cet  usage  est  tellement  passé  dans  les  habitudes,  que  les 
curés  ne  le  trouvent  pas  mauvais.  A  Mimizan,  «  il  ne  se  pratique 
pas  d'indécences  aux  processions,  par  la  vigilance  du  curé.  Tout 
le  monde  s'y  tient  en  dévotion  » .  Les  sermons  semblent  avoir  eu 
moins  de  succès.  «  J'en  appelle  à  témoins  »,  dit  le  curé  de  Mimizan 
en  1731,  «  tous  ceux  qui  y  ont  presché  »,  et  les  cinq  ou  six  per- 
sonnes qui  y  assistent,  consistent  «  en  coiffes  et  chappeaux  ». 
Presque  tous  les  paroissiens  d'ailleurs  font  leurs  pâques.  Les  curés 
ont  encore  l'habitude  de  compter  les  habitants  par  le  nombre  des 
communiants.  On  sait  que  ce  nombre  est  en  général  le  cinquième 
de  la  population.  A  Pontenx,  en  1731,  sur  une  population  de  trois 
cents  communiants,  «  certains  manquent  ».  A  Mimizan,  la  même 
année,  «  tous  ont  rempli  leur  devoir  pascal  ».  Et  le  curé  ajoute  : 
«  sive  digne,  sive  indigne,  Deus  scit.  »  Il  faut  pourtant  citer  le 
Vignacq  où,  à  la  même  époque,  sur  une  population  de  plus  de 
cinq  cent  vingt  communiants,  «  beaucoup  n'ont  pas  fait  leurs 
pâques  ».  Il  faut  aussi  remarquer  la  sollicitude  du  curé  qui  dit  : 
«  Huit  ou  neuf  ne  se  sont  pas  présentés  du  tout  quoy  qu'on  les  ayt 
auertis.  »  Ce  mot,  joint  aux  autres  explications  données  ailleurs^ 
nous  montre  chez  les  curés  un  grand  esprit  d'indulgence  et  de 
conciliation  que  nous  retrouverons  encore  quand  nous  parlerons 
de  leurs  rapports  avec  la  population.  Ainsi  ils  avertissent  les  retar- 
dataires, ils  tolèrent  qu'un  tiers  des  paroissiens  manque  la  messe 
tous  les  quinze  jours;  le  vendredi  saint,  ils  envoient  le  sacristaia 
«  dans  toutes  les  maisons  pour  faire  adorer  la  crois  à  tous  ceux  qui 


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LES  CUKÉ5  DE  CAMPAGNE  AU  XVIIP  SIÈCLE  159 

n'oi^t  pas  pu  assister  à  Toffice  *  » .  Ces  attentions  et  ces  complaisances 
prouvent  entre  paroissiens  et  curés  une  union  et  une  communauté 
de  sentiments  qu'on  chercherait  vainement  de  nos  jours,  même  dans 
les  pays  les  plus  religieux. 

La  tenue  à  l'église  était  bonne,  sauf  exception.  On  n'y  avait  pas 
toujours  les  sujets  de  distraction  qu'on  signale  à  Bias  en  16ii5,  ob 
le  curé  Agasse  se  plaint  de  ce  qu'il  «  esloit  souentes  fois  troublé 
pendant  le  diuin  seruice  par  le  son  et  tintamarre  des  clochettes 
appeodues  aux  colz  des  beufz  qui  paissoint  dans  le  simetière,  joi- 
gnant une  vitre  fort  basse  vis-à-vis  du  grand  autel  ».  C'est  dans 
la  même  église  et  la  même  année  que  le  curé,  à  cause  de  l'obs- 
corité,  «  en  alant  et  reuenant  de  la  procession  et  baillant  leau 
beniste  au  peuple,  bronchoit  souuent  avec  grand  danger  de  donner 
du  nais  (sic)  à  terre,  ce  qui  luy  auroit  esté  a  grand  scandale  et 
tourné  en  risée  ».  Les  choses  s'y  passaient  au  reste  tout  à  fait  en 
famille.  Comme  il  n'y  avait  pas  de  sacristie  et  «  leglize  et  le  pres- 
bîtère  estans  plains  de  puple  (les  jours  de  fêtes),  les  prêtres  estoint 
constrainctz  se  reconcilier  là  (à  l'église)  a  la  ueue  et  ouye  d'un  chas- 
cun  et  auec  une  très  grande  incommodité  ».  —  «  Le  peuple  a prins 
Geste  mauuaise  habitude  de  se  donner  le  bon  jour  tout  haut  dans 
leglize  lors  qu'ilz  y  arriuent,  s'entredemendant  lestât  de  leur  santé  et 
affaires  ^  »,  ce  qui  prouve  qu'il  n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le  soleil. 
Ces  habitudes  de  «  caquet  et  babil  »  à  l'église  sont  de  tous  les  temps. 

En  dehors  des  cérémonies  du  culte,  le  curé  avait  les  baptêmes, 
raariages  et  enterrements,  qui,  dans  les  paroisses  populeuses,  se  pré- 
sentent fréc^uemment.  Il  portait  aussi  les  sacrements  aux  malades. 
Bn  1 783,  les  habitants  de  Bias  se  plaisent  à  reconnaître  que  depuis 
l'arrivée  du  curé,  «  il  n'est  mort  aucun  habitant  sans  en  être 
muni  ».  A  cette  époque  de  fortes  croyances,  on  ne  trouvait  pas 
ridicule  que  le  prêtre  sortît,  vêtu  de  ses  habits  sacerdotaux.  A 
Pontem,  «  on  porte  le  saint  Sacrement  aux  malades  en  surplis  avec 
étole  blanche;  le  clerc  marche  devant  avec  une  lanterne  et  une 
clochette  ».  La  sainte  hostie  est  placée  dans  un  «  porte-Dieu  de 
vermdl  ou  d'argent  renfermé  dans  une  bourse  de  soie  blanche  » 
que  le  prêtre  se  suspend  au  cou  «  av€C  un  ruban  ou  un  cordon  ». 
U  ajoute  :  «  Nous  montons  à  cheval  quand  il  faut  aller  loin.  »  Cette 
dernière  explication  qui  semblerait  étrange  en  tout  autre  pays  est 
oatordle  dans  les  Landes,  où  il  n'est  pas  rare  de  trouver  des  mai- 
sons distantes  de  l'église  de  une  heure  et  demie  à  deux  heures  de 
marche  à  travers  sables  et  bois. 

^  Brouillon  d'un  procès-verbal  de  Tisite  de  Téglise  de  Bias,  1731.  (Arch. 
citées.) 
*  Interdit  pour  le  curé  de  Bias.  (Même  source.)    ~ 


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160  LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XVUl*  SIÈCLE 

Comme  officier  de  l'état  civil,  le  curé  avait  à  rédiger  les  atles 
de  naissances,  mariages  et  décès.  On  sait  que  le  concile  de  Trente 
prescrivit  la  tenue  de  ces  registres,  dans  sa  session  vingt-quatrième. 
Le  Rituale  romanum  donne  tout  au  long  la  forme  dans  laquelle  les 
actes  devaient  être  rédigés.  En  France,  cependant,  cette  prescrip- 
tion parait  avoir  été  devancée,  au  moins  quant  à  la  tenue  du 
registre  des  naissances,  par  l'ordonnance  de  Villers-Cotterets,  rendue 
par  François  P'  en  aoCit  1539.  Mais  ni  le  concile  ni  le  roi  ne 
pouvaient  fsûre  que  ces  registres  fussent  rigoureusement  tenus  à 
une  époque  où  il  n'y  avait  pas  de  contrôle  et  surtout  pas  de  sanc- 
tion sérieux.  Aussi  présentent-ils  partout  des  lacunes  regrettables. 
Il  faut  certes  fEÛre  la  part  du  temps  et  des  événements.  Un  grand 
nombre  durent  disparaître  à  diverses  époques  dans  les  incendies, 
les  guerres,  ou  par  suite  de  la  négligence  des  curés.  De  nos  jours, 
où  tout  se  fait  avec  ordre  et  méthode,  on  pourrait  citer  maintes 
communes  où  les  registres  du  commencement  du  siècle  sont  déjà 
en  très  piteux  état.  On  ne  doit  donc  pas  s'étonner  de  trouver,  sur 
des  cahiers  du  dix-huitième  siècle,  des  déclarations  dans  le  genre 
de  celle-ci  :  «  Je  soubsigné,  curé  de  Saint-Michel  de  Bias,  déclare 
avoir  ramassé  avec  tous  les  soins  qu'il  m'a  été  possible  tous  les 
fragments  des  registres  des  bâtemmes,  mariages  et  sépultures  que 
MM.  les  Curés,  mes  prédécesseurs,  ont  laissé  en  feuilles  volantes.  » 
Il  est  bien  vrd  qu'alors  un  double  devait  être  adressé  chaque 
année  au  greffe  de  la  sénéchaussée  comme  msdntenant  au  greffe 
du  tribunal,  mais  cela  ne  se  faisait  pas.  «  Etant  même  inutille  », 
continue  le  curé  de  Bias,  «  de  demander  aucun  exemplaire  au 
greffe...  le  greffier  m'ayant  déclaré  qu'il  n'en  avoit  jamds  reçu  *  ». 
Ailleurs,  on  trouve  les  actes  «  en  partie  tous  à  lambeaux  ».  A  Pon- 
tenx,  en  1731,  on  trouve  «  des  registres  de  près  de  cent  ans  », 
mais  ceux  de  près  de  «  vingt  ans  sont  perdus;  les  curés  qui  éteint 
de  ce  temps-là  sont  morts,  ou  ils  ne  les  ont  pas  écrits,  ou  on  les  a 
volés  ».  Quand  ils  sont  tenus,  ils  contiennent  des  irrégularités 
nombreuses.  Les  interversions  de  dates  sont  très  fréquentes,  ce 
qui  prouve  que  les  curés  ne  rédigeaient  pas  les  actes  au  jour  le 
jour.  Quelquefois  même  le  quantième  manque.  On  trouve  des  actes 
inachevés,  d'autres  où  le  nom  de  famille  n'est  pas  indiqué.  Quand 
l'acte  est  rédigé  par  un  curé  voisin  en  l'absence  du  titulaire,  il  y  a 
de  grandes  chances  pour  qu'il  figure  dans  deux  paroisses  :  au  domi- 
cile des  parties  et  au  domicile  du  curé.  De  ces  irrégularités  naissait 
un  fait  assez  curieux,  c'est  que  personne  ne  connaissait  exactement 
son  âge.  On  trouve  même  un  curé  qui  déclare  avoir  quarante- 

*  Cahiers  de  Tétat  civil  de  Bias,  1740. 


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LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XYin*  Sl^iE  161 

quatre  ans  environ.  Par  contre,  ces  actes  contiennent  souvent  des 
tenseignements  qu'on  néglige  maintenant,  exemple  :  Tindication 
des  morts  subites,  sans  sacrements,  etc.  Au  registre  des  mariages, 
les  curés  indiquent  les  fiançailles.  On  y  trouve  surtout  ces  notes 
parfois  précieuses  touchant  les  événements  marquants  survenus 
dans  la  paroisse,  que  Bonaventure  Despériers,  au  seizième  siècle, 
recommandait  aux  curés  de  ne  point  omettre*.  Ainsi,  disait  cet 
homme  vraiment  inspiré  par  le  génie  de  l'histoire,  «  il  n'y  aura 
pays,  ville,  village,  bourg,  église,  château,  maison,  famille,  mon- 
tagne, colline,  terrier,  fontaine,  soit  chaude  ou  froide,  douce  ou 
salée,  prés,  bois,  vignes,  etc.,  qui  n'aie  chacun  son  livre  ou,  pour 
le  moins,  son  chapitre  en  plus  grand  livre,  laquelle  chose  donnera 
un  singulier  plaisir  à  ceux  qui  viendront  après  nous  ».  Nous  ne 
saurions  trop  regretter  que  tous  les  curés  n'aient  pas  suivi  d'aussi 
sages  conseils. 

Ils  fournissaient  naturellement,  du  reste,  quand  cela  était  pos- 
sible, les  extraits  qui  leur  étaient  demandés.  Nous  avons  trouvé 
quelques-uns  de  ces  extraits  et  un  entre  autres  où  la  signature  du 
curé  était  légalisée  par  l'évêque  ;  le  secrétaire  contresignait  comme 
d'habitude  2. 

Comme  officier  ministériel,  les  fonctions  des  curés  étaient  res- 
treintes. Ils  avaient  droit  de  recevoir  les  testaments.  Mais  ils  ne 
semblent  avoir  été  chargés  de  ce  soin  que  rarement.  Nos  recher- 
ches dans  les  minutes  notariales  ont  embrassé  une  période  de  près 
de  soixante  ans  et,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  elles  ont 
porté  sur  plus  de  deux  milliers  d'actes.  Sur  ce  nombre,  on  compte 
ânq  testaments  seulement  reçus  par  les  curés,  le  premier  en  1719, 
le  dernier  en  1730.  Ce  nombre  tout  à  fait  dérisoire  permet  de  con- 
clure que  cette  coutume  qui,  au  moyen  âge,  avait  contribué  à  la 
fortune  du  clergé,  ainsi  que  le  dit  M.  Babeau,  tombait  en  com- 
plète désuétude  au  dix-huitième  siècle.  La  forme  de  ces  testaments 
rédigés  par  les  curés  était  restée  très  ancienne,  témoin  celui  qui, 
passé  en  1727,  commence  ainsi  :  «  Au  nom  de  Dieu  soit  Amen. 
Sçachent  tous  presens  et  a  uenir  que,  etc.  '.  »  La  formule  religieuse 
par  laquelle  débutaient  tous  les  testaments  à  cette  époque  se 
retrouve  dans  tout  le  cours  du  siècle.  Seulement,  elle  se  simplifie 
déplus  en  plus.  Une  fois  le  testament  reçu,  le  curé  en  faisait  la 
dépôt  entre  les  mains  du  notaire. 


•  Discours  non  plus  tnélancoliques  que  divers  de  choses  mémetnent  qui  appar* 
Hennent  à  notre  France,  eh.  xv. 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  8  mai  1772.) 

^  Arch.  notariales.  (Acte  du  8  octobre  1727.) 

10  OCTOBRB  1887.  Il 


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162  LES  CURtS  DE  CAMPAGl^  àU  XYIII*  SIÈCLE 

VI 

Par  ces  différentes  fonctions,  les  curés  étaient  en  rapports  jour- 
naliers avec  les  populations.  Quel  était  donc  le  caractère  de  ces 
relations?  La  matière  est  ample  et  les  renseignements  ne  font  pas 
défaut.  Cependant,  ici  comme  dans  tout  ce  qui  précède,  nous 
devons  nous  borner  à  ne  montrer  que  les  faits  les  plus  intéressants 
et  les  plus  concluants.  A  tout  seigneur,  tout  honneur.  Les  rela- 
tions des  curés  avec  les  nobles  n'étaient  point  toujours,  contraire- 
ment à  ce  que  peuvent  penser  les  gens  que  la  passion  politique 
rend  sourds  et  aveugles,  d'une  cordialité  à  toute  épreuve.  Et  d'abord, 
quand  le  seigneur  était  «  huguenaut  »,  comme  s'en  plaint  le  curé 
de  Pontenx  en  1729,  on  comprend  que  les  relations  aient  été  plus 
que  froides.  De  même,  quand  le  curé  était  tenancier  du  seigneur, 
ainsi  que  nous  en  avons  vu  quelques  exemples,  cet  état  de  dépen- 
dance devait  nuire  à  la  cordialité  des  relations.  Les  curés,  en 
général,  ont  plus  ou  moins  à  se  plaindre  du  seigneur,  et  vice  versa. 
A  Mimizan,  en  1731,  il  y  a  contestation  entre  eux,  à  propos  d'un 
chemin  dans  le  cimetière.  Le  seigneur  «  intente  procès  au  curé  », 
—  dit  celui-ci,  —  «  pour  des  vétilles  ».  Le  curé  fait  allusion  en  ces 
lignes  à  un  acte  que  le  seigneur  lui  avait  fait  signifier  l'année  pré- 
cédente et  par  lequel  celui-ci  le  sommait  de  lui  rendre  «  les  droits 
honorifiques  »  qui  étaient  dus,  dans  les  églises,  aux  seigneurs 
hauts-justiciers.  Un  droit  qui  créait  assez  souvent  des  inimitiés 
entre  seigneurs  et  curés  était  celui,  que  les  premiers  avaient,  de 
faire  peindre  à  l'extérieur  et  à  l'intérieur  des  églises,  en  cas  de 
deuil,  une  «  ceinture  funèbre  »  appelée  «  litre  »,  sur  laquelle,  de 
distance  en  distance,  on  plaçait  les  armoiries.  Ce  droit  de  «  litre  » 
est  assez  singulier  et  mérite  d'arrêter  un  instant  notre  attention. 
On  le  trouve  d'ailleurs  un  peu  partout.  Du  Cange  en  cite  des  exem- 
ples aux  quinzième  et  seizième  siècles;  la  Bruyère  en  parle  en  son 
chapitre  ix  des  Caractères.  En  1732,  MM.  de  Lorbehaye,  seigneurs 
de  Montataire,  le  possédaient  *.  On  en  trouve  des  exemples  en 
Ponthieu^,  et,  dans  le  midi,  à  Saint-Martin  de  Camiac,  à  Saucats, 
àRieufret,  à  Sadirac,  à  Espiet,  à  Lugasson,  à  Saint-Émilion,  etc.  3. 
On  pourrait  multiplier  les  citations.  Revenons  au  pays  de  Born.  A 
Sainte-Eulalie,  au  dix-huitième  siècle,  le  curé  parle  d'une  ceinture 
funèbre  avec  les  armoiries  du  seigneur^.  A  Mimizan,  en  1731,  le 

*  Hist.  d'un. vieux  château  de  France,  par  le  baron  de  Coudé,  p.  456  et  457. 
^  Nos  pères,  par  le  marquis  de  Belleval,  p.  46. 

3  Mémoires  de  la  Société  archéologique  de  Bordeaux,  par  L.  Augier,  t.  VIII. 

*  Procès-verbal  de  visite  de  Téglise  de  Sainte-Eulalie.  (Arch.  de  TArch. 
de  Bordeaux.) 


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LES  CURÉS  DE  CAMPAONK  AD  XYIH*  SIÈCLE  163 

aeàgneur  attend  qu'on  fasse  blanchir  l'église  pour  la  faire  «  litrer  ». 
Et  défense  au  curé  de  faire  blanchir  sans  l'en  aviser.  Lors  des  visites 
des  évoques,  on  constatait  la  présence  ou  l'absence  de  ces  ceintures 
fanèbres,  et  les  curés  s'expliquaient  sur  ce  point  dans  les  réponses 
qu'ils  adressaient  périodiquement  aux  questions  posées  par  l'arche- 
Tèché  sur  l'état  de  l'église  et  la  situation  du  curé.  Mais  déjà  au  dix- 
septième  siècle,  le  clergé  combattait  ce  droit  au  nom  du  respect  dû 
aux  choses  saintes  et  de  l'humilité  chrétienne.  On  trouve  dans  le 
pédagogue  chrétien^  imprimé  en  1671,  une  formule  curieuse  que 
les  missionnaires  proposaient  à  la  signature  des  seigneurs  et  patrons 
des  églises.  On  s'y  élève  avec  violence  contre  ceux  qui  «  arborent 
scandaleusement  dans  l'église  les  trophées  de  l'orgueil  du  monde 
avec  tout  son  appareil,  c'est-à-dire  des  écussons  garnis  de  tigres, 
de  iyoDS,  de  léopards,  de  dragons,  de  satyres  et  jusqu'à  des  sales 
nudités  et  autres  spectacles  horribles  plus  convenables  aux  temples 
des  idolâtres  qu'à  l'habitation  des  fidèles  et  au  palais  de  l'oraison  ». 
Et  on  voulait  qu'ils  jurassent  solennellement  «  de  faire  biffer,  cor- 
rompre et  supprimer  toutes  les  peintures  vulgairement  appelées 
Ktre  et  autres  ceintures  indécentes  dont  eux  ou  leurs  prédécesseurs 
avaient  souillé,  noircy  et  diffamé  le  dedans  et  le  dehors  des  églises  ». 
Nous  ne  savons  si  les  missionnaires  recueillirent  beaucoup  de 
signatures  et  d'engagements  de  ce  genre,  mais  il  est  permis  d'en 
douter. 

Cependant  on  peut  citer  des  exemples  de  bonne  intelligence  entre 
seigneurs  et  curés.  Vers  1663,  on  trouve,  au  Vignacq,  un  curé  qui 
coxito'ûi.  ai  bien  ses  intérêts  avec  ceux  de  la  dame  «  seigneuresse 
Isabelle  de  Saiote-Maure  comptesse  dusaa  *  et  du  Vignacq  » ,  qu'on 
peut  dire  de  lui  «  qu'il  est  homme  de  sa  maison*  ».  Nous  avons 
vu,  en  177ii,  un  seigneur  de  Bouricos  réservant,  dans  le  bail  d'une 
maison,  le  droit,  pour  le  curé,  de  faire  cuire  son  pain  au  four. 
En  1770,  le  seigneur  de  Pontenx  écrit  au  curé  à  propos  de  la 
publication  des  bans  de  sa  fille  une  lettre  très  courtoise  et  qu'il 
termine  par  cette  formule  :  «  Mille  pardons,  monsieur,  de  la  penne 
^pj^  je  vous  donne.  J'ay  l'honneur  dettre  avec  la  plus  parfaite  con- 
sidération, monsieur,  votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur  3.  » 
Maïs  peut-être  sont-ce  là  des  exceptions. 

Nous  avons  vu  déjà  en  différents  endroits  ce  que  les  curés 
pensaient  des  habitants  et  ce  que  ceux-ci  pensaient  des  curés. 
Nous  avons  constaté  le  degré  de  dévotion  des  populations  et  décrit 

*  Uza  (Landes),  canton  de  Castets. 

'  Requête  pour  Pierre  de  Neu risse,  juge  de  la  baronnie  de  Magesc. 
/Archives  citées.) 
'  Lettre  missive.  (Arch.  de  i'Arch.  de  Bordeaux.) 


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164  LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XVIU'  SIÈCLE 

les  attributions  des  curés  en  tant  que  ministres  du  culte,  officiers 
d'état  civil  et  ministériels,  on  peut  donc,  d'ores  et  déjà,  se  faire 
idée  du  caractère  des  relations  qui  existaient  entre  eux.  Les  habi- 
tants avaient  besoin  de  leur  curé,  pour  ainsi  dire  journellement,  et 
il  est  permis  de  croire  que,  sauf  de  très  rares  exceptions,  ils  trou- 
vaient près  de  lui  une  assistance  et  un  dévouement  de  chaque 
instant.  C'est  ce  que  nous  prouvent,  en  dehors  des  faits  déjà  cités 
et  auxquels  nous  renvoyons  le  lecteur,  une  quantité  d'actes  de  toute 
nature,  passés  au  presbytère,  ou  auxquels  le  curé  assiste  tantôt 
comme  témoin,  tantôt  comme  conciliateur,  tantôt  simplement  pour 
faire  honneur  aux  parties.  Comme  exemples  de  ce  dernier  cas,  on 
pourrait  citer  une  foule  de  contrats  de  mariage  qu'on  signe  à  la 
maison  «  curialle  »  et  où  le  curé  intervient  comme  conseil  et  ami 
des  futurs.  En  176&  à  Mimizan,  on  trouve  un  menuisier  qui,  par 
acte  de  dernière  volonté,  institue  le  curé  son  exécuteur  testamen- 
taire, «  le  priant  de  vouloir  bien  ce  charger  et  luy  rendre]ce  dernier 
scruice*  ».  En  1769,  c'est  une  femme  qui,  originaire  du  Médoc» 
nomme  le  curé  son  procureur  fondé  à  Teffet  de  «  faire  faire  inven- 
taire et  liquider  les  successions  de  ses  auteurs^  ».  Le  curé  faisait 
plus  :  il  prêtait  de  l'argent  et  des  vivres  à  ceux  qui  venaient  lui  en 
demander.  En  1704  et  1705,  le  curé  de  Bias  écrit  cette  note  sur  le 
cahier  des  naissances  :  v  Le  15  décembre  j'ai  prêté  deux  boisseaux 
seigle  à  N.  Meule.  »  —  «  Le  26  décembre  j'ay  prêté  un  boisseau 
panis  à  Pierre  Clavier,  il  me  payera  comme  ie  vendray  l'autre.  » 
En  1770,  le  curé  de  Sainte*EuIaUe  prête  pour  216  livres  d'argent  et 
de  grain  que  le  débiteur  doit  rendre  dans  un  an.  En  garantie  celui-ci 
hypothèque  tous  ses  biens,  meubles  et  immeubles'.  La  même  année, 
à  Mimizan,  le  curé  prête  700  livres,  mais  il  faut  croire  qu'il  a 
ensuite  des  difficultés  pour  rentrer  dans  son  avance,  car  il  fait  faire 
un  ((  commandement  au  débiteur  et  lui  lance  une  assignation,  en 
vertu  de  lettres  de  committimus  émanées  du  procureur  au  parle- 
ment de  Bordeaux 4  ». 

Mais  comme  il  n'y  a  cependant  pas  de  règles  sans  exceptions,  il 
nous  reste  à  citer  quelques  faits  qui  établissent  que  les  relations 
n'étaient  pas  toujours  aussi  bonnes  entre  curés  et  paysans.  Nous  en 
avons  d'ailleurs  trouvé  déjà  quelques  exemples  dans  ce  qui  précède, 
depuis  ce  f;uré  de  Bias  qui  taquinait  ses  paroissiens  à  propos  de 
réparations  à  faire  au  presbytère  et  se  portait  même,  sur  eux,  à  des 
voies  de  fait,  jusqu'à  ce  curé  de  Mimizan  engagé  dans  un  procès  avec 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  14  mars.) 

*  Ibid.  (Acte  du  5  mai  1769.) 

3  ihid,  (Acte  du  16  juin  1770.) 

-•  Arch.  notariales.  (Acte  du  13  août  1770.) 


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LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  k\}  XVQi*  SIÈCLE  165 

deux  de  ses  paroissiens  à  propos  d'un  paon  lui  appartenant.  En  16&5, 
c'est  un  autre  curé  de  Bias  qui  est  condamné  à  rendre  à  la  fabrique 
(t  tous  les  aigneaux  »  qu  il  lui  a  pris  «  ou  la  valeur  d'iceux,  comme 
aussy  largent  appartenant  à  la  ditte  fabrique  »  et  à  qui  on  enjoint 
de  «  busser  la  liberté  à  ses  paroissiens  pour  esUre  les  fabriqueurs^  ». 
En  1720,  c'est  un  vicaire  de  Sainte-Eulalie  qui  prend  trois  quin- 
taux de  résine  appartenant  à  la  fabrique  ^.  En  1772,  le  curé  de 
Ifimizan  détient  «  les  vazes  sacrés,  les  ornemens  et  livres  »  de 
l'église  de  Bias  qu'il  a  desservie  pendant  de  longues  années.  Il  a 
même  aussi  perçu  des  revenus.  Quelque  sommation  qu'on  lui  fasse, 
on  ne  peut  rien  lui  faire  rendre.  Il  est  vrai  que  les  ornements  ont 
été  tellement  confondus  avec  ceux  de  l'église  de  Mimizan  que  le 
partage  est  aujourd'hui  difficile.  C'est  ce  qu'allègue  le  curé  à  qid 
Ton  va  faire  un  procès  3.  En  1774,  le  curé  de  Saint-Paul  s'empare 
d'un  jardin  appartenant  à  la  fabrique  et  dont  jouit  habituellement 
le  sacristain.  On  charge  «  le  sindiq  titulaire  de  la  fabrique  d'agir 
près  du  curé  pour  obtenir  la  restitution  du  jardin,  mais  le  syndic 
ne  fait  rien,  si  bien  que  les  habitants,  «  ennuyés  de  sa  négligeance 
et  de  son  morne  silence  »,  le  somment  d'avoir  à  assigner  le  curé 
«  sous  trds  jours  *  ».  En  1775,  le  même  curé  «  fait  élever  de  son 
autorité  privée,  une  palissade  qui  intercepte  un  chemin  peubliq  ». 
La  communauté  est  obligée  de  nommer  un  «  sindiq  spécial  pour 
introduire  contre  le  curé  une  action  en  réintégrande  ^  ».  Lorsque 
quelque  sujet  de  brouille  était  survenu  entre  le  curé  et  ses  parois- 
siens, ces  petites  vexations  devaient  être  nombreuses.  Et  comme 
la  communauté  avait,  à  cette  époque,  des  droits  et  une  initiative 
qu'elle  a  perdus  depuis,  des  procès  s'engageaient  qui  ne  faisaient 
qu'augmenter  la  discorde.  Si  le  curé  voulait  la  guerre,  les  habitants 
la  lui  rendaient.  D'ailleurs  on  trouve  des  exemples  d'antipathie  se 
manifestant  par  des  procédés  beaucoup  plus  violents.  De  tout  temps 
il  a  existé  une  race  de  gens  nourrissant  contre  le  prêtre  une  haine 
sourde.  En  1722,  le  curé  de  liUmizan  se  rend  chez  un  pêcheur  pour 
acheter  du  poisson.  On  ne  veut  pas  lui  en  donner.  Le  curé  répond 
qu'il  ira  en  prendre  lui-même.  Le  pêcheur  «  luy  dit  qu'il  n'auoit 
qu'à  y  aller,  mais  que,  pour  luy,  il  nozeroit,  attandeu  quil  auoit  esté 
grondé  le  jour  auparauant  par  ses  consorts  parce  qu'il  luy  en  auoit 
baillé  ».  Le  curé  se  rend  au  courant  ou  à  l'étang,  prend  du  poisson 

'  Onlonnance  contre  certaines  entreprises  du  curé  de  Bias.  (Arch.  de 
l'Arch.  de  Bordeaux.) 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  iO  septembre  1720.) 
»  Ibid,  (Acte  du  4  avril  1772.) 

*  Ibid.  (Acte  du  29  novembre  1774.) 
»  Ibid.  (Acte  du  23  mars  1775.) 


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166r  LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XYUI*  SIÈCLE 

et  le  paye,  probablement  parce  que  le  droit  de  pêche  appartensdt 
à  quelques  pêcheurs  par  bail  ou  autrement.  Les  «  consorts  »  inten- 
tent au  curé  un  procès  dont  la  raison  ne  doit  évidemment  être 
dierchée  que  dans  une  inimitié  déjà  existante  ^  En  1686,  une 
foule  de  meurtriers  assassinent  à  Saint-Paul  le  frère  du  curé, 
racontent  les  actes  de  l'état  civil  du  lieu.  Le  curé,  ayant  entendu 
tirer  deux  coups  de  pistolet,  sort  du  presbytère  pour  porter  secours 
à  la  victime,  mais  la  panique  est  si  grande,  qu'il  ne  peut  décider 
une  trentaine  de  paroissiens  qui  se  trouvaient  alors  sur  la  place 
publique  à  l'accompagner  sur  le  théâtre  du  crime.  La  victime  prie 
son  frère  de  le  confesser.  Le  curé  obéit  et,  sur  sa  demande,  le  mou- 
rant pardonne  à  ses  assassins.  Il  expire  quelques  instants  après 
«  dans  les  plus  vifs  sentiments  d'amour  de  Dieu  et  de  douleur  de 
ses  fautes  ».  Et,  en  marge  du  registre,  on  lit  cette  note  significative  : 
a  Les  dits  assassins  ont  été  de  tout  temps,  ou  leurs  prédécesseurs, 
ennemis  mortels  de  MM.  les  curés  et  de  tous  les  prestres.  »  Aa 
Vignacq,  vers  la  même  époque,  le  curé  est  en  butte  aux  mauvais 
procédés  d'un  individu.   Tous  deux  se  rencontrent  un  jour  et 
l'homme  dit  au  prêtre  :  «  C'est  à  toi,  coquin,  que  je  vais  couper 
les  oreilhes  ».  —  «  Et  il  se  rue  et  lui  baille  plusieurs  coups  à  la  teste^ 
aux  bras,  d'où  grande  eDfusion  de  sang.  »  Le  curé  se  réfugie  chez 
un  hôtelier.  Un  autre  jour,  nouvelle  rencontre  et  nouvelles  insultes. 
Le  curé  est  assis  «  tremblotant,  près  du  feu  » .  Survient  un  «  aduocat 
en  la  cour  et  enquesteur  en  Guienne  »  qui  demande  à  l'homme  : 
«  Que  fais-tu  là?  »  «  Lequel  luy  auroit  repondu  qu'il  auroit  fait 
venir  du  vin  pour  boire  et  il  lui  plaisoit  de  faire  collation,  et  esmeu 
de  colère,  reniant  et  blasphémant  le  saint  nom  de  Dieu,  il  auroit 
dit  au  prêtre  :  «  Tu  es  icy,  coquin,  ivrogne  et  bougre,  c'est  à  toi 
«  que  je  cerche  et  te  vais  couper  les  oreilles.  »  —  «  Et  se  seroit 
rhué  sur  le  plaignant...  et  l'auroit  acoleté  et  prosterné  par  terre  sans 
l'assistance  des  personnes  présentes.  »  Et  le  «  lambaut  »  d'infor- 
mation, auquel  nous  empruntons  ces  détails,  ajoute  :  «  Voyant 
ledit  empeschement  »,  l'homme  «  auroit  dit  auoir  batu  d'autres 
parêtres  que  led.  plaignant  et  qu'il  estoit  coustumier  de  ce  faire  *  ». 


VII 

Cependant,  au  milieu  de  tant  de  travaux  et  de  peines,  les  curés 
voyaient  un  jour  venir  à  eux,  «  la  mort,  toujours  à  moitié  chemin 

'  Arch.  notariales.  (Acte  du  10  avril  1722.) 

2  Lambaut  dlntormation  au  sujet  de  quelques  excès.  (Arch.  de  rArcherv. 
de  Bordeaux.) 


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LES  CURÉS  DE  CÀMPA6ME  AU  XYIII*  SIËaE  167 

de  quelque  chose  »,  a  dit  Lamartine  *.  Alors  ils  mettaient, 
en  hâte,  ordre  à  leurs  affaires  temporelles.  Quelquefois  ils  prennent 
euj-mèmes  la  plume  et  écrivent  ou  font  écrire,  «  par  une  main 
a/fidée,  leur  testament  mystique  et  secret  » .  Et  pour  que  ce  qu'U 
contient  ne  soit  révélé  qu'après  leur  mort,  ils  le  cousent  ou  le 
bouclent  avec  du  ruban  noir  et  le  scellent,  à  cire  ardente,  de  leur 
<c  cachet  ordinaire  ».  Nous  avons  été  assez  heureux  pour  mettre  la 
main  sur  trois  de  ces  testaments  qui  n'ont  jamais  été  ouverts,  les 
exécuteurs  testamentaires  à  la  réquisition  de  qui  l'ouverture  en 
devait  être  faite  n'en  ayant  sans  doute  pas  eu  connaissance  cru 
étant  morts  peut-être  avant  les  testateurs.  Ces  trois  testaments 
reposent,  concurremment  avec  un  quatrième  émané  d'un  riche 
bourgeois  du  pays,  parmi  les  minutes  que  nous  avons  analysées, 
fis  se  transmettent  de  notaire  à  notaire  depuis  un  siècle  et  plus, 
toujours  entourés  de  soins  et  de  respects  qui  font  le  plus  grand 
honneur  aux  dépositaires.  Les  héritiers  ont,  depuis  longtemps, 
disparu,  les  £amilles  se  sont  éteintes,  n'importe.  Les  notaires  qui  se 
succèdent  luttent  de  discrétion,  et  les  quatre  testaments  mystiques 
de  Mimizan  demeurent  intacts  sous  leurs  rubans  vieillis.  On  vient 
les  voir,  on  les  retourne,  on  lit  l'acte  de  suscription,  on  examine 
les  cachets;  ils  ont  l'attrait  du  mystère  :  puissent-ils  le  garder 
longtemps  encore  ! 

L'un  date  de  1776.  Il  vient  d'un  curé  d'Aureilhan  et  est  bouclé 
eu  sept  endroits  différents  par  des  bouts  de  ruban  noir  de  22  mil- 
limètres de  large.  Sur  les  quatorze  cachets  de  cire  noire,  on  voit 
l'empTeinie  à  laquelle  nous  faisions  allusion  plus  haut  :  Vénus 
remettant  ses  armes  à  Cupidon.  Un  autre  est  de  1773  et  émane 
d'un  curé  de  Parentis.  Il  est  cousu  par  un  ruban  noir  large  de 
27  millimètres,  scellé  aux  deux  bouts  par  un  cachet  de  cire  rouge. 
Dans  le  cartouche  surmonté  d'une  couronne  de  comte,  on  distingue 
trois  lettres  entrelacées.  Enfin  un  troisième  remonte  à  1767  et  est 
dû  à  un  curé  de  Pontenx.  Il  est  bouclé  par  neuf  bouts  de  rubaa 
noir  de  22  millimètres.  Sur  les  dix-huit  cachets  de  cire  rouge  qui 
l'entourent  se  trouvent  des  armoiries  dont  voici  la  description  : 
ECU  ovale  écartelé,  aux  premier  et  quatrième,  à  deux  léopards,  un 
et  un,  aux  deuxième  et  troisième  à  la  face  frottée  ;  en  abîme,  sur  le 
tout,  un  écu  au  léopard.  Timbre  :  couronne  de  duc,  croix  archiépis- 
copale, chapeau  d'évêque  et  dix  houppes. 

Mais,  d'autres  fois,  ils  ont  recours  au  tabellion  pour  rédiger 
leur  acte  de  dernière  volonté,  et  alors  nous  sommes  initiés  à  ce 
qui  se  passait  en  pareil  cas.  Leur  première  disposition  est  naturel- 

^  Discours  aux  jardiniers. 


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168  LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XVUI*  SIÈCLE 

lement  une  fondation  de  messes.  Quelques  curés  pourtant  s' mi 
dispensent.  On  peut  citer,  comme  exemples,  le  curé  de  Mimizan  en 
1743  *  et  celui  de  Bias  en  1739  ^.  Mais  en  1688,  un  curé  de  Mézos», 
veut  «  trois  cents  messes  basses  dans  Tannée  de  son  décès*  ». 
En  1732,  un  curé  de  Bias  lègue  aux  capucins  de  Dax  «  &00  livres 
pour  huit  cents  messes*».  Et  en  1771,  le  curé  de  Bouricos  veut 
«  quatre  cents  messes  basses  de  Requiem  »,  à  payer  «  au  fur  et 
à  mesure®  ».  M.  le  curé  n'a  pas  plus  confiance  qu'un  simple 
paysan.  Ce  n'est  pas  pour  rien  qu'il  est  de  Tanabelle,  au  diocèse 
de  Saint-Flour! 

Pour  les  «  honneurs  funèbres  »,  ils  sont  requis  comme  par  tous 
les  testateurs,  «  suivant  l'état  et  condition  »,  ou  encore  :  «  avecq 
toute  la  descence  chrétienne  dhue  à  son  état  ».  —  Le  curé  de 
Mimizan  en  1743  s'en  remet,  sur  ce  point,  à  la  discrétion  de  sa 
servante.  Quelques-uns  font  des  legs  à  la  fabrique.  Le  curé  de 
Mézos  laisse,  en  1688,  «  trois  ruches  à  miel,  les  chevreaux  agneaux 
de  dîme  et  40  livres  ».  —  Le  curé  de  Bias,  en  1739,  lègue  aux 
«  frairies  («c,  lisez  confraîries)  de  Saint-Michel,  de  Bias,  de  Saint- 
Nicolas  et  du  Saint-Sacrement,  de  Mimizan,  5  mesures  de  millet 
chacune  ». 

Une  fois  ces  arrangements  religieux  pris,  ils  font  des  legs  à  di- 
verses personnes.  Certains  curés  semblent  avoir  tenu  peu  de  cas 
de  leur  famille  à  l'heure  suprême  de  la  mort.  Cela  vient  probable- 
ment de  ce  qu'ils  s'en  trouvaient  éloignés  et  qu'ils  n'entretenaient 
pas  de  relations  avec  elle.  Ainsi  le  curé  de  Bias,  en  1739,  évalue 
son  hérédité  200  livres,  et  pourtant  il  ne  laisse  à  ses  frères  et 
sœurs,  ainsi  qu'aux  autres  ayants  droit  à  sa  succession,  que  5  sols 
à  chacun.  Le  curé  de  Mimizan,  en  1743,  ne  parle  pas  même  de 
ses  parents.  Son  hérédité  vaut  300  livres.  On  trouve  cependant 
un   curé  de  Bouricos  qui  lègue  à  son  frère,  «  marchan  qu  ia- 
cailleur  »,  300  livres,  et  à  son  neveu,  «  marchan  du  cotté  de 
Paris  »,  120  livres.  Mais  ces  libéraKtés  n'en  étaient  réellement 
plus,  puisque  l'argent  légué  avait  déjà  été  prêté  auparavant  par 
le  curé  à  son  frère  et  à  son  neveu.  Il  n'y  avait  donc  qu'une  simple 
remise  de  dette.  Et  de  plus,  le  curé  avait  près  de  lui  une  nièce 
qui,  vraisemblablement,  avait  entretenu  au  presbytère  l'esprit  de 
famille.  «  Pour  ses  bons  et  agréables  services  »,  son  oncle  lui  lègue 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  5  février  1743.) 
a  Ibid,  (Acte  du  10  novembre  1739.) 

*  Mézos  (Landes),  canton  de  Mimizan. 

*  Note  de  M.  le  curé  de  Mimizan. 
^Ibid. 

*  Arch.  notariales.  (Acte  du  17  mai  1771.) 


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LBS  CUfitS  DK  GàMPAGNI  AU  XYIII*  SIÈCLE  169 

la  jooissaDce  d'une  chambre  «  ainsi  que  tous  les  effets  qu'il  lui  a 
achetés  depuis  qu'elle  est  près  de  lui  ».  Quant  aux  autres  héri- 
tiers, ils  auront  5  sols,  suivant  la  coutume.  G'étsût  l'habitude 
au  temps  ancien  de  léguer  5  sols  ou  quelque  autre  somme  insi- 
gnifiante aux  héritiers  qu'on  voulait  exhéréder.  Le  commentateur 
de  la  coutume  de  Bordeaux,  Pierre  Dupin,  en  1728,  faisait  re- 
monter cet  usage  aux  Romains,  chez  lesquels  on  en  trouve  des 
exemples.  Entre  autres  celui  de  cette  dame  dont  parle  Cicéron 
daos  son  pro  Cecina^  qui  léguait  à  l'un  de  ses  héritiers  la 
soixante-douzième  partie  de  sa  fortune.  On  prétendait  bien  que  cet 
usage  était  ridicule  et  qu'une  institution  d'héritier  pour  une 
somme  aussi  minime  était  proprement  une  exhérédation.  Martial 
l'avait  dit  en  son  temps  : 

Idem  te  moriens  heredem  ex  asse  reUquit  : 
Exheredavit  te,  Philomuse,  pater. 

Cette  coutume  n'en  existait  pas  moins  dans  toute  la  France, 
et  Ton  cite  nn  arrêt  du  parlement  de  Toulouse  du  28  mars  1600^ 
quia  reconnu  cette  institution  comme  bonne*.  Kn  tout  cas,  dans^ 
le  pays  de  Bom,  on  poussait  la  dérision  plus  loin  encore  et  sou- 
vent, avec  les  5  sols,  le  testateur  léguait  «  la  bourse  pour  les 
tenir  2  j>,  ou  encore  :  «  un  verre  d'eau,  le  tout  payable  pendant  l'an 
du  décès».  » 

Les  plus  favorisés  parmi  les  légataires  sont  les  domestiques.  Un 
curé  de  Bias^  après  avoir  donné  au  curé  de  Mimizan,  chez  lequel 
il  meurt,  «  demi-barrique  de  vin,  un  petit  coffre  qui  est  dans  sa 
chambre  couuert  de  pau  de  cheure  a  clef,  tous  ses  liures,  une 
épaule  et  un  jambon  de  cochon  »,  legs  évalué  60  livres,  laisse  «  à 
son  valet  six  de  ses  chemises  de  toille  de  lin  presque  neuves,  son 
chapeau,  nn  vieux  surtout  de  drap  couleur  de  muscq,  une  faux 
avecq  son  marteau,  avecq  6  liures  d'argent,  ce  pour  luy  tenir  lieu 
de  ses  gages  et  pour  récompense  de  ses  services  » .  (1  donne  encore 
«  à  la  servante  du  curé  de  Mimizan  quatre  aunes  et  demi  de 
cadis  noir,  quatre  aunes  de  sargette  noire,  deux  aunes  de  sau- 
nûère  »,  et  à  la  fille  de  cette  femme  «  huit  aunes  d'estamine  marron 
et  huit  aunes  de  sargette  marron  auecq  les  fournitures  nécessaires; 
plus  un  habit  ou  justaucorps  d'un  drap  pagnon  noir,  ce  pour  les 
bons  et  agréables  services  qu'elles  luy  ont  rendu  pandant  sa  ma- 

*  Commentaire  sur  les  coutumes  générales  de  la  ville  de  Bordeaux  et  pays 
bourdelois,  par  B.  Automne,  revu  et  augmenté  par  Dupin,  1728,  p.  308  et  309. 

*  Voy.  notamment  acte  du  28  septembre  1759. 

*  Voy.  notamment  :  Acte  du  1«'  février  1776.  (Arch.  notariales.) 


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tTO  LES  CURÉS  DE  GâMPâGNB  AU  XYIU*  SIËGL8 

ladie.  »  Et  le  curé  de  Mimizan,  en  1743,  institue  sa  servante,  la 
même  qui  avait  déjà  profité  de  ce  legs  du  curé  de  Bias,  «  son  hé- 
ritière générale  et  universelle  et  son  exécutrice  testamenteresse  ». 
Son  hérédité  ne  se  nK)ntait  qu'à  300  livres,  et  il  ne  payait  pas  sa 
servante.  Il  ajoute  en  effet,  comme  nous  avons  vu  plus  haut  que 
l-a  fait  le  curé  de  Bias  :  «  Et  ce  pour  luy  tenir  lieu  de  ses  gages  et 
en  récompense  de  ses  bons  et  agréables  services,  etc..  » 

Quelquefois  le  curé,  affaibli  par  Tâge,  résigne  sa  cure  au 
profit  d'un  autre  prêtre  plus  jeune.  C'est  ce  que  fait,  en  1736, 
le  curé  d'Aureilhan,  après  trente-sept  ans  d'exercice  dans  la  pa* 
roisse.  Et  il  avait  réellement  senti  sa  fin  prochaine,  car  il  meurt 
quatre  mois  après  la  date  de  la  résignation.  Son  successeur  est 
agréé  et  prend  possession  quelques  jours  après  K  D'autres  fois  la 
mort  arrive  «  comme  un  voleur»,  suivant  l'expression  de  l'Écriture. 
En  1704,  le  curé  de  Saint-Paul  meurt  «  nayant  pu  recevoir  les 
sacremens  de  pénitance,  ny  de  très  sainte  Eucharistie,  mais  bien 
l'absolution  après  auoir  donné  des  signes  réitérans  et  aiant  reçu 
lé  sacrement  de  l'extrême-onction 2  ».  En  1747,  un  autre  curé  de 
Saint-Paul,  l'abbé  Mac-Enery  (un  Irlandais),  «  tombe  du  haut  du 
lambris  de  l'église,  et  expire  deux  jours  après  sans  avoir  repris 
connaissance 3  ».  En  1780,  à  Bias,  le  curé  meurt  «  comme  subite- 
ment, sans  avoir  reçu  aucun  sacrement^  ».  Quoi  qu'il  en  fût,  les 
inhumations  se  faisaient  avec  une  certaine  solennité.  En  1688,  le 
curé  de  Mézos  veut  «  huit  messes  le  jour  de  son  enterrement  » , 
ce  qui  suppose  que  huit  prêtres  durent  y  assister.  Le  droit  de  biner» 
en  effet,  était  peu  commun  à  cette  époque,  de  même  qu'au  dix- 
huitième  siècle.  En  1770,  c'est  par  exception  que  M.  de  Rolye  nous 
apprend  que  le  curé  de  Bouricos  avait  le  «  bisendié  »  {sic,  lisez  bis 
in  die)  ^.  Mais  le  curé  fait  preuve  d'une  curieuse  prévoyance.  Il  ne 
veut  pas  que  ses  confrères  se  dérangent  pour  rien,  et  il  alloue 
«  30  sols  à  chacun  de  ceux  qui  en  voudront  prendre  » .  De  plus» 
il  veut  que  «  réfection  corporelle  »  leur  soit  «  honorablement  » 
donnée.  Au  bout  d'an,  il  y  aura  pareillement  huit  prêtres  et 
réfection  corporelle  et  15  sols  pour  chacun.  Et  ce  n'est  point  li 
un  fait  isolé;  le  curé  dit  agir  «  selon  la  coutume  ».  A  l'inhumation 
d'un  curé  de  Saint-Paul,  en  1703,  assistent  trois  prêtres  qui  disent 
«  grand'messe  avec  diacre  et  sous-diacre  pro  defunctis  corporc 
présente  ».  En  1739,  le  curé  de  Bias  exige  que  les  fabriqueurs  dea 

*  Arch.  notariales.  (Actes  des  30  avril  et  13  août  1736.) 

*  Actes  de  l'état  civil  de  Saint-Paul,  à.  Bias,  année  1704, 
'  Registre  de  la  fabrique  de  8aint*Pauï,  annéel747. 

*  Actes  de  letat  civil  de  Bias. 

*  Lettre  missive  de  M.  de  Rolye.  (Arch.  de  l'Arcîi.  de  Bordeaux.) 


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LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XVIll^  SIECLE  !7l 

coofraîries,  auxquelles  il  a  fait  des  legs,  «  portent  le  jour  de  son 
ei^errement,  le  luminère  de  la  frairie  ». 

n  était  de  règle  que  les  curés  fussent  inhumés  dans  l'église  et 
principalement  dans  le  chœur.  On  sait  que  cet  usage  était  très 
ancien.  Mais  il  n'y  avait  pas  que  les  curés  et  les  seigneurs,  ou 
autres  personnages  ayant  droit  de  banc  et  de  sépulture  qui  fussent 
admis  à  cette  faveur.  Chacun  pouvait  l'obtenir  moyennant  une 
légère  rétribution  à  la  fabrique.  On  a  longuement  parlé  des  incon- 
Ténients  que  présentaient  ces  sépultures.  Et  de  fait,  elles  étaient 
zme  source  d'abus  et  de  désordres,  indépendamment  des  dangers 
qu'elles  pouvaient  offrir  pour  la  santé  publique.  On  connaît  le 
d^sin  de  Bernard  Picart,  qui  vivait  à  la  fin  du  dix-septième  siècle 
et  au  commencement  du  dix-huitième,  représentant  une  inhuma- 
tion dans  une  église.  Ce  dessin,  tiré  des  Cérémonies  et  coutumes 
religieuses  de  tous  les  peuples  du  monde  et  reproduit  par  Paul 
Lacroix,  permet  de  se  faire  une  idée  très  exacte  de  la  manière  dont 
se  payaient  les  choses  en  ces  occasions.  On  y  voit  défiler  les  assis- 
tants qui  se  passent,  de  la  main  à  la  main,  le  goupillon.  La  scène, 
apparenmsent,  se  passe  à  Paris.  Dans  les  Landes,  un  usage  très 
anden  remplace,  de  nos  jours  encore,  la  cérémonie  de  l'eau  bénite 
jetée  par  les  membres  de  la  famille  et  les  amis  sur  le  cercueil.  C'est 
la  poignée  ou  pellée  de  terre  que,  dans  l'ancienne  Gaule,  les  Aqui- 
tadnS'Tarbelles  jetaient  déjà,  chacun  à  son  tour,  sur  les  restes  de 
leur  compagnon  mort^  Il  est  curieux  de  rapprocher  cet  usage 
anden  de  la  Gaule  de  celui  absolument  semblable  qui  existe  chez 
les  Juifs  ^. 

Or,  il  arrivait  que,  par  la  négligence  des  curés  ou  des  fabri- 
quenrs,  l'église  conservait  longtemps  la  trace  de  ces  sépultures. 
En  1626,  on  signale  à  Gastes  «  deux  sépultures  despauées  »;  à 
Pontenx,  à  Sanguinet^,  à  Salles  *,  à  Biscarrosse  &,  pour  la  même 
raison,  l'église  est  «  descariée  en  quelques  lieux  ».  Parfois  même, 
Jes  tombes  s'élèvent  au-dessus  du  niveau  du  pavé  de  l'église.  On 
trouve  à  Belliet  ^  «  une  sépulture  esleuée  de  terre  de  demy  pied, 
qa'il  faudroit  réduire  au  niueau  du  paué  »;à  La  Teste^,  «  une 
s^lture  à  lentrée  (de  l'église),  esleuée  de  terre  d'ung  grand  pied, 

*  Chroniques  de  la  cité  et  du  diocèse  d'Acqs,  par  A,  Dompnier  de  SaAiviac.^ 
p.  25. 

^  Scènes  de  la  vie  juive,  dessinées  d'après  nature,  par  Bernard  Picart, 
publiées  en  1884,  par  Durlacher,  in-f»,  scène  XVI. 

*  Sanguinet  (Landes),  canton  de  Parentis-en-Born. 

*  Salles  (Qironde). 

*  Biscarrosse  (Landes),  canton  de  Parentis. 
«  Belliet  (Gironde). 

'  La  Teste  (Gironde). 


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m  LES  CURÉS  DE  CAMPAGNE  AU  XVm*  SIÈCLE 

incommode  le  passage  »;  à  Biscarrosse,  «  une  sépulture  dans  le 
cœur  (sic),  esleuée  de  terre  de  trois  pieds  et  proche  du  grand  autel 
de  six  ou  environ,  qu'il  faudroit  réduire*...  »  Il  nous  est  aisé  de 
placer,  au  point  où  nous  en  sommes,  dans  une  de  ces  tombes 
«  descariées  »,  quelqu'un  des  curés  que  nous  avons  «  pris  par  la 
main  »,  en  même  temps  que  le  notaire,  à  leur  arrivée  dans  la 
paroisse  et  que  nous  avons  suivis  jusque-là.  En  reconnaissance 
des  documents  qu'ils  nous  ont  laissés  et  qui  nous  ont  servi  à 
reconstituer  leur  vie  de  chaque  jour,  nous  jetterons  sur  leur  cer- 
cueil la  traditionnelle  poignée  de  terre  et  nous  leur  souhsdterons, 
avec  le  poète,  qu'elle  leur  soit  légère  à  jamais. 

Et  maintenant,  dirons-nous  avec  M.  Babeau,  «  nous  sommes  loin 
de  croire  que  nous  avons  rassemblé  tous  les  témoignages  qui  se 
rapportent  au  sujet.  La  matière  est  abondante  :  nous  n'avons  fait 
que  l'effleurer  même  pour  le  coin  de  terre  dont  nous  nous  sommes 
plus  spécialement  occupé.  Certains  points  toutefois  demeurent 
acquis  d'ores  et  déjà,  notamment  en  ce  qui  concerne  la  situation 
financière  des  curés.  Nous  avons  vu  que  la  plupart  étaient  à  la 
portion  congrue  et  que  cette  portion  congrue  ne  s'est  pas  élevée 
successivement  à  300,  500  et  700  livres  de  plein  droit,  comme  on 
avait  pu  le  croire  jusqu'ici  ».  Quant  aux  charges,  M.  Paul  Lacroix, 
entre  autres,  n'avait-il  pas  dit,  dans  un  ouvrage  d'ailleurs  si  juste- 
ment estimé,  que  «  le  clergé  séculier  et  régulier  n'avait  rien  à 
débattre  avec  les  agents  du  fisc  et  qu'il  se  déclarait  virtuellement 
exempt  de  toute  espèce  de  taille  ou  ^redevance  fiscale  *  »  ?  Nous 
avons  prouvé  cependant  que  les  curés,  dès  le  dix-septième  siècle 
et  en  plein  dix-huitième,  payaient  les  «  déâmes  au  roi  et  les 
quartières  à  monseigneur  »,  et  que  les  agents  du  fisc  ne  les  épar- 
gnsdent  pas,  au  besoin,  plus  que  les  simples  paysans.  Il  suffit  donc 
de  se  mettre  à  l'œuvre,  de  ne  rien  dédaigner,  de  ne  pas  craindre 
de  se  baisser  pour  ramasser  les  plus  petites  glanes  :  la  persévé- 
rance aidant,  c'est  ainsi  que  se  forment  les  plus  belles  gerbes.  Et 
pour  finir  enfin  cet  article  sur  les  curés  par  une  parole  d'Église, 
nous  dirons  aux  travailleurs,  aux  travailleurs  surtout  qui,  relégués 
au  fond  des  provinces,  se  plaignent  de  n'avoir  pas  de  documents 
sous  la  main  :  «  Cherchez  et  vous  trouverez.  » 

Georges  Beaurain. 

*  Visite  en  Tarchiprêtré  de  Buch  et  Bom,  1626.  (Arch.  de  FArch.  de 
Bordeaux.) 
«  Ouv.  cité,  p.  143. 


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REVUE  DES  SCIENCES 


Décoo vertes  et  inventions  :  Un  nouveau  générateur  d*électricité.  —  Moteur 
et  générateur  pyro-magnétique  d'Edison.  —  Transformation  directe  de 
l'énergie  du  charbon  en  énergie  électrique.  —  Piles  thermo-électriques. 
Leur  faible  rendement.  —  Variation  de  Taimentation  sous  l'action  de  la 
chaleur.  —  Les  premiers  essais  de  Menlo-Park.  —  Premiers  généra- 
teurs thermo-électriques  à  bon  rendement.  —  Avenir  de  l'invention.  — 
Yoitnres  à  vapeur.  —  Tricycles  de  promenade.  —  Chaudière  et  foyer  à 
pétrole.  —  18  kilom.  à  l'heure  sur  route.  —  Traction  des  bateaux  en 
rivière.  —  La  locomotive  à  eau.  —  Agronomie  :  exploitation  du  sol.  — 
Les  rendements  intensifs.  —  50  quintaux  de  blé  à  l'hectare.  —  Influence 
d^  assolements.  —  Rotation  quinquennale  et  rotation  de  Norfolk.  —  La 
produaion  du  blé  en  1887  dans  les  différents  États  d'Europe.  —  Méde- 
cine :  Un  nouveau  traitement  de  la  phtisie.  —  Les  inhalations  à  l'acide 
fluorhydrique.  —  Ethnographie  :  Les  Achantis  à  Paris. 


M.  Edison  est  toujoars  Tinventeur  original  que  Ton  sait.  M.  le  pro- 
fesseur Barker  a  lu  à  la  dernière  réunion  de  TAssociation  américaine 
poor  ravancement  des  sciences,  une  note  de  M.  Edison  sur  un  nou- 
veau générateur  d'électricité.  On  ne  saurait,  en  réalité,  rien  avancer 
d'exact  sur  l'avenir  de  ce  nouveau  prodoclenr  d'électricité,  mais  on  ne 
peut  qu'aùmirer  la  souplesse  et  la  fertilité  de  conception  du  célèbre 
inventeur  américain.  Les  machines  dynamos  dont  on  se  sert  en  ce 
moment  pour  engendrer  l'électricité  ont  un  bon  rendement  d'environ 
W  pour  100;  on  ne  saurait  exiger  beaucoup  plus;  mais,  en  réalité, 
elles  exigent,  pour  fonctionner  une  chaudière,  un  moteur  à  vapeur 
on  à  gaz,  si  bien,  qu'en  définitive  le  rendement  définitif  est  grevé  de 
tontes  les  pertes  qui  résultent  de  la  transformation  du  charbon  en 
travail  mécanique  et  de  celui-ci  en  travail  électrique.  Il  est  clair 
qoe  si  l'on  pouvait  supprimer  les  intermédiaires  et  obtenir  l'électri- 
cité âirectement  par  la  combustion  du  charbon,  on  abaisserait  con- 
sidérablement le  prix  de  l'éclairage  électrique  ou  de  la  force  motriiJe. 
Beaucoup  de  physiciens  y  ont  consacré  leurs  efforts  et  jusqu'ici  y 
ont  perdu  leur  temps.  Les  piles  thermo-électriques,  qui  avaient  fait 
concevoir  beaucoup  d'espérances,  n'ont  rien  donné  en  pratique.  On 
se  rappelle  le  principe  des  piles  de  Seebech,  de  Melloni,  de  Bec- 
querel, damond,  Noé,  etc.  Quand  on  chauffe  deux  métaux  réunis 
par  une  soudure,  on  produit  une  différence  de  potentiel  entre  lea 
trions  chaudes  et  les  régions  froides,*  et  un  courant  électrique.  Oa 


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174  REVUE  DES  SCIENCES 

a  ainsi  réalisé  de  petits  calorifères  qui,  en  chauffant,  engendraient  de 
Télectricité.  En  fait,  on  n'est  jamais  parvenu  ainsi  à  transformer 
même  1  pour  100  de  l'énergie  du  charbon  en  énergie  électrique.  Selon 
lord  Ragleigh,  qui  a  discuté  la  loi  du  rendement  de  la  pile  thermo- 
électrique, un  couple  fer-cuivre  travaillant  aux  limites  de  température 
les  plus  élevées  possibles  pour  ces  deux  métaux  ne  pourrait  trans- 
former que  1/300*  de  l'énergie  du  charbon  en  énergie  électrique. 

En  étudiant  ce  sujet,  un  ordre  de  recherches  tout  différent  s'est  pré- 
senté à  Tesprit  de  M.  Edison.  On  sait  qu'il  suffit  de  faire  varier  l'iu- 
tensité  d'un  aimant  à  portée  d'un  conducteur  métallique  pour  engendrer 
dans  ce  fil  un  courant  électrique;  c'est  là  le  principe  des  machines 
dynamos.  Par  rotation,  des  bobines  de  fils  s'approchent  et  s'éloignent 
d'aimants  fixes  ou  d'électro-aimants  ;  il  en  résulte  une  variation  de 
l'intensité  du  champ  magnétique  et  la  génération  de  courants  électri- 
ques. M.  Edison  a  songé  à  produire  cette  variation  du  champ  magné- 
tique non  plus  par  rotation,  c'est-à-dire  par  action  mécanique  néces- 
sitant un  moteur,  mais  directement  par  la  chaleur,  par  la  combustion 
du  charbon.  Et,  en  principe,  l'idée  est  toute  simple.  L'aimantation  des 
métaux  magnétiques  et  en  particulier  du  fer,  du  nickel  et  du  cobalt» 
est  considérablement  diminuée  par  l'élévation  de  température.  D'après 
Becquerel,  le  nickel  perd  tout  son  pouvoir  magnétique  à  400  degrés, 
le  fer  au  rouge  cerise  et  le  cobalt  au  blanc.  Par  conséquent,  on  était  eu 
droit  de  penser  qu'en  chauffant  un  de  ces  métaux  et  en  le  refroidis- 
sant brusquement,  en  le  soumettant  rapidement  à  des  variations  de 
température  dans  le  voisinage  d'une  bobine  de  fils  conducteurs,  on 
déterminerait  la  production  de  courants  électriques  dans  cette  bobine. 
Tel  est  le  principe  du  nouveau  générateur  pyro-magnétique  Edison. 

Pour  bien  juger  dans  quelles  limites  il  était  applicable,  M.  Edison 
construisit  d'abord  un  moteur  thermique  d'une  forme  très  simple, 
qu'il  a  appelé  moteur  pyromagnétique.  Imaginez  un  puissant  aimant 
en  fer  à  cheval  disposé  horizontalement.  Entre  les  deux  pôles,  placez 
par  la  pensée  un  faisceau  de  petits  tubes  de  fer  groupés  verticalement 
de  façon  à  pouvoir  tourner  autour  d'un  axe  vertical.  A  l'aide  d'une 
soufflière,  on  injecte  de  l'air  chaud  à  travers  ces  tubes  de  façon  à  Iqb 
porter  au  rouge,  et  à  l'aide  d'écrans  en  terre  réfractaire,  placés  de  part 
et  d'autre  des  tubes,  on  empoche  l'air  chaud  de  traverser  un  certain 
nombre  de  ces  tubes.  Il  est  clair  qu'une  portion  du  faisceau  sera  rendue 
insensible  au  magnétisme  et  ne  sera  pas  attirée  par  l'aimant;  l'autre 
le  sera,  et  le  système  tournera. 

Le  premier  moteur  réalisé  a  été  chauffé  par  deux  becs  à  gaz  Bunsen, 
et  engendrait  1  kilogrammètre  3  par  seconde.  On  en  construit  uix 
-second  en  ce  moment  qui  pèsera  700  kilogr.  et  devra  développer^ 
environ  3  chevaux-vapeur. 


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REYUE  DES  SCIENCES  175 

La  machine  génératrice  des  courants  n*est  qu'un  groupement  de 
plusieurs  machines  analogues  à  la  précédente.  Il  est  clair  que,  si  autour 
du  faisceau  de  tubes  de  fer  dont  l'aimantation  est  sans  cesse  modiQée 
par  la  chaleur  et  le  froid,  on  enroulait  des  flls  conducteurs,  on  créerait 
dans  ces  fils  un  courant  électrique.  M.  Edison  groupe  ensemble  huit 
éléments,  huit  électro-aimants  et  huit  faisceaux  de  tubes  sur  un 
plateau  circulaire;  tout  l'ensemble  tourne  autour  d'un  axe  vertical. 
Comme  précédemment,  de  Tair  chaud  est  injecté  dans  tous  les  tubes; 
mais  une  plaque  de  garde  tournante  en  terre  réfractaire  masque  Tin- 
Iroduction  de  la  chaleur  dans  quatre  faisceaux  à  la  fois,  en  sorte  que 
quatre  d'entre  eux  son  échauffés  et  quatre  sont  refroidis.  Des  bobines 
entourent  les  faisceaux  et  sont  traversées  par  les  courants  engendrés, 
qui  vont  se  redresser  et  qu'on  recueille  ensuite.  Tout  le  système 
tourne  à  120  tours  par  minute  ;  il  y  a  120  échauffements  et  120  refroidis- 
sements. L'aimantation  maxima  du  fer  à  la  température  ordinaire  est 
représentée  par  1600;  elle  est  encore  de  4360  à  220**;  il  n'y  a  aucun 
avantage  pratique  à  refroidir  au-delà  de  cette  température  ;  on  pourra 
donc  augmenter  encore  la  vitesse  de  rotation. 

Voici  les  conclusions  mêmes  que  M.  Edison  tire  du  fonctionnement 
de  celte  première  machine  :  a  L'économie  de  production  de  l'énergie 
électrique  à  l'aide  de  la  chaleur  par  le  générateur  pyromagnétique, 
sera  au  moins  égale  et  probablement  plus  grande  que  celle  réalisée 
par  aucune  des  méthodes  actuellement  employées.  Mais,  à  poids  égal, 
la  puissance  du  nouvel  appareil  sera  moindre.  Pour  fournir  30  lampes 
de  16  bougies  dans  une  maison  d'habitation,  il  faudra  probablement 
\m  générateur  pyromagnétique  pesant  2  à  3  tonnes.  Mais,  comme  le 
nouvel  appareil  n'empêche  pas  d'utiliser  l'excès  de  charbon  pour 
chauffer  la  maison  elle-même,  qu'il  ne  faudra  aucune  surveillance 
pour  l'entretenir  en  bon  fonctionnement,  ce  générateur  a  devant  lui 
un  vaste  champ  d'application.  » 

La  nouvelle  invention  de  M.  Edison  présente,  en  effet,  un  haut 
intérêt;  c'est  la  première  fois  qu'on  arrive  dans  cette  voie  à  un  résultat 
sérieux.  Il  est  très  probable  que,  au  moins  pour  les  petits  éclairages  de  10 
à  20  bougies,  le  générateur  pyromagnétique  sera  susceptible  de  rendre 
des  services.  L'appareil,  tel  que  nous  le  connaissons,  a  besoin  encore 
d'élre  expérimenté  longuement.  Comment  se  comporteront  les  fais- 
ceaux sans  cesse  chauffés  et  refroidis;  que  prendra  de  force  l'injection 
d'air  chaud,  etc.  ?  Ce  sont  là  toutes  inconnues  qui  nous  obligent  à  faire 
des  réserves.  Mais  l'inventeur  américain  nous  a  habitués  à  vaincre 
tant  de  difflcultés  réputées  insurmontables,  qu'on  peut  espérer  que  le 
nouveau  générateur  électrique  ne  restera  pas  seulement  un  très  inté- 
ressant appareil  de  physique. 


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176  REVUE  DES  SCIENCES 

11  y  a  longtemps  qu'on  cherche  à  établir  des  petites  voitures  ?i  vapeur 
pour  la  campagne  et  môme  pour  la  ville.  Depuis  les  grandes  voitures 
de  M.  Bollée,  la  question  a  progressé,  et  Ton  est  bien  près  d'atteindre  le 
but.  C'est  le  tricycle  qui  aura  hâté  la  solution.  Le  tricycle  ou  véhicule  à 
trois  roues  est  d'une  extrême  légèreté.  Il  devait  venir  à  l'idée  de  le 
faire  marcher  mécaniquement.  On  a  essayé  de  l'électricité,  et  l'on 
fait  effectivement  des  tricyles  électriques  ;  mais  l'électricité  fournie  par 
des  accumulateurs  coûte  cher;  le  poids  est  considérable  et  l'on  ne 
trouve  pas  partout  le  moyen  de  charger  les  accumulateurs.  On  devait 
fatalement  en  revenir  à  la  vapeur.  Les  foyers  au  pétrole  ont  fait  faire 
un  nouveau  pas  à  la  question.  On  a  construit  depuis  quelques  années 
différents  tricycles  à  vapeur  avec  chaudière  et  foyer  alimenté  au  pétrole  ; 
il  n'est  pas  absolument  rare  de  rencontrer  à  Paris  et  dans  la  banlieue 
de  petites  voitures  légères  conduites  mécaniquement.  MM.  Roger  de 
Montais  et  l'Héritier  viennent,  à  leur  tour,  de  réaliser  un  type  très 
simple  et  qui  mérite  au  moins  une  courte  description. 

La  voiture  ressemble  à  un  grand  trîcyle  avec  une  directrice  à  l'avant; 
les  deux  grandes  roues  ont  i"»,20  de  diamètre;  la  roue  d'avant  O^^dS. 
Le  voyageur  a  devant  lui  une  pelite  chaudière  sans  tuyau,  ne  dégageant 
aucune  fumée  ni  aucune  odeur  et  revêtue  de  façon  que  sa  chaleur  est 
interceptée.  Dans  le  siège  et  au-dessous  du  voyageur  est  placé  le  réser- 
voir de  pétrole  renfermant  iO  litres,  ce  qui  permet  une  marche  de 
dix  heures  consécutives.  Un  peu  en  arrière  se  trouve  une  bâche  d'eau 
de  34  litres  de  capacité.  Il  y  a  en  a  pour  deux  heures  et  demie  de 
marche.  Ce  réservoir  est  en  deux  parties,  Tune  renferme  de  l'eau  froide, 
l'autre  de  l'eau  constamment  échauffée  par  l'échappement  de  la  vapeur. 
Le  réservoir  d'eau  chaude  sert  à  alimenter  la  chaudière;  celui  de  l'eau 
froide,  sert  à  condenser  la  vapeur  quand  on  veut  traverser  un  village 
ou  quand  on  est  en  présence  d'un  cheval  effrayé.  Enfin,  tout  à  fait  eu 
arrière,  se  trouve  le  moteur  qui  ne  pèse  que  40  kilogr.  Il  est  vertical, 
à  deux  cylindres  de  6  centimètres  de  diamètre  et  10  de  course.  Il  est 
placé  à  l'arrière  pour  équilibrer  le  mieux  possible  le  poids  de  la  chau- 
dière. Les  réservoirs  d'eau  et  le  voyageur  sont  placés  directement  au- 
dessus  de  Tessieu.  La  commande  des  roues  est  obtenue  par  une  chaîue 
de  Gall. 

Le  voyageur  a  différents  robinets  à  sa  portée  pour  purger  les  cylin- 
dres, alimenter,  condenser,  changer  de  vitesse,  etc.  A  gauche,  il  a  sous 
la  main  un  frein  supplémentaire  dans  le  cas  ou  le  frein  ordinaire,  mû 
par  le  pied,  deviendrait  insuffisanl.  Enfin  à  portée  de  la  main  droite  est 
installée  la  poignée  de  direction.  On  introduit  le  pétrole  dans  le  foyer 
et  l'eau  dans  la  chaudière  pendant  la  marche.  La  chaudière  construite 
par  M.  L.  Mors  est  en  cuivre  rouge;  elle  a  40  centimètres  de  diamètre 
et  o7  centimètres  de  hauteur;  elle  vaporise  16  litres  d'eau  à  l'heure.  La. 


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RSVUK  DES  SCIENCES  177 

sarface  de  chauffe  est  obtenue  par  18  bouilleurs  verticaux  dont  les 
parois  sont  chauffées  par  rayonnement  au  moyen  de  brûleurs  à  pétrole. 
Le  réchaud  placé  sous  la  chaudière  a  10  centimètres  de  hauteur  et 
35  environ  de  largeur  :  il  porte  18  brûleurs  correspondant  aux  bouil- 
leurs. Le  réchaud  allumé,  en  15  minutes  la  voiture  est  prête  à  partir. 
Avec  une  seule  personne,  on  peut  faire  avec  la  voiture  de  MM.  de  Mon- 
tais etTHéritâer  18  kilomètres  à  Theure,  et  avec  deux  personnes,  en- 
viron i5  kilomètres.  Ce  dispositif  est  bien  étudié;  nous  n'oserions 
prétendre  que  ce  soit  là  encore  une  voiture  vraiment  pratique,  parce 
qu!'û  faut  conduire  une  machine,  graisser,  etc.  Mais  assurément  un 
petit  véhicule,  réduit  à  son  expression  la  plus  simple,  faisant  facilement 
ses  trois  lieues  à  Fheure,  constitue  déjà  un  véritable  progrès.  Nous 
approchons  de  l'heure  psychologique  où  la  voiture  à  vapeur  passera 
dans  Ja  pratique  courante. 

Un  ingénieur  allemand,  M.  Wernigh,  vient.de  réaliser  un  système 
de  remorquage  ingénieux  dans  les  rivières  dont  le  courant  atteint^ une 
certûne  vitesse.  Au  lieu  d'opérer  le  touage,  comme  chez  nous,  avec 
un  bateau  à  vapeur  qui  relève  une  chaîne  pendante  au  fond  de  Feau, 
il  utilise  le  courant  pour  faire  marcher  le  toueur.  Sur  un  cadre  sont 
installées  deux  grandes  roues  flotteuses  à  palettes.  Le  courant  fait 
tourner  les  roues,  et  celles-ci  entraînent  des  poulies  au  nombre  de 
trois  disposées  longitudinalement  entre  elles.  Les  poulies,  en  tour- 
nant, baient  le  câble  ;  tout  le  système  progresse  en  prenant  son  point 
d'appui  sur  le  câble  qui  se  relève  à  Tavant  et  plonge  de  nouveau  à 
l'arrière.  Ce  toueur  ou  locomotive  à  eait,  selon  l'expression  de  l'inven- 
teur, porte  un  gouvernail  et  remorque  un  ou  plusieurs  bateaux.  Quand 
on  a  un  train  à  remorquer,  on  accole  ensemble  deux  et  trois  locomo- 
tives à  eau.  L'aoteur  dit  que,  dans  son  système,  on  utilise  35  pour 
iOO  de  la  force  empruntée  au  courant.  Les  roues  de  moulin  ont  un 
rendement  égal  à  30  pour  100;  il  est  vraisemblable  que  la  locomotive 
à  eau  n'utilise  guère  que  25  pour  100.  Mais,  encore  dans  ces  limites 
de  rendement,  il  est  possible  que,  dans  certaines  circonstances,  la 
locomotive  à  eau  puisse  rendre  des  services  à  la  navigation.  Ajoutons 
au  point  de  vue  historique  que  l'invention  n'est  certainement  pas  alle- 
mande, car  au  commencement  de  1870  M.  Picard  a  expérimenté  sur  la 
Seine,  à  Paris,  un  système  de  remorquage  à  peu  près  idenlique.  A 
chacun  son  bien. 

Par  ces  temps  de  crise  agricole,  on  ne  saurait  trop  s'occuper  des 
méthodes  qui  sont  susceptibles  d'augmenter  le  rendement  de  la  terre. 
Mous  avons  dernièrement  montré  quelle  influence  remarquable  exerçait 
sur  la  culture  du  blé  le  choix  judicieux  des  variétés  et  des  engrais. 
M.  P.-P.  Dehérain,  dans  une  note  à  l'Académie  des  sciences,  vient 

10  OCTOBRE  1887.  12 


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178  HEYUE  DES  SCIENCES 

d'insister  aussi  sur  le  rôle  des  assolements.  La  rotation  généralement 
adoptée  dans  le  nord  de  la  France  dure  cinq  ans  ;  elle  s'ouvre  par  une 
plante  sarclée,  betteraves  ou  pommes  de  terre  auxquelles  succède  un 
premier  blé  qui  occupe  le  sol  la  deuxième  année  ;  au  printemps,  on  y 
sème  du  trèfle;  on  en  tire  deux  coupes  la  troisième  année;  rompu  ï 
l'automne,  il  fait  place  au  second  blé  après  lequel  arrive  une  avoine 
pendant  la  cinquième  et  dernière  année.  Or,  dans  cette  rotation,  selon 
M.  Dehérain,  deux  récoltes  sont  mal  placées.  Le  premier  blé  succède 
mal  aux  betteraves;  Tavoine  au  second  blé.  En  eflet,  M.  Dehérain,  i 
Grignon,  a  opéré  en  faisant  succéder  le  blé  non  plus  aux  betteraves  ou 
à  l'avoine,  mais  au  trèfle  ou  au  maïs.  Or,  dans  ces  conditions,  il  a 
obtenu  en  quintaux  métriques  par  hectare. 

Blé  de  Bordeaux après  betteraves  26 

—  après  trèfle  35 

Blé  d*Ecosse après  betteraves  30 

— après  maïs  40 

Blé  à  épi  carré  Scholey.     .    .  après  betteraves  29,5 

—  ...  après  maïs  40,5 

Enfin,  cette  année  en  1887,  MM.  Dehérain  et  Porion  ont  obtenu,  & 
Wardrecques,  avec  du  blé  à  épi  carré  Porion,  après  betteraves  46  ;  après 
trèfles  53,8.  Cette  récolte  sur  70  ares  est  la  plus  forte  qu'on  ait  encore 
obtenue. 

Les  différences  relevées  sont  considérables.  Les  nitrates  sont  pro- 
duits dans  le  sol  par  un  ferment  aërobie  qui  ne  fonctionne  que  dans 
une  terre  bien  aérée;  or  Témiettement  du  sol  ne  peut  être  obtenu  que 
par  un  travail  soigné,  impossible  à  exécuter  quand  le  blé  succède  à  la 
betterave.  Si  Tautomne  est  humide,  l'arrachage  des  racines  est  pénible 
et  laisse  le  sol  piétiné  par  les  chevaux,  écrasé  par  les  charrues;  on 
laboure  hâtivement  pour  semer  de  môme.  La  récolte  est  mauvaise. 
La  désastreuse  récolte  de  1879,  qui  n'a  donné  que  79  millions  d'hecto- 
litres de  blé,  a  suivi  l'automne  pluvieux  de  1878. 

Dans  Tassolement  quinquennal,  l'avoine  arrive,  après  le  second  blé, 
la  cinquième  année,  sur  une  terre  fatiguée,  et  sa  place  paraît  bleu 
choisie,  car  l'avoine  est  peu  exigeante.  Mais,  si  l'avoine  ne  réclame 
que  peu  d'engrais,  elle  ne  donne  de  bonnes  récoltes  que  dans  un  sol 
bien  dépouillé  de  plantes  adventices  contre  lesquelles  elle  se  défend 
mal.  Et,  en  effet,  d'après  les  expériences  de  Grignon,  l'avoine  de  Brie 
a  donné  seulement  14  q.  m.  en  1881,  sur  un  sol  envahi  par  les  mau- 
vaises graines  et  11  q.  m.  en  1882,  et  il  a  suffi,  en  1883,  delà  changer 
de  place  pour  que  la  récolte  remontât  à  29  q.  m.  L'avoine  trouve  un. 
sol  facilement  envahi  quand  elle  survit  au  blé.  Lorsqu'on  pratique 
l'assolement  de  quatre  ans,  en  usage  en  Angleterre  et  désigné  sous 


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REVUE  DES  SCIENCES  179 

Je  aom  de  rotation  de  Norfolk,  tous  ces  inconvénients  disparaissent, 
ainsi  qu'il  résulte  des  essais  de  Grignon.  Aux  betteraves  succède 
l'avoine  semée  seulement  au  printemps  sur  une  terre  bien  préparée 
et  dépouillée,  à  l'automne,  des  plantes  adventices  par  les  sarclages 
qu'exige  la  betterave.  Le  blé  succède  au  trèfle  qui  occupe  le  sol  la 
troisième  année,  mais  le  laisse  libre  dès  le  commencement  de  Tau- 
iomne.  Après  les  betteraves,  l'avoine  donne  de  bonnes  récoltes,  sans 
qu'il  soit  nécessaire  de  lui  distribuer  aucune  fumure.  Ces  données 
ont  été  bien  vérifiées  par  M.  Dehérain,  et  il  serait  à  souhaiter  qu'on 
les  vérifiât.  Les  rendements  de  blé  dépassent  rarement  20  à  25  quin- 
taux. Il  serait  bien  beau  d'arriver  à  30  ou  40  quintaux  pour  le  blé  et  à 
35  ou  40  quintaux  pour  l'avoine  géante.  C'est  possible,  puisque 
MM.  Dehérain  et  Porion  obtiennent  des  rendements  encore  supé- 
rieurs. C'est  aux  agronomes  et  aux  agriculteurs  à  entrer  résolument 
dans  cette  voie  qui  aurait  des  résultats  si  féconds  pour  la  richesse  de 
notre  pays. 

D'après  les  documents  de  la  direction  de  l'agriculture,  la  récolte  de 
blé  serait,  en  1887,  de  110  millions  d'hectolitres,  soit,  au  moins, 
de  2  millions  et  demi  supérieure  à  celle  de  1886.  Il  y  a  progrès.  Nous 
ne  tenons  pas  la  tète  dans  la  liste  de  production  des  États  de  l'Europe, 
mais  nous  occupons  un  bon  rang.  Yoici,  en  effet,  d'après  les  résultats 
signalés  au  Congrès  international  du  commerce  dos  grains  et  farines 
qui  se  tient  chaque  année  à  Vienne  (Autriche),  le  relevé  des  évalua- 
tions pour  la  récolte  de  froment  en  1887.  Si  l'on  représente  par  100  la 
récolte  moyenne  pour  chaque  pays,  la  dernière  récolte  serait  repré- 
sentée par  les  coefficients  suivants  :  France,  lOo;  Angleterre,  120; 
Hollande,  100;  Danemark,  100;  Russie  septentrionale,  95;  Russie 
centrale,  118;  Prusse,  102;  Suisse,  110;  Autriche,  117;  Hongrie,  126; 
Italie,  90;  Moldavie,  90. 

On  ne  saurait  trop  encourager  les  recherches  des  expérimentateurs 
qui  essaient  de  trouver  un  remède  contre  la  phtisie;  nous  ne  con- 
naissons encore  aucun  traitement  qu'on  puisse  qualifler  d'efficace, 
mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  ne  pas  indiquer  ceux  qu'on  propose  & 
mesure  qu'on  les  met  à  l'étude.  En  voici  encore  un  que  nous  men- 
tionnerons sous  réserves.  M.  Garcin,  mettant  à  proflt  des  remarques 
antérieures,  faites  à  la  cristallerie  de  Baccarat  par  M.  Michaux,  et  à  celle 
de  Saint-Louis  par  M.  Seller,  sur  l'heureuse  influence  de  l'acide  fluo- 
rhydrique  dans  la  tuberculose  pulmonaire,  a  institué  une  série  d'expé- 
riences pour  contrôler  l'action  de  ce  gaz.  Dans  l'espace  d'une  année, 
sur  cent  tuberculeux  à  difi'érents  degrés,  il  aurait  constaté  trente-cinq 
cas  de  guérison,  quarante  et  un  cas  d'amélioration  et  seulement  dix 


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180  REVUE  DES  SCIENCES 

décès.  Le  procédé  employé  par  M.  Garcin  consiste  à  faire  séjouri&er 
pendant  une  heure,  tous  les  jours,  les  malades  dans  une  cabane  mesu- 
rant 6  mètres  cubes  d'air  saturé  d'acide  fluorhydrique.  Cette  satura- 
tion s'obtient  en  faisant  passer  un  courant  d'air,  à  l'aide  d'une  pompe, 
dans  un  bocal  en  gutta-percha,  contenant  300  grammes  d'eau  dis- 
tillée et  100  grammes  d'acide  fluorhydrique.  La  dose  d'acide  doit, 
d'ailleurs,  varier  avec  les  malades;  ceux  qui  sont  légèrement  atteints 
acceptent  facilement  20  litres  par  mètre  cube,  tandis  que  ceux  qui 
sont  gravement  malades  ne  peuvent  guère  supporter  que  10  litres 
et  après  passage  dans  un  second  flacon  laveur.  Au  bout  de  quinze 
minutes,  il  est  bon  de  renouveler  la  saturation,  car  elle  disparaît  irfes 
rapidement.  Sous  l'influence  de  cette  médication,  assure  M.  Garcia, 
les  quintes  de  toux  deviennent  plus  rares,  l'expectoration  so  modifie, 
les  sueurs  nocturnes  disparaissent.  Quant  aux  bacilles,  on  constate 
qu'ils  deviennent,  chaque  jour,  plus  rares  et  qu'ils  finissent  par  faire 
défaut  dans  les  sécrétions.  Ces  résultats  seraient  bien  remarquables, 
mais  on  a  déjà  dit  avoir  obtenu  des  effets  analogues  par  d'autres 
inhalations,  et  jusqu'ici  la  liste  des  vraiment  guéris  nous  parait  biea 
courte. 

Pendant  le  cours  de  leurs  guerres  africaines,  les  Anglais  ont  ren- 
contré les  plus  vives  résistances  de  la  part  d'un  peuple  énergique  de 
l'Afrique  occidentale,  les  Achantis.  Ce  sont  les  représentants  de  ce» 
populations  que  l'on  a  pu  voir  depuis  deux  mois  au  jardin  d'Acclima- 
tation de  Paris,  où  se  sont  succédé  depuis  quelques  années  les  Nu- 
biens, les  Esquimaux,  les  Galibis,  les  Kalmoucks,  les  Fuégiens,  les 
Gauchos,  les  Lapons,  les  Araucaniens,  les  Peaux-Rouges  et  les  Cin- 
ghalais. La  caravane  de  cette  année  comprend  vingt  Achantis,  douze 
hommes  et  huit  femmes  ou  jeunes  filles.  Les  Achantis  sont  grands, 
bien  taillés  et  vigoureux.  Leur  corps  couleur  bronze  est  sans  cesse 
assoupli  par  des  frictions  huileuses;  ils  ont  la  taille  simplement  en- 
tourée d'une  ceinture  en  peau  de  hôte,  des  colliers  au  cou,  des  brace- 
lets au  bras  et  aux  jambes.  La  chevelure  est  noire  et  crépue.  Le 
guerrier  porte  une  couronne  de  peau  sur  la  tête  avec  deux  grandes 
cornes  fixées  sur  le  côté  du  front;  les  autres  Achantis  ont  sur  la  tête 
une  touffe  de  plumes  assujettie  au  moyen  d'une  monture  de  coquil- 
lages. Les  femmes  sont  moins  bien  faites  que  les  hommes.  L' Achantis 
est  monogame;  il  peut  vendre  sa  femme  au  besoin.  Seuls  les  nobles 
peuvent  avoir  plusieurs  femmes.  Le  roi  entretient  trois  mille  trois 
cent  trente-trois  femmes,  et  ce  nombre  prescrit  par  l'étiquette  est 
toujours  au  grand  complet.  Les  Achantis  sont  très  sanguinaires.  La 
mort  d'un  noble  a  de  terribles  conséquences  pour  ses  esclaves,  car 
la  coutume  veut  qu'un  certain  nombre  de  ses  serviteurs  soient  im- 


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REVUE  DES  SCIE5CES  181 

moles.  C*est  alors  une  fuite  générale  dans  les  champs  et  dans  les 
forêts»  mais  les  esclaves  fugitifs  sont  presque  toujours  pris;  ils  sont 
décapités,  et  leur  corps  accompagne  le  défunt  jusqu'à  la  tombe.  Les 
sacrifices  humains  ont  d'ailleurs  lieu  régulièrement  chaque  année 
à  des  dates  fixées  par  les  prêtres  ou  moUas.  Ces  prêtres  jouissent 
d'one  très  grande  influence  sur  les  Achantis  qui,  comme  tous  les  noirs, 
sont  très  superstitieux.  Leur  religion  est  une  sorte  de  fétichisme  mêlé 
de  quelques  pratiques  de  Tislamisrae.  Le  roi  est  investi  d'un  pouvoir 
absolu.  U  habite  la  capitale  Goumassie.  Non  seulement  il  confisque  à 
sa  guise  les  biens  des  grands,  mais  il  peut  encore  leur  enjoindre 
Torire  de  se  suicider.  Il  envoie  à  celui  qu'il  veut  faire  disparaître  du 
poison  ou  un  glaive,  et  si  le  sujet  refuse  d'obéir,  il  est  noyé  en  com- 
pagnie d'un  chien.  Goumassie  est  une  ville  de  100  000  âmes;  en  1873, 
la  défense  contre  les  Anglais  y  fut  héroïque.  On  trouve  çà  et  là,  dans 
la  ville,  des  pyramides  de  crânes  humains  régulièrement  disposés. 

Le  royaume  des  Achantis  est  décrit  par  les  voyageurs  qui  l'ont 
ptrconru  comme  un  des  plus  beaux  que  Ton  puisse  citer  par  ses 
richesses  et  par  la  magnificence  de  sa  nature.  On  y  trouve  en  abon- 
dance la  canne  à  sucre,  le  dattier,  l'oranger,  l'ananas,  le  cocotier, 
le  bananier,  le  maïs,  le  millet,  le  manioc,  l'igname,  le  riz,  le  coton, 
le  caféier,  le  pahnier,  l'arbre  à  beurre,  l'arbre  à  lait,  etc.  Mais  la  véri- 
table richesse  du  pays,  c'est  l'or.  La  cOte  voisine  des  Achantis  s'appelle 
du  nom  significatif  de  côte  de  Vor  (Guinée).  On  soumet  l'or  des 
pépites  à  la  fusion,  on  transforme  le  métal  fondu  en  grenaille  en  le 
jetant  dans  l'eau,  et  cette  grenaille  sert  de  monnaie.  Les  animaux 
domestiques  sont  les  bœufs  zébus  de  petite  taille,  de  grands  mou- 
tons à  longues  iambes,  des  chevaux  presque  nains,  des  poules  et  des 
chiens.  Dans  les  grandes  forêts  vit  toute  la  faune  équatoriale  :  lions, 
panthères,  buffles,  rhinocéros,  hippopotames,  singes,  etc.  Les  éléphants 
sont  nombreux,  on  les  chasse  activement;  l'ivoire  est  avec  l'or  la 
principale  richesse  du  pays.  Les  Achantis  ont  très  bien  supporté  leur 
séjour  à  Paris;  malheureusement  l'inclémence  de  la  température  va 
les  chasser  du  jardin  d'Acclimatation  ces  jours-ci.  U  n'était  pas  inutile 
de  résumer  id  brièvement  ce  que  les  voyageurs  nous  ont  appris  sur 
cette  guerrière  peuplade  de  l'Afrique  occidentale. 

Henri  de  Parville. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE 


8  octobre  1887. 

La  nouvelle  frontière  de  la  France,  à  FEst,  a  été  arrosée  de  sang 
français.  Non  daiis  un  combat,  Dieu  merci  I  Ce  n'était  qu*un  assas- 
sinat, mais  un  assassinat  commis  par  un  soldat  allemand.  Cinq 
chasseurs  suivent  un  sentier,  le  long  de  la  limite  qui  sépare  les 
deux  nations;  ils  sont  sur  le  territoire  de  Vexincourt.  Ils  reviennent 
au  logis,  leur  fusil  désarmé.  Soudain  ils  entendent  trois  coups  de 
feu  qui  éclatent,  d'au-delà  la  frontière,  et  deux  hommes  tombent.  Tua 
tué,  l'autre  blessé  grièvement.  Le  meurtrier,  caché  derrière  un  arbre, 
s*était  placé  là  en  sentinelle,  pour  surveiller,  parait-il,  les  braconniers 
du  pays.  Il  a  tiré  sur  ces  chasseurs  qui  passaient  paisiblement  coaune 
il  eût  tiré  sur  des  chevreuils  ou  des  loups.  Il  sera  traduit  devant  un 
tribunal  militaire,  qui  se  souviendra,  nous  l'espérons,  du  temps  où  il  y 
avait  «  des  juges  à  Berlin  ».  Quant  au  pauvre  traqueur  qui  est  mort, 
atteint  le  premier  par  Tune  des  balles  de  ce  soldat  sauvage,  sa  veuve 
reçoit  du  gouvernement  allemand  une  indemnité  de  50  000  marks. 
M.  de  Bismarck  s'est  empressé  d'en  décider  ainsi;  et,  par  là,  il  a  lui- 
même  reconnu,  diplomatiquement,  tout  l'odieux  du  iait  et  de  la  cause. 
En  offrant  à  la  France  cette  réparation,  M.  de  Bismarck  a  voulo. 
que  l'acte  tragique  de  Vexiqcourt  ne  se  changeât  pas,  de  peuple  4 
peuple,  en  une  querelle  nationale  :  il  le  devait  à  la  France  offensée  ; 
il  le  devait  également  à  l'Em^ope  indignée;  il  l'a  dû  à  l'Allemagne 
étonnée.  Mais,  s'il  souhaite  sincèrement  la  paix,  M.  de  Bismarck  peut- 
il  ne  pas  s'accuser  d'avoir,  depuis  huit  mois,  tant  irrité  les  cœurs» 
aiguisé  les  craintes,  excité  les  griefs,  amassé  les  menaces  et  comme 
préparé  la  brutalité  des  événements,  sur  cette  frontière  où  le  vain- 
queui'  et  le  vaincu  de  la  veille  se  regardent  face  à  face,  attendant 
tous  deux  que  l'histoire  y  recommeace  et  y  achève  son  oeuvre? 

La  France  a  su,  en  cette  circonstance,  rester  aussi  calme  qu'elle 
l'avait  été  après  l'incident  de  Pagny-sur-Moselle.  L'attentat  s* est 
aggravé  pourtant.  Il  n'y  avait  eu  à  Pagny-sur-Moselle  qu'une  arres- 
tation, dans  un  guet-apens.  A  Vexincourt,  il  y  a  une  embuscade  et 
un  meurtre.  On  appréhendait  au  corps  M.  Schnœbelé,  sur  le  terri- 
toire allemand.  On  blesse  M*  de  Wangen,  on  tue  M.  Brignon,   sur 
le  territoire  français.  La  sagesse  de  la  France  a  donc  été  bien  naéri- 
toire.  Par  quelle  preuve,  elle,  le  peuple  le  plus  ardent  et  le  plus 
prompt  jadis  à  venger  ses  injures,  pouvait-elle  mieux  attester    2t 
l'Europe  qu'elle  ne  veut  pas  la  guerre?  Il  est  vrai,  malheureusenaent. 


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CHRONIQUE  POLITIQUE  18S 

qu^lâ  sagesse  avec  laquelle  la  France  veille,  à  la  frontière,  sur  sa 
destinée,  lui  manque,  dans  sa  vie  intérieure.  La  Chambre  va 
rouvrir  ses  portes.  Le  ministère  y  retrouvera  la  même  majorité 
incertaine,  faible,  incapable  d'assurer  au  gouvernement  un  len- 
d€main  ;  les  radicaux,  aussi  impatients,  aussi  furibonds  que  jamais  ; 
les  conservateurs  décidés,  certainement,  à  s'abstenir  de  toute  hos- 
tilité systématique,  mais  défiants  et  prêts  à  demander  à  M.  Rouvier 
commeiït  il  accorde  avec  ses  discours,  avec  ses  promesses  et  ses 
serments  oratoires,  la  politique  qu'il  pratique  ou  laisse  pratiquer 
par  ses  agents  dans  les  provinces  où  ils  viennent  de  vivre.  Cet 
état  d^  choses  ministérielles  inquiète  les  ministres,  ce  semble, 
tout  autant  que  M.  Jules  Ferry,  qui  ne  prononce  plus  une  harangue 
sans  faire  leur  apologie  en  les  plaignant,  sur  le  ton  du  protecteur 
arrogant  et  hargneux  que,  par  tempérament,  il  excelle  à  figurer.  11  se 
marmure,  autour  de  l'Elysée,  que  M.  Rouvier  congédierait  volon- 
tiers deux  ou  trois  ministres  impotents,  incapables;  qu'il  les 
remplacerait  par  des  républicains  plus  radicaux;  qu'il  abdique- 
rait la  présidence  du  conseil,  pour  prendre  modestement  le  por- 
tefeuille dont  il  est  le  plus  amoureux,  celui  des  finances,  et  que 
M.  de  Freycinet,  reconquérant  la  faveur  de  M.  Grévy,  reparaîtrait 
dans  toute  sa  gloire,  sinon  dans  toute  sa  force.  Nous  ignorons  si 
ce  sont  là  des  desseins  qui  peuvent  plaire  à  M.  Jules  Ferry. 
Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'après  avoir  déclaré  assez  indiscrètement 
qu'une  dissolution  de  la  Chambre  serait  nécessaire  le  jour  où 
M.  Rouvier  perdrait  le  pouvoir,  M.  Jules  Ferry  s'est  écrié,  devant  le 
cercle.  ^\«Vier  de  Saint-Dié  :  «  Nous  voilà  menacés  d'une  nouvelle 
crise  pour  h  rentrée.  Elle  aura  plus  de  gravité  qu'aucune  autre.  » 
Avec  quelle  aisance  M.  Jules  Ferry  prophétise  la  tempête!  On  dirait 
que  cet  aigle  abattu  a  besoin  d'un  grand  vent  pour  rouvrir  ses  ailes 
et  se  relever  au  ciel  de  la  République... 

M.  Jules  Ferry  a  beaucoup  parlé,  pendant  ses  loisirs  parlemen- 
taires, dans  cette  ville  de  Saint-Dié,  où  il  a  son  peuple,  un  bon 
peuple,  pour  l'entendre.  Depuis  le  jugement  sarcastique  dont  il  a 
frappé  le  général  Boulanger,  son  orgueil  lui  fait  croire,  apparem- 
ment, qu'il  est  le  justicier  suprême  de  la  République  et  qu'un  mot 
de  sa  bouche  suffit  à  la  condamnation  d'une  doctrine,  d'un  régime, 
d'un  homme.  Cette  puissance  vengeresse  de  sa  sommaire  éloquence, 
il  a  voulu  l'exercer  contre  Monsieur  le  comte  de  Paris  aussi, 
en  censurant  son  programme  constitutionnel.  Que  M.  Jules  Ferry 
mâe,  dans  cette  diatribe,  l'insolence  à  la  mauvaise  foi,  l'insolence 
est  une  qualité  de  trop.  Dénaturer,  falsifier  le  programme  de 
Monsieur  le  comte  de  Paris^  M.  Jules  Ferry  le  pouvait  :  il  restait 
ficWc  à  une  habitude  d'avoeasserte  perfide  dont  il  a  donné,  du  haut 
de  la  tribune,  à  la  Chambre  et  au  Sénat,  plus  d'un  mémorable 


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184  CHRONIQUE  POLinQCE 

exemple.  Mais,  même  dans  Tiûsulte,  l'efTort  de  son  imagination  le 
trompe;  il  ne  sait  que  reprendre  à  M.  Thiers  deux  devises  outra- 
geantes qui,  tournées  contre  Monsieur  le  comte  de  Paris,  n'ont  pas 
de  sens.  Il  y  a  plus  de  nouveauté,  il  n*y  a  pas  plus  de  justesse  à 
dire  que,  pour  Monsieur  le  comte  de  Paris,  «  la  Monarchie,  c'est 
n'importe  quoi.  »  La  formule,  quelque  ingénieuse  qu'elle  ait  pa 
paraître  à  M.  Jules  Ferry,  ne  caractérise  pas,  en  vérité,  le  pro- 
gramme si  explicite  et  si  net  de  Monsieur  le  comte  de  Paris.  Rien 
de  moins  vague  que  ce  programme.  S'il  est  un  reproche  qu'on  puisse 
adresser  au  prince  qui  l'a  tracé,  ce  n'est  pas  d'avoir  dissimulé  sa 
pensée,  caché  ses  intentions,  ni  même  omis  ses  raisons.  Les  hon- 
nêtes gens  de  tous  les  partis  ont  loué  sa  franchise  et  sa  loyauté. 
Mais  il  faut  que  M.  Jules  Ferry  se  rassure.  La  Monarchie  pourra 
être  «  n'importe  quoi  »;  encore  sera-t-elle,  sous  les  auspices  de 
Monsieur  le  comte  de  Paris,  quelque  chose  de  plus,  pour  l'honneur 
et  la  prospérité  de  la  France,  que  la  République  ne  Ta  été  sous 
les  auspices  de  M.  Jules  Ferry.  «  N'importe  quoi!  »  soit.  Ce 
qu'elle  ne  sera  pas  du  moins,  c'est  un  gouvernement  qui  subor- 
donne la  politique  nationale  à  la  politique  coloniale;  qui  gaspille 
la  fortune  et  disperse  les  forces  de  la  France  dans  des  aventures 
où  ne  le  conduisent  que  les  conseils  de  M.  de  Bismarck  souriant, 
ricanant;  qui  porte  au  Tonkîn  le  drapeau  attendu  sur  les  Vosges; 
qui  compense  Sedan  par  Langson;  qui  insulte  aux  soldats  tombés  ; 
qui  fait  la  guerre,  sans  autorisation  ni  déclaration  ;  qui  trompe  le 
Parlement  et  qui  ment  à  la  France,  pour  lui  tirer  son  argent  et 
son  sang;  qui,  despotique  avec  hypocrisie,  supprime  la  Vibcrlé  de 
conscience  dans  l'école  et  la  justice  ordinaire  dans  les  tribunaux  ; 
qui,  plus  lâche  encore  que  sectaire,  trouble,  par  un  vain  besoin 
de  basse  popularité,  la  paix  reli^euse  du  pays;  qui  opprime  le 
pauvre  jusque  dans  l'hôpital,  sur  son  lit  de  mort  ;  qui  dépense  un 
milliard  dans  des  expéditions  lointaines,  closes  seulement  par  des 
traités  sans  gloire  et  sans  profit  ;  qui  laisse  au  Trésor  un  déficit 
annuel  de  500  millions;  qui  n'a  pas  plus  de  constance  que  de  pré- 
voyance dans  sa  diplomatie  et  qui  isole  la  France,  sur  toutes 
ses  frontières.  Voilà  un  gouvernement  que  la  Monarchie  de  Monsieur 
le  comte  de  Paris,  fùt-elle  un  «  n'importe  quoi  »,  n'imitera  pas 
de  la  République  de  M.  Jules  Ferry... 

Nul  doute  que  M.  Jules  Ferry,  avec  toute  sa  vaillance  et  toute  sa 
faconde,  n'assiste  M.  Rouvier,  au  Palais-Bourbon,  dans  la  lutte  si  dan- 
gereuse qu'il  prévoit.  C'est  un  secours  dont  M.  Rouvier  aura  besoin, 
aussi  bien  pendant  le  débat  du  budget  que  pendant  les  interpellations 
dont  il  va  être  assailli.  Car,  malgré  sa  prestigieuse  dextérité,  M.  Rou- 
vier n'a  pas  préparé  le  budget  parfait  qu'il  s'était  vanté  de  nous 
présenter  après  les  vacances  :  il  avait  promis  de  l'équilibrer  en 


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GHROmOUE  POLITIQUE  185 

n'opérant  que  des  économies,  et  c'est  en  opérant  par  un  moyen 
plus  ou  moins  direct  un  emprunt  qu'il  assure  cet  instable  équilibre  I 
La  France  est  la  nation  la  plus  endettée  du  monde  :  sa  dette  s'élève 
au  chiffre  effrayant  de  31  milliards.  Ce  chiffre,  la  République  veut- 
dle  donc  Taccroltre  eucore?  En  1879,  sous  le  règne  du  dernier 
mmVstère  formé  par  les   conservateurs,   les  recettes  ont  été  de 
2965  551  890  francs;  les  dépenses,  de  2  869  344  705.  Il  y  av^t  un 
excédent  de  96 207  185.  Pas  de  budget  extraordinaire  alors;  l'impôt 
fournissait  seul  à  l'État  ses  ressources.  Cette  année,  le  28  mars, 
If.  Dauphin   proposait  pour  l'an  1888  un  budget  dans  lequel 
le^  recettes  devaient  être  de  3  253  583  183  francs,  les  dépenses  de 
3253104  738,  l'excédent  de  478  445.  Ainsi,  en  neuf  ans,  la  Répu- 
blique, celle  que  gouvernent  les  a  vrais  »  républicains,  avait  aug- 
menté de  384  millions  les  dépenses  et  de  66  les  recettes;  c'était  un 
dè&citde  318  millions.  Gomment  M.  Dauphin  comblait-il  ce  déficit? 
Par  un  emprunt  de  182  millions  et  par  des  impôts  nouveaux  qui  lui 
auraient  rapporté  136  autres  millions.  M.   Rouvier  ne  veut  pas 
d'impôts  nouveaux.  Il  prétend  économiser  120  millions  sur  le  budget 
ordinaire  et  réduire  à  une  somme  de  122  millions,  ou  même  de 
100  millions,  le  budget  extraordinaire,  lequel  ne  s'alimente  que  par 
l'emprunt.  Mais  ce  n'est  pas  assez  de  courage  encore.   Il  reste 
toujours  un  déficit  et  voilà  pourquoi  on  annonce,  autour  de  M.  Rou- 
vier, tantôt  un  emprunt  de  800  millions,  tantôt  la  conversion  de 
l'ancien  4  1/2.  Avec  800  millions,  la  République  liquiderait  tout, 
à  entendre  les  partisans  de  l'emprimt.  En  convertissant  la  rente, 
elle  ne  ^^xiLe^aât,  selon  leurs  calculs,  que  170  millions,  et  c'est 
une  somme  insuffisante  pour  équilibrer  le  budget.  Le  dilemme  ne 
doit-ilpas  sembler  douloureux  à  M.  Rouvier?  Ajouter  aux  800  millions 
31  milliards  déjà  dus  par  la  France  ou  bien  continuer  à  élargir  le 
déficit?  Et  si,  demain,  la  guerre  surprenait  la  République  dans  ce 
désarroi  de  ses  finances,  serait-ce  la  banqueroute?  La  banqueroute, 
non  seulement  pour  les  créanciers  de  l'État,  mais  pour  la  patrie, 
pour  ses  armées^  pour  son  drapeau? 

Le  mal  ne  se  manifeste  pas  moins  dans  le  régime  financier 
de  la  République,  dans  sa  procédure  budgétaire,  que  dans  cet 
emploi  effréné  de  son  argent  et  ce  ruineux  exercice  de  son  crédit. 
Qui  gouverne  nos  finances?  Le  ministre,  avec  le  contrôle  du  Par- 
lement? Non.  C'est  une  commission  de  33  députés,  qui  s'est 
arrogé  une  sorte  de  pouvoir  absolu  pour  ordonner  elle-même  les 
recettes  et  les  dépenses.  Elle  a  pris  au  ministre  tous  ses  droits,  son 
initiative,  sa  liberté;  il  n'est  plus  que  son  auxiliaire,  un  simple 
commis  qui  élabore  un  projet  éventuel  et  qui,  principalement,  ras- 
semble les  pièces,  indique  les  chiffres.  Elle  ne  lui  laisse  que  la 
responsabilité.  Mais,  cette  omnipotence  irresponsable  des  Trente- 


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186  CHRONIQUE  POUTIQUE 

trois,  M.  Rouvier  pourrait-il  s'en  plaindre?  C'est  lui  qui  l'a  leprenrier 
revencliquée,  dans  la  Chambre.  «  La  commission  du  budget,  disait- 
il  en  1884,  a  la  mission  d'établir  le  budget  de  l'État,  d'en  régler 
l'équilibre.  )>  Qu'elle  connaisse  tout  sou  mandat,  sa  préroga- 
tive, sa  puissance,  elle  le  lui  prouve  aujourd'hui  comme  il  le 
prouva  lui-même  à  M.  Tirard  et  à  M.  Sadi-Carnot.  Elle  s'ingère 
dans  l'administration,  chez  tous  les  ministres.  Pas  un  détsûl 
où  elle  ne  porte  son  examen  et  ne  mette  la  msûn.  Pas  de  ser- 
vice ministériel  qu'elle  ne  prétende  réorganiser  et  qu'à  la  barbe 
du  ministre,  elle  ne  désorganise.  Écoutez  cette  lamentation 
d'une  gazette  républicaine  :  «  Chaque  jour  voit  tomber  sous  la 
hache  une  direction,  une  inspection,  un  bureau,  une  subven- 
ticm.  »  Et  quelle  autorité  spéciale  la  commission  a-t-elle?  Avec 
quelle  conscience  s'acquit te-t- elle  de  sa  tâche?  Sur  les  trente-trois 
potentats  républicains  qui  forment,  pour  le  plus  grand  bien  du 
budget,  ce  petit  Comité  de  Salut  public,  onze  sont  des  journalistes 
et  plus  de  vingt,  par  une  étrange  insouciance  de  leur  terrorisme 
financier,  ne  siègent  jamais.  Ils  ont  été  neuf  pour  décider  qu'on 
expulserait  des  lycées  les  aumôniers;  neuf  aussi,  pour  supprimer 
le  budget  extraordinaire  des  travaux  publics  :  encore,  parmi  les 
neuf,  en  est-il  un  qui,  majestueusement,  n'a  pas  voté.  Trois  fois» 
au  printemps  de  cette  année,  leur  variable  majorité  a  changé  d'avis 
et  changé  son  rapporteur,  dans  une  même  délibération.  Bientôt, 
dans  la  Chambre,  une  autre  majorité  changera  telle  ou  telle 
décision  des  commiacairps,  _sûit_des  Neuf,  soit  des  Trente-trois, 
et  voilà  comment,  outre  le  désordre  qui  règne  dans  les  iloances 
de  la  République,  le  budget  se  bâcle,  de  retard  en  retard,  à  la 
dernière  heure.  Déjà  il  est  certain  qu'il  faudra,  en  1887  comme 
en  1886,  recourir  aux  douzièmes  provisoires.  Et  maintenant.  Mon- 
sieur Ferry,  nierez-vous  que  la  réforme  que  Monsieur  le  comte 
de  Paris  médite  de  faire  dans  un  système  financier  si  vicieux  ne 
soit  justifiée  par  l'expérience?  Combien  de  temps  vous  faudra- 
1-il  pour  compléter  l'anarchie  financière  de  la  République,  concur- 
remment avec  son  «  anarchie  parlementaire  »? 

La  République  s'était  proclamée  doctrinalement  le  gouverne- 
ment le  plus  économique  du  monde.  Elle  ne  se  targuait  pas  moins 
d'être,  par  une  sorte  de  privilège  constitutionnel,  le  régime  de  la 
vertu.  On  sait  déjà,  par  certains  témoignages  péremptoires,  com- 
bien cette  honnête  prétention  était  excessive  ou  même  fictive.  S'il 
fallait  dresser,  avec  l'histoire  de  notre  troisième  république,  la  liste 
de  tous  les  démocrates  corrompus  ou  corrupteurs,  qui,  après  avoir 
pipé  le  sufi^rage  universel,  ont  volé  l'État,  le  dénombrement  serait 
long.  Hier  encore,  on  estimait  que  la  fraude,  avec  la  connivence 
des  fonctionnaires  républicains  qui  la  favorisent  ou  qui  la  tolèrent. 


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GHRCHOQUE  POUTIQUE  m 

a  coûté,  en  une  seule  année,  plus  de  60  millions  au  Trésor.  Hier 
aussi,  on  chassait  de  V  hôtel  de  ville  de  Marseille  toute  une  bande 
de  fripons  qui  exploitaient,  dans  les  bureaux  de  la  municipalité,  la 
boDoe  foi  du  public  oa  qui  pillaient  la  caisse.  Hier  encore,  à  THôtel 
de  Titte  de  Paris,  les  radicaux  se  renvoyaient  d'un  groupe  à  l'autre 
le  nom  de  M..  Marsoulan,  qui  trafiquait  de  son  crédit  municipal. 
Et  c'était  un  Crouzet,  un  docteur  Castelnau,  qui  devenaient,  parmi 
les  /oumalistes,  Vcpprobre  du  parti  républicain,  comme  l'avaient 
été,  parmi  les   sénateurs  ou  les  députés,  les  Jacotin,  les  Ordi- 
naire, les  Bonnet-Duverdier,  les  Leconte.  On  pouvait  même  en- 
taidre,  tous  les  matins,  M.  Rochefort  accusant  trois  ministres  d'être 
des  «  tripoteurs  »  et  d'avoir  dupé,  dans  telle  ou  telle  société  finan* 
cière  ou  industrielle,  leurs  crédules  actionnaires.  Que  de  scandales  ! 
Mais,  entre  tous,  le  plus  douloureux,  c'est,  assurément,  le  scandale 
de  ce  général  Caffarel  qui  a  tenu  boutique  de  décorations,  au  minis- 
tère de  la  guerre;  et  ce  soldat,  choisi  par  le  général  Boulanger 
comme  sous-chef  de  Tétat-major  général,  a  participé  à  tant  d'igno- 
minieuses affaires,  avec  des  complices  étrangers,  qu'on  tremble  de 
découvrir  parmi  ses  vilenies  un  forfait  qui  serait  une  trahison.  Le 
ministère  de  la  guerre  a  cessé  d'être  un  lieu  sûr  :  deux  fois  déjà, 
cette  année,  on  a  pu  impunément  y  dérober  des  documents  secrets 
et  les  livrer,  soit  à  l'ambassade  allemande,  soit  à  un  journal  pari- 
sien. Quoi  donc?  Sous  ce  régime  de  la  vertu  républicaine,  tout 
s'aviiit,  tout  se  démoralise,  en  France?  On  pourra,  sans  emphase, 
r^iVitï  \e  iftste  mot  d'Hamlet  :  «  Il  y  a  quelque  chose  de  pourri 
dans  le  Danemark?  »  Et,  en  quel  moment,  le  doute  et  le  dégoût 
viennent-ils  ainsi  troubler  les  âmes,  presque  affaiblir  les  courages? 
k  l'heure  même  oh  la  duplicité  des  Ho  vas  essaie  de  remettre  en 
question  le  traité  qui  a  terminé  la  guerre  de  Madagascar  ;  où  la 
mort  du  sultan  va  laisser  le  Maroc  en  proie  à  une  guerre  civile 
dans  laquelle  les  rivalités  les  plus  âpres  menacent  de  s'élever, 
devant  la  France;  où  les  désordres  de  l'Orient  peuvent  provoquer 
une  guerre  européenne,  et  où,  jusque  sur  nos  propres  frontières, 
grondent  de  sinistres  avertissements.  Or  c'est  surtout  dans  les 
mgiriétudes  de  la  patrie  qu'il  nous  faut,  à  nous  antres  Français, 
h  confiance  qui  vient  de  l'honneur. 

Combien  l'état  de  l'Europe  est  précaire  et  parmi  quels  périls  vît 
ht  France,  le  voyage  de  M.  Crispi  â  Friedrichsruhe  sulBrait  pour 
l'apprendre  aux  optimistes  les  plus  aveugles.  Invité  ou  plutôt  appelé 
brusquement  par  M,  de  Bismarck,  qu'est-ce  que  M.  Crispi  est  venu 
faire  à  Friedrichsruhe,  après  le  comte  Kalnoky?  Et  qu'est-ce  que 
M.  de  Bismarck,  en  le  recevant  avec  des  égards  qui  flattent  si 
doucereusement  l' amour-propre  de  l'Italie,  a  voulu  faire  lui-même, 
àms  cette  conférence?  Régler  le  sort  de  la  Bulgarie?  Récon- 


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188  CHRONIQUE  POUTIQUE 

cilier  l'Italie  et  la  Papauté,  améliorer  du  moins  leurs  rapports  et 
placer  la  loi  des  garanties  sous  la  sauvegarde  des  puissances?  Non, 
vraiment.  Ces  questions  ont  pu  occuper  les  deux  interlocuteurs; 
elles  n'ont  pas  été  l'objet  principal  du  colloque.  Il  faut  en  croire 
les  journaux  allemands,  dans  l'ostentation  de  leur  franchise  brutale  : 
M.  Crispi  n'est  allé  à  Friedrichsruhe  que  pour  conclure  étroitement 
«  la  triple  alliance  »  de  l'Allemagne,  de  rAutriche  et  de  l'Italie» 
alliance  que,  désespérant  de  ressaisir  l'amitié  de  la  Russie  et  de 
reprendre  dans  ses  chaînes  la  liberté  d'action  dont  elle  se  montre 
aujourd'hui  si  jalouse,  M.  de  Bismarck  substitue  à  celle  des  trois 
empires.  C'est  à  peine  si  M.  Crispi  lui-même  l'a  dissimulé  aux 
gazetiers,  sur  sa  route,  en  revenant  de  Friedrichsruhe.  S'assurer 
l'assistance  de  l'Italie  contre  la  France,  dans  une  guerre  plus 
ou  moins  prochaine;  lui  marquer  son  rôle,  lui  préciser  le  butin; 
confirmer  le  traité  déjà  signé  par  M.  de  Robilant  et  réviser 
la  convention  militaire  qui  complétait  ce  traité  :  voilà  l'acte  de 
M.  de  Bismarck.  Lier  l'Italie  à  l'Allemagne  dans  les  mêmes  condi- 
tions que  l'Autriche,  pour  la  même  période  de  temps;  obtenir  des 
promesses  nouvelles,  dans  la  Méditerranée  et  en  Afrique  ;  voilà 
l'acte  de  M.  Crispi.  En  soi,  le  trsdté  de  Friedrichsruhe  ne  modifie 
guère  celui  qui  engageait  déjà  les  armes  de  l'Italie  avec  celles  de 
l'Allemagne.  Il  serait  naïf  de  considérer  l'un  plus  que  l'autre 
comme  un  traité  purement  défensif  :  l'armée  italienne  que  les  jour- 
nalistes *ii«w»^ww4^  «A^^nt  il^j^  nu  gommet  des  Alpes  n'y  resterait 
pas  immobile;  on  peut  s'en  fier  aux  disciples  de  M.  âé^€avour  et  à 
l'art  avec  lequel  l'Italie  sait  spéculer  sur  la  défaite  autant  que  sur  la 
victoire.  Seulement,  pour  la  France,  ce  traité  de  Friedrichsruhe, 
qu'on  affiche  avec  tant  de  fracas  devant  l'opinion  publique,  accentue 
la  menace,  et  le  général  Ferron  a  rempli  un  devoir  hélas  I  bien 
opportun,  en  visitant,  pendant  le  retour  même  de  M.  Crispi,  notre 
frontière  de  Nice  et  de  la  Savoie. 

L'ingratitude  de  l'Italie  désillusionne  violemment  nos  hommes 
d'État  républicains  et  leur  tristesse  ne  peut  nous  être  indifférente, 
dans  une  telle  conjoncture  :  l'intérêt  de  la  France  nous  associe  hélas  I 
à  leur  déception.  Aussi  ardemment  que  Napoléon  III,  ils  ont  voulu 
non  seulement  affranchir  l'Italie,  mais  l'unifier.  Et  aujourd'hui,  pen- 
dant qu'elle  négocie  avec  eux  un  traité  de  commerce,  elle  négocie 
avec  M.  de  Bismarck  un  traité  de  guerre  I  La  France  a  conquis  pour 
elle,  sur  les  champs  de  bataille  de  Magenta  et  de  Solférino,  une  por- 
tion de  son  territoire  et,  aujourd'hui,  cette  Italie  qui  revendiquait  avec 
tant  de  passion  patriotique  la  Vénétie,  condamne  l'Alsace-Lorraine  à 
un  esclavage  perpétuel  !  Il  y  a  plus  :  l'Italie  convoite  Nice  et  la  Savoie  ! 
Dieu  décidera  si  la  convoitise  de  l'Italie  sera  satisfaite  ou  non  par 
l'événement.  La  fortune,  cette  servante  moins  infidèle  qu'il  ne  semlble 


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CHRONIQUE  POUTIQUK  189 

de  la  volonté  providentielle  et  de  la  logique  humaine,  pourrait  lot 
ou  tard  étonner  M.  Grispi  et  M.  de  Bismarck  lui-même.  Quant  à 
M.  Crispi,  il  a  trompé  la  foi  démocratique  de  nos  républicains 
autant  que  leur  foi  internationale.  Ils  s'étaient  imaginé  qu'il  les 
aiderait  à  laire  de  l'Italie  une  amie  dévouée  de  la  France.  Ils 
le  croyaient  encore,  même  après  s'être  aliéné  l'Italie  à  Tunis,  par 
les  soins  de  M.  Jules  Ferry.  Mais  quoi!  Crispi,  l'ancien  révolu- 
tionnaire, l'ennemi  acharné  des  rois  et  des  prêtres;  Crispi,  le 
proscrit  qui  avait  trouvé  dans  notre  paj's  un  asile  et  l'bospita- 
îité;  Crispi  s'en  va  pactiser  avec  M.  de  Bismarck  et  même  es- 
compter avec  lui  le  prix  d'une  victoire  qui,  de  nouveau,  mutilerait 
la  France!  Ce  n'est  pas  tout,  non  plus.  M.  Crispi,  non  content 
d'avoir  renié,  à  Rome,  son  républicanisme  d'antan,  a  contesté 
âe?aot  un  journaliste  allemand,  à  Francfort,  l'excellence  du  prin- 
cipe républicain,  sa  nécessité,  son  utilité.  Il  a  dit  :  «  Avec  et 
sous  la  Royauté,  nous  sommes  un  peuple  libre  et  démocratique; 
Doos  n'avons  rien  à  envier  à  une  république,  même  à  la  Répu- 
blique française.  »  Mais  il  avait  dit  déjà  dans  un  banquet,  le 
23  septembre  1877,  à  Berlin,  alors  qu'il  n'était  encore  que  prési- 
dent de  la  Chambre  des  députés  :  a  L'Italie,  comme  l'Allemagne, 
doit  sa  grandeur  actuelle  à  la  Monarchie  constitutionnelle.  Là-bas, 
comme  ici,  la  nation  s'est  groupée  autour  de  la  dynastie  populaire. 
Cest  pourquoi,  en  Italie  comme  en  Allemagne,  un  lien  solide  et 
durable  unit  étroitement  ensemble  le  souverain  et  le  peuple.  L'Italie 
demande  à  être  indépendante  de  ton?  et  do  chacun*  Cette  indépen- 
dance^  elU  ^sx  liaohie  à  la  défendre  de  toutes  ses  forces.  Gare  à 
celui  qui  y  toucherait!...  L'Allemagne  a,  de  l'autre  côté  des  Alpes, 
de  chauds  amis  et  des  frères  qui  marcheraient  à  ses  côtés,  et  qui 
ont  considéré  l'alliance  avec  l'Allemagne  comme  étant  pour  l'Italie 
une  force  et  un  soutien.  »  Nos  républicains  l'avaient  donc  oublié? 
Ils  ne  savaient  donc  pas  que,  bigame  en  politique  comme  en  mé- 
nage, M.  Crispi  est  devenu  monarchiste,  dès  qu'il  a  pu  épouser 
avantageusement  la  Monarchie?  Et  puis,  de  quel  droit  reproche- 
raient-ils à  cet  Italien  sa  versatilité,  sa  trahison?  Si,  à  Rome,  il  y  a 
un  Crispi,  est-ce  qu'il  n'y  a  pas,  à  Paris,  plus  d'un  Crispin  qui, 
après  s'être  métamorphosé  naguère  d'impérialiste  en  républicain, 
se  métamorphoserait  demain  de  républicain  en  royaliste?... 

M.  de  Bismarck  a  célébré  le  vingt-cinquième  anniversaire  du  jour 
où  il  devint  le  premier  ministre  du  roi  de  Prusse  qui  devait  devenir, 
hii,  l'empereur  d'Allemagne.  Vingt-cinq  ans!  Il  est  peu  de  monar- 
chies capables  d'assurer  une  telle  durée  au  pouvoir  d'un  premier 
ministre;  pas  de  république  qui  n'en  soit  incapable.  On  ajustement 
Rté  cet  anniversaire  à  Berlin;  on  a  justement  félicité  M.  de  Bis- 
marck de  ce  gouvernement  de  vingt-cinq  années,  pendant  lesquelles 


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190  CHRONIQUE  POLITIQUE 

il  a  pu,  avec  une  fortune  croissante,  accomplir  tant  de  choses  pro- 
digieuses. Peut-être  l'histoire  en  louera-t-elle  davantage  encore 
r Allemagne  et  l'empereur  :  l'Allemagne  dont  M.  de  Bismarck, 
même  dans  ses  services  les  plus  glorieux,  a  plus  d'une  fois  poussé 
à  bout  la  patience,  tandis  qu'il  n'a  jamais  lassé  celle  du  prince  qui 
Favait  su  choisir  et  qui  l'a  su  garder.  Mais,  en  louant  le  prince,  on 
peut  aussi  admirer  l'institution.  D'une  part,  M.  de  Bismarck  a  été, 
entre  le  roi  de  Prusse  et  le  peuple  allemand,  l'homme  nécessaire  à 
leurs  desseins;  il  les  a  tour  à  tour  assistés  l'un  auprès  de  l'autre;  il 
a  porté  vaillamment  la  responsabilité  dont  le  roi  l'avait  chargé;  il  a 
couvert  de  son  corps  la  personne  du  souverain,  devant  le  Parlement. 
D'autre  part,  il  n'a  pas  seulement  renouvelé  dans  la  confiance  de  son 
roi  la  force,  l'autorité,  le  prestige  qu'il  usait  à  toutes  ses  difficultés, 
à  toutes  ses  luttes;  il  a  eu  besoin,  pour  modérer  son  ambition,  pour 
refréner  son  audace,  pour  régler  son  œuvre,  pour  appliquer  au 
bien  unique  de  l'État  son  dévouement  tout  entier,  il  a  eu  besoin  de 
sentir  au-dessus  de  sa  tète  la  supériorité  d'une  puissance  immuable, 
d'un  principe  et  d'une  tradition  ;  et  c'est  par  là  que  la  Royauté  donne 
à  la  grandeur  d'un  ministre  sa  juste  mesure.  Quelle  différence,  dans 
leur  pouvoir  ministériel,  entre  M.  de  Bismarck  et  les  ministres  les 
plus  fameux  de  notre  république,  M.  Gambetta  et  M.  Jules  Ferry  I 
M.  de  Bismarck  a  pu,  en  ses  vingt-cinq  années  de  règne,  concevoir, 
exécuter,  achever  de  longues  entreprises;  il  a  pu  mettre  dans  sa 
politique  autant  de  souplesse  que  de  ténacité;  il  a  pu  changer, 
sinon  ses  plans  et  ses  carcïï^,~au  moîoô  ses  moyens  et  ses  instru- 
ments ;  il  a  pu,  selon  les  leçons  de  l'expérienee,  corriger  ses  erreurs» 
réparer  ses  fautes.  M.  Gambetta,  M.  Jules  Ferry,  qu'ont-ils  put 
M.  Jules  Ferry  en  est  réduit  à  déplorer,  devant  son  auditoire  de 
Saint-Dié,  l'instabilité  ministérielle  de  la  République;  à  raconter 
qu'il  a  vu,  dans  le  cours  d'une  seule  année,  «  les  chutes  successives 
de  trois  ou  quatre  cabinets,  Freycinet  après  Gambetta,  Duclerc 
après  Freycinet  »  ;  à  prédire  que,  a  si  la  République  tombe,  par  la 
répétition  périodique  des  crises  ministérielles,  dans  l'anémie  gouver- 
nementale, dans  l'impuissance  parlementaire,  le  découragement 
s'emparera  du  suffrage  universel  »  ;  à  déclarer  que  «  la  France  ne 
peut  pas  supporter  longtemps  un  gouvernement  qui  ne  gouverne 
pas.  »  Et  M.  Jules  Ferry  a  raison,  tellement  raison  que  ses  paroles, 
son  aveu,  sa  plainte,  sont  comme  un  commentaire  du  programme 
de  Monsieur  le  comte  de  Paris,  promettant  à  la  Monarchie  nouvelle 
im  gouvernement  qui  gouverne  et  des  ministres  qui  ne  soient  pas 
des  fantômes  emportés  du  Palais- Bourbon,  au  moindre  souffle  d'une 
majorité  capricieuse  et  tyrannique... 

Auguste  Boucher. 


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B1]LLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE 


Le  Trelslème  siècle  littéraire  et 

scdentifiqae,  par  A .  Lecoy  de  la 
Mauche.  1  TOI.  ia-8<»  avec  filets 
ronges.  ^Lille,  Société  de  Saint- 
Au^stin.) 

Ce  livre,  où,  par  un  rare  mélaoge, 
réruditioii  la  plus  sûre  se  mêle  à 
Tattrait  le  plus  vif,  est  certainement 
réCude  la  plus  lumineuse  qui  ait  été 
faite  sur  Tétat  intellectuel  d'une 
époque  aussi  importante  que  peu 
connue. 

Bans  son  discours  au  dernier  con- 
grès catholique  de  Paris,  M.  de  Mun 
cite  Tauteur  du  Treizième  siècle  litté- 
raire et  scientifique  au  premier  rang 
de  ceux  qui  «r  ont  complété,  pour  la 
réhabilitation  du  moyen  âge,  Fœu- 
vre  si  magnifiquement  eutreprise 
parMontalembert  »,  et  dont  on  peut 
dire,  «  comme  jadis  de  Montesquieu, 
mais  avec  bien  plus  de  raison,  qu*ils 
ont  retrouvé  les  titres  de  l'huma- 
nité 0. 

Ces  paroles  suffiraient  à  accréditer 
M.  Lecoy  de  la  Marche  auprès  du 
public,  SI  l'historien  de  Saint  Lnuis, 
de  Saint  Martin,  du  Roi  René,  Tédi- 
teur  des  Œuvres  de  Suger,  des  Anec- 
dotes d'Etienne  de  Bourbon,  des 
Charles  du  treizième  siècle,  l'auteur 
de  la  Chaire  au  treizième  siècle  et  de 
la  Société  au  treizième  siècle  avait  be- 
soin d'être  recommandé.  Ce  cin- 
quième volume,  consacré  aux  hom- 
mes et  aux  choses  du  treizième 
siècle,  ou  plutôt  ce  nouvel  ouvrage 
—  car  le  livre  est  complet  et  sans 
lien  avec  ceux  qui  Font  précédé  — 
est,  comme  ses  aînés,  le  truit  d'une 
longue  série  d'études  spéciales; 
comme  eux  aussi,  il  dissimule  sous 
la  forme  la  plus  littéraire  l'aridité 
des  recherches  et  n'offre  que  de 
Fajjrément  au  lecteur. 

Tout  est  agréable,  en  effet,  presque 
tout  est  inattendu  dans  ce  tableau 
de  l'état  intellectuel  de  la  nation 
française  au  siècle  de  saint  Louis. 
Qu'il  s'agisse  de  tliéologie  ou  de  phy- 
siohgie,   de  rhétorique  ou  de  poésie. 


d'histoire  ou  de  géographie,  de  mathé* 
matiques  ou  de  sciences  naturelles, 
voire  de  médecine  et  de  bibliophilie, 
l'auteur  nous  iastruit,  nous  (^tonne 
et  mérite  le  compliment  qu'il  adresse 
aux  savants  du  treizième  siècle,  «  in- 
fatigable chercheur,  souvent  heureux 
trouveur  j>.  En  voulez- vous  la  preuve? 
Il  a  trouvé  que  la  sphéricité  de  la 
terre  était  enseignée  trois  cents  ans 
avant  Christophe  Colomb,  qne  la 
boussole,  les  lunettes,  Ja  poudre  à 
cfiuion,  sont  décrites  dans  des  monu« 
ments  antérieurs  de  cent  ans  à  la 
date  généralement  assignée  à  ces 
découvertes;  il  venge  de  Tignorant 
dédain  des  humaaistes  le  latin  des 
saintes  Ecritures,  la  poésie  des 
hymnes,  en  démontrant  que  l'Evan- 
gile a  créé  une  langue  toute  neuve, 
d'un  tout  autre  génie -que  le  latin, 
une  langue  d'où  procède  le  français, 
comme  notre  poésie  syllabique  et 
rimée  procède  des  hymnes,  où  le 
rythme  et  l'assonance  ont  remplacé 
la  po^e  métrique. 

Co  qu'il  a  ou  irouver  aussi,  c'est 
l'anecdote,  la  citation  curieuse  qu'il 
prodigue  à  l'appui  de  ses  dires;  et 
par  ces  chemin»  charmants  et  entre- 
coupés de  surprises,  sans  parti-pris, 
sans  exclusivisme,  sans  réaction, 
tout  naturellement,  il  amène  son 
lecteur  à  conclure  avec  Lui  que  le 
treizième  siècle  est  supérieur  aux 
âges  précédents  sur  beaucoup  de 
points,  et  inférieur  aux  âges  sui* 
vants  par  quelques  points  seulement; 
mais  qu'il  est  avant  tout  un  siècle 
de  progrès;  qu'enfin,  il  marque 
parmi  les  grandes  époques  de  l'his* 
toire  et  particulièrement  parmi  celles 
qui  ont  exercé  une  influence  salu- 
taire sur  les  destinées  humaines. 


Btnde  snr  la  vie  ei  les  œuvree 
du  P.  Le  Moyne  (1602-1671),  par 

H  Chérot,  s.  J.  (Alphonse  Picard.) 
1887.  In-8'>,  avec  portrait  gravé. 
Cette  excellente  monographie,  l'un 
des  meilleurs  essais  d'histoire  litté- 


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192 


BULLEim  BIBLIOGRAPHIQUE 


raire  publiés  en  ces  derniers  temps, 
fait  bien  connaître  un  écrivain  jadis 
célèbre,  tombé  maintenant  dans  un 
injuste  oubli,  et  donne  sur  la  société 
et  sur  les  idées  littéraires  du  grand 
siècle  maints  détails  curieux  et  par- 
fois des  aperçus  nouveaux.  Issu 
d*une  famille  noble  de  Champagne, 
Pierre  Le  Moyne  entra  fort  jeune 
dans  l'ordre  des  Jésuites,  dont  il  fut 
l'ornement,  pendant  plus  d'un  demi- 
siècle,  par  ses  talents  non  moins  que 
par  ses  vertus.  Il  n'était  certaine- 
ment pas  sans  intérêt  de  remettre 
en  lumière  l'œuvre  considérable  de 
cet  auteur  à  la  fois  professeur  sa- 
vant, prédicateur  recherché,  sage 
directeur  de  conscieaces  et  qui,  mal- 
gré les  nécessités  de  la  vie  religieuse, 
sut  «border,  non  sans  succès,  presque 
tous  les  genres  littéraires,  dans  ses 
nombreux  ouvrages  en  vers  et  en 
prose.  A  part  le  fameux  poème  hé- 
roïque, Saint  Lowys  ou  le  Héros 
Christien,  —  la  Galerie  des  Femmes 
fortes,  qui  compta  tant  d'éditions,  — 
la  Dévotion  aisée,  si  malmenée  par 
Fauteur  des  Provinciales  et  que  de 
pieuses  personnes  se  plaisent  encore 
a  lire,  —  toutes  ces  œuvres  si  variées 
sont  oubliées  et  dédaignées;  on  en 
ignore  môme  jusqu'aux  titres.  Que 
de  bonnes  et  curieuses  choses,  ce- 
pendant, le  P.  Ghérot  n'a-t-il  pas 
su  dire  à  leur  sujet,  alors  qu*ii^tKlio 
Pierre  Le  Moyne,  soit  comme  poète 
lyrique  et  religieux  {les  Triomphes,  la 
France  guérie,  Hymne  de  la  Sagesse 
divine,  etc.),  —  soit  comme  mora- 
liste (les  Peintures  morales,  le  Sainct 
Aumosnier),  —  soit  encore  comme 
polémiste,  politique  et  historien  (ifa- 
nifeste  apotogétioue^  le  Ministre  sans 
reproche,  lArt  de  régner.  Histoire  du 
règne  de  Louis  XIII  (inédite),  etc., 
sans  parler  d'autres  productions  qui, 
par  leur  diversité  et  leur  nombre, 
attestent  la  fécondité  et  l'incroyable 
activité  d'esprit  de  leur  auteur.  9ans 
se  laisser  entraîner,  comme  il  arrive 
trop  souvent  dans  ces  sortes  d'études. 

Far  une   sympathie    indulgente    à 
excès,  le  P.  Ghérot  a  formulé  sur 
le  P.  Le  Moyne  et  sur  son  œuvre  un 


plein  d'impartialité  <%t  de 


bon  sens,  oon  livre  se  termine 


f^J 


une  bibliographie  aussi  exacte  qu  in^ 
téressante. 

Origine  de  la  livre  d^argent, 
unité  monétaire,  par  Maurice  db 
Vienne.  (Alphonse  Picard.)  In-8 
de  48  pages. 

Dans  cet  intéressant  mémoire, 
M.  de  Vienne  étudie  toutes  les  mo- 
difications de  poids  et  de  valeur 
subies  par  le  sou  d'argent  depuis  les 
Mérovingiens  jusqu'au  roi  Phi- 
lippe l^,  qui.  vers  la  fin  du  onzième 
siècle,  en  fixa  le  poids  officielle- 
ment adopté  dès  1^  dans  tous  les 
règlements  conQ«r..i^utles  monnaies. 
Les  nombreusesYcclierches  faites  par 
l'auteur  lui  ont  permis  de  signaler 
une  curieuse  permanence  des  me- 
sures populaires  traversant  les  con- 
trées et  les  âges  en  obéissant  seu- 
lement à  certaines  lois  fixes  de 
transformation. 


Annuaire    de    l'économie    poli- 
tique et  de  la  statistique,  par 

Maurice  Block.  (Guillaumin.) 
U  y  a  quarante-quatre  ans  que 
cette  utile  publication  fonctionne, 
et  le  volume  qui  vient  de  paraître  à 
la  fin  de  1887,  est  le  vingt-quatrième 
de  la  collection.  Chaque  année,  cette 
encyclopédie  derH«at  plus  étendue 
et  s'ennchit  de  matériaux  plus  va- 
riés. La  France,  la  Ville  de  Paris, 
r Algérie  et  les  autres  colonies  fran^ 
çaises,  les  pays  étrangers  forment  les 
grandes  divisions  de  l'ouvrage,  c^ul 
est  complété  par  des  variétés  bibho» 
graphiques,  le  résumé  analytique  des 
travaux  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques  et  de  la  Société 
d'économie  politique,  et  par  une 
Revue  financière  de  l'année. 

Cette  collection  est  précieuse  pour 
les  hommes  d'étude  et  les  publici&tes 
qui  ont  besoin  d'avoir  sous  la  main, 
et  dans  un  cadre  restreint,  les  docu- 
ments répandus  dans  un  grand 
nombre  de  publications  diverses  et 
souvent  d'un  format  incommode. 


Uun  des  gérants  :  JULES  GERYAIS. 


TABIft.  —  B.  »■  SOTS  BT  VILS,  lUVMlMKVXM,  IS,  KUB  DB>  tOM^-8A13rT-JACQUn» 


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NSTITUT  ORTHOPEDIQUE 

38,  Qoai  des  Etroits  -  LA  MULATIÈRE  PRÉS  LYON  -  Quai  des  Ëtroitf ,  38 
/  Dirigé  par  le  Docteur  PRAVAZ 

Cet  établissement,  placé  dans  une  des  pins  belles  position^ 
des  environs  de  Ljon,  est  consacré  an  traitement  des  dévia- 
lions  de  la  taille,  coxalgies,  maladies  du  genou,  pieds-bels,  iarti» 
colis,  paralysies  infantues. 

Vaste  gymnase,  piscine  ponr  la  natation,  bains  et 
douches  variés,  appareils  ponr  Tapplication  de  l'électricité, 
etc.,  tout  a  été  réuni  pour  réaliser  les  progrés  les  plus 
récents  de  l'orthopédie. 

L'éducation  est  continuée  pendant  la  dorée  du  traitement 

Sot  demande,  envoi  d'une  notice  détaillée  aur  rÉtablisaement 


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Poor  combattre  las  influences  fâcheuses   qui 
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ÉCRIRE  à  MM.   WILL   TOURNEUR    ET   C^., 


BORDEAUX 


tKgmm'mmm 


CARBONATE  DE  LITHINE 

EFFERVESCENT 

CH.  LE  PERDRIEL 


Les  sels  de  lithine,  et  principalement  le  carbonate  et  le  citrate, 
sont  les  meilleurs  dissolvants  des  calculs  urigues;  les  eaux  de 
Carlsbad,  Contrexéville.  Vichy,  etc.,  doivent  à  la  lithine  la  propriété 
de  dissoudre  les  concrétions  arthritiques. 

En  raison  de  son  poids  atomique  peu  élevé,  la  lithine  possède  une 
plus  grande  puissance  de  saturation  que  la  soude  ou  la  potasse. 

M.  Garod,  médecin  du  Collège  Hospital,  professeur  à  l'Université 
de  Londres,  a  publié  un  ouvrage  fort  remarquable  sur  la  Goutte,  le 
Rhumatisme  et  leur  Traitement,  ou,  pour  combattre  la  diathèse 
goutteuse,  il  assigne  la  première  place  au  Carbonate  de  Lithine. 

S'inspirant  des  travaux  de  Lipowitz,  du  professeur  Trousseau  et  de 
tant  d'autres  autorités  compétentes,  le  docteur  Â.  Maistre  a  écrit  : 

a  II  est  un  mode  d'administration  des  Sels  de  Lithine  que  nous 
recommandons  à  nos  confrères,  non  seulement  comme  très  efGcace, 
mais  encore  comme  très  commode,  original  et  plaisant  singulière-^ 
ment  aux  malades  :  nous  voulons  parler  des  Granules  effervescents 
que  M.  Ch.  Le  Perdriel  prépare  et  confectionne  avec  tant  de 
perfection  :  3  grammes  de  ces  petits  granules  renferment  5  centi- 
grammes de  Sel  de  Lithine  (carbonate  ou  citrate);  on  les  fait 
dissoudre  dans  deux  ou  trois  cuillerées  à  bouche  d'eau  sucrée  ou 
non,  et  on  fait  boire  pendant  l'effervescence  ou  lorsqu'elle  vient  de 
cesser.  Ainsi  administrés,  les  Sels  alcalins  sont  beaucoup  mieux 
supportés  par  l'économie  animale;  on  renouvelle  la  dose  quatre  i 
cinq  fois  par  jour,  selon  les  prescriptions  du  médecin.  »    ^ 

(Gazette  des  Hôpitaux.) 

ZiO  flacon  de  20  doses  :  5  francs. 

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CORRESPONDANT 

RECUEIL     PÉRIODIQUE 

PARAISSANT   LE   10   ET   LE   25   DE  CHAQUE   MOIS 


PARIS,  DÉPARTEMENTS  ET  ÉTRANGER 
UN  AN,  35  FR.  —  6  MOIS»  18  FR.  —  UN  NUMÉRO,  2  FR.  50 


NOUVELLE    SÉRIE 
TOME  CENT  TREIZIÈME.  -  CENT  QUARANTE-NEUVIÈME  DE  U  COLLECTION 


5»«    UIVRAISOIV.    —    l^n   OCrrOBRE    ASSIT 

IM.  -       I.  LA    SOCIÉTÉ   FRANÇAISE    SOUS   LE    RÈGNE    DE 

NAPOLÉON  !•'.   —VI ..  H.  FORNERON. 

227.    -      U.  LE  BIUN  DE  LA  POLITIQUE  COLONIALE.  —  I...  rené  LAVOLLÉC 

545.  -     ni.  NOS  ÉCOLES  MIUTAIRES.  —  SAINT-CYR.  —  III..  A.  DE  QANNIER8. 

M7.   —     IV.  MARIANNE.  —   nouvelle F.  DE  8AAR. 

289.   -       V.   UNE  ÉDUCATION  AU  XVllI-  SIÈCLE  LÉON  DE  CROUSAZ-CRÉTET. 

305.  —     VI.  ÉTUDES  D'ART  ET  D'HISTOIRE.  -  LÀ  CHEVELURE 

ET  LA  BARBE  DANS  LA  SCULPTURE D'  DEBROU. 

339.  —    VII.  LES  OEUVRES  ET  LES  HOMMES,  COURRIER  DU  THÉÂTRE, 

DE  LA  UTTÉRATURE  ET    DES  ARTS VICTOR  FOURNEL. 

3«8.    -   Vm.  CHRONIQUE  POUTIQUE AUGUSTE  BOUCHErt. 

378.  -     IX.  BULLETIN  BIBUOGRAPHIQUE. 


>^PARIS 

BUREAUX     DU     CORRESPONDANT 

29,   RUE  DE  TOURNON,   29 

1887 

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LE   CORRESPONDANT 

RELIfirON,  PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  POLITIQUE,  LinÉRATURE,  SCIENCES,  BEAUX-ARTS 


Le  Correspondant  paraît  le  10  et  le  25  de  chaque  mois,  par  livraison  de  12  feuilles. 

PRIX  DE  L^ABONNEMENT  : 

PARIS,    DÉPÂnTEMENIS    ET    ÉTRANGER 

UBMi SS  tr.  I  SUmolfl ,..     iSfr. 

Prix  de  cha<iae  livraison  vendue  séparément  :  S  fr«  £SO 

LB8  ABONNEMENTS  PAKTENT  DU  i^'  DE  CHAQUE  MOIS 


Tout  ce  qui  concerne  la  Rédaction  da  Correspondant  doit  ôtre  adressé  /Vancoà  M.  LéonLAVBDAN 
directeur  da  Recueil.  —  Tout  ce  qui  concerne  TAdministration  du  Correspondant  doit  être  adressé 
franco  à  M.  Jules  GsayAis,  gérant,  aux  Bureaux  de  la  Revue,  rue  de  Tournon,  29. 


ON   SOUSCRIT 

êk  Paris ^    aux    Bureaux    du   Correspondant,   rue    de    Tournon ^    5^0 


U  UnOMCIIOH  n  U  mDDCIlOil  DKS  TRiTini  DD  COB&ISPOIlDm  son  ISTlUDinS 

LES  MANUSCEUTS  NON  INSERES  NE  SONT  PAS  RENDUS 


Kom  prions  instamment  nos  abonnés  lorsqu'ils  désireront  un  guaxgbment 
d'adresse,  de  faire  accompagner  leur  demande  dune  bande  imprimée,  cinq  jours 
au  moins  avant  le  10  et  le  25  de  chaque  mois.  —  Ce  délai  est  absolument  négbs- 
■  SAiRÈ  pour  assurer  la  régularité  du  service. 


Pour  tout  ce  qui  concerne  les  annonces  du  Correspondant,  s'adresser  à  l'administration 
du  journal,  29,  rue  de  Tournon. 


CHEMINS  DE  FER  DE  PARIS  A  LYON  ET  A  LA  MÉDITERRANÉE 


FÊTE    DE    LA    TOUSSAINT 

BILLETS  D'ALLER  ET  RETOUR  A  PRIX  RÉDUITS 

La  compagnie  voulant  faciliter  les  voyages  sur  son  réseau,  à  l'occasion  de  la  fête  de 
la  Toussaint,  a  décidé  que  les  billets  d'aller  et  retour  à  prix  réduits,  délivrés  da 
samedi  29  octobre  au  mardi  !•'  novembre,  seront  tous  indistinctement  valables,  au 
retour,  jitsqu'àux  derniers  trains  du  jeudi  3  novembre  prochain. 

Les  billets  d'aller  et  retour,  délivrés  de  ou  pour  Paris,  conserveront  la  durée  de 
validité  qui  leur  est  attribuée  lorsqu'elle  sera  supérieure  à  celle  fixée  ci-dessus. 


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^■^^>, 

23   1887    'j 

LES  ÉMIGRÉS 

ET 

LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

SOUS  LE  RÈGNE  DE  NAPOLÉON  T' i 


CHAPITRE  V 


lA  GONSPIBATION   DE    GADOUDAL.   —   LES   GRIEFS   DE    NAPOLÉON    CONTRE 

MOREAU.    —  LE    DUC   D'eNGHBEN.    LE   GÉNÉRAL    PIGHEGRU.    —    LE 

PROCÈS  DE  MOREAU. 

Après  avoir  mis  à  prix  la  tête  de  Frotté,  Bonaparte  avait  mis  à 
prix  celle  de  Cadoudal;  il  avait  fait  verser  chez  le  banquier  les 
fonds  destinés  à  acquitter  le  meurtre.  Dès  lors,  Georges  se  crut  le 
droit  de  viser  à  son  tour  la  tète  de  Bonaparte.  Entre  la  tète  de 
Georges  et  celle  de  Bonaparte,  il  n'y  a  point  balance  :  celui  qui 
tuera  Georges  ne  changera  rien  aux  destinées  de  la  France;  celui 
qui  sauvera  la  France  de  Bonaparte  préservera  son  pays  de  ruines 
effroyables.  Un  seul  coup  aurait  empêché  la  mort  de  millions  de 
jeunes  hommes  et  procuré  la  vie  à  des  millions  d'enfants.  La 
FraDce  n'aurait  dispersé  les  squelettes  de  ses  soldats  ni  sur  les 
plateaux  brûlés  de  la  Vieille-Castille  ni  dans  les  steppes  glacés 
de  la  Russie;  elle  n'eût  pas  éprouvé  un  temps  d'arrêt  dans  sa 
fécondité  ni  puisé,  même  dans  ses  victoires,  des  germes  de  déca- 
dence. Nos  pères  n'eussent  connu,  après  de  stériles  triomphes,  ni 
les  misères  des  déroutes  ni  les  hontes  des  invasions.  Mais  si  l'his- 
toire a  le  devoir  de  scruter  les  lois  mystérieuses  qui  lient  un  peuple 
à  un  fléau  de  Dieu,  un  homme  n'a  pas  le  droit  de  substituer  son 

'  Voy.  le  Correspondant  des  10  et  25  juillet,  10  et  25  août  et  10  sep- 
tembre 1887. 

2«  LIVRAISON.  25  OCTOBRE  1887.  13 


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191  LES  ÉMIGRÉS  ST  U  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

bras  à  la  main  de  la  Providence,  un  Français  n'avait  pas  le  droit  de 
sauver  par  un  crime  la  France  de  son  fléau. 

Georges,  du  moins,  avait  la  générosité  de  vouloir  combattre  à 
armes  égales  Thomme  qui  s'efforçait  de  le  faire  assassiner.  Son  plan 
était  emprunté  à  un  obscur  épiâo  le  des  guerres  civiles  de  l'ÂDgle- 
terre,  le  complotdu  Rye-house.  En  1683,  sous  le  règne  de  Charles  II, 
de  vieux  soldats  de  Cromwell  s'étaient  réunis,  pour  débusquer  subi- 
tement de  la  cour  du  brasseur  Rumbold;  ils  devaient  attaquer 
les  gardes  à  cheval  qui  escortaient,  de  Newmarket  à  Londres,  la 
voiture  de  Gharlee  II,  et  tâcher  de  surprendre  et  dlmmoler  le  rot 
dans  cette  bataille  improvisée.  G*est  bien  ainsi  que  Gadoudal  a 
expliqué  son  plan  :  il  veut  «  enlever  le  Premier  consul  à  force  ou- 
verte, au  milieu  même  de  sa  garde  •  ».  Il  médite  une  attaque  «  à 
armes  égales  »,  qui  sera  un  nouvel  épisode  de  la  guerre  entre  les 
Bourbons  et  Bonaparte.  Gette  fiction,  qui  donnait  à  un  meurtre 
les  apparences  d'un  combat  régulier,  parait  avoir  été  acceptée  par 
le  comte  d'Artois  :  ses  conQdents,  le  marquis  de  Rivière  et  les 
deux  frères  de  Polignac,  sont  franchemeot  dans  le  coup  de  main. 
Quant  au  gouvernement  anglais,  il  n'est  pas  bien  certain  qu'il  ait 
approfondi  les  intentions  des  royalistes;  depuis  longtemps  il  leur 
versait  des  fonds  pour  leurs  conspirations,  et  il  fournit  sa  subven- 
tion pour  cette  nouvelle  tentative  sans  examiner  suffisamment 
s'il  ne  s'agissait  pas  de  l'assassinat  pur  et  simple  du  chef  d'un 
pays  avec  lequel  on  était  en  guerre. 

L'idée  de  Georges  n'était  pas  tout  à  fait  irréalisable;  maïs  il 
fallait  un  secret  absolu  dans  les  préparatifs,  puis,  dans  l'exécution, 
une  rapidité  foudroyante.  Or  le  secret  n'était  pas  dans  les  habi- 
tudes des  émigrés. 

Armand  et  Jules  de  Polignac  annoncèrent  leur  départ,  firent  des 
visites  d'adieu  avant  de  quitter  Londres,  et  se  chargèrent  de 
commissions  pour  Paris  ^.  Les  anciens  chouans  qu'on  recrutait  se 
faisaient  remarquer  par  leurs  allures  étranges  dans  les  cabarets 
et  dans  les  tables  d'hôtes.  Ils  arrivaient  par  petits  groupes;  ils 
s'attendaient.  D'avance,  ils  étaient  signalés  à  la  police  par  les 
agents  secrets  de  Londres,  Méhée  de  la  Touche  et  le  capitaine 
Donnadieu*.  L'ancien  jacobin  La  Ghevardière,  devenu  l'agent 
consulaire  de  Bonaparte  à  Hambourg,  avait  aussi  dénoncé  le  coup 
de  main  qui  se  préparait^.  Les  conjurés  étaient  guettés;  quel- 

-•  NoHce  sur  Georges  Cadoudal,  par  Joseph  Cadoudal,  pages  85  et  107. 
^  Souvenirs  de  M««  de  Boigno. 

^  Ce  capitaine  Donnadieu  est  celui  qui  devint  général  et  qui  fut,  sous  la 
HestauratioQ,  célèbre  par  l'emportement  de  ses  oplnioM  royalistes. 
-*  La  Ghevardière,  jacobin,  ami  de  Robespierre,  vice-préshleat  de   la 


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S0U3  LK  RÈGNE  DE  NÂPOliON  F  19S 

qiies-uD3  furent  bientôt  découverts  et  fermés  dans  les  prisons  de 
Bonaparte. 

Ces  premiers  prisonniers  étaient  débarqués  à  la  falaise  de  Bi- 
liUe,  près  de  Dieppe,  le  21  août  1803  ;  ils  Curent  arrêtés  trois  mois 
après  ^  Avec  un  peu  d'aetirité,  €adoudaI  et  ses  chouans  auraient 
pu  organiser  leur  coup  de  main  non  seulement  durant  ces  trois 
meÎB,  nuis  aussi  pendhsint  les  deux  qui  suivirent.  Bonaparte  et  sa 
police  ne  savaient  encore  rien  de  précis  et,  malgré  les  dénoncia- 
tions envoyées  de  Londres  et  de  Hambourg,  n'avaient  que  des 
idées  vagues  sur  le  complot  qui  se  tramait. 

Foacbé  avait  déplu  à  Bonaparte.  Son  minist^,  supprimé  depuis 
deux  ans  2,  avait  été  rattaché  au  ministère  de  la  justice,  dirigé  par 
Bégnier.  Tandis  que  Moncey  centralisait  les  avis  de  la  gendar- 
merie, que  Dubois,  le  préfet  de  police,  étendait  ses  attributionfl 
afin  d'accnrftre  son  pouvoir,  Foudié  préparait  a)n  retour,  en  con-» 
servant  ses  vieux  correspondants  qui  siHvaient  les  menées  des 
partis  pour  le  compte  de  leur  ancien  chef.  Ee  Premier  consul,  le 
maître  de  ces  débutants  dans  la  science  de  la  police  secrète,  com- 
prit seul  Timportance  de  c^  aiTestations  d'inconnus;  il  se  sentit 
nenaeè  dans  son  pouvoir  ou  dans  sa  vie.  Cet  incident  réveilla  sa 
oaiëre^  il  ruonna  sa  vengeance  dans  la  nuit  du  25  janvier.  Lo 
matin,  Desmarest  recevait  Tordre  de  livrer,  k  son  choix,  quatre 
des  prisonniers  du  Temple*  et  de  les  tuer,  s'ils  ne  révélaient  rien* 
Puis  Bonaparte  se  ravisa,  aux  quatre  prisonniers  il  en  joignit  un 
cinquième,  et  on  les  traduisit  devant  une  conunission  militaire  que 
pTè^daii  le  général  Duplessis-^.  Comment  juger  cinq  hommes  pris 
au  liasard  parmi  tant  de  complices?  Comment  apprécier  une  cons- 
piration dont  le  but  et  les  moyens  étaient  encfure  inconnus?  Les 
inealpés  eiixr*mèmes  savaient  Men  peu  de  chose.  La  commission 
ne  savait  rien  ;  elle  n'avait  entce  les  mains  qu'un  informe  dossier. 
Ife  sachant  rien,  elle  aurait  dû  acquitter  les  cinq  accusés,  elle 
cakna  sa  consciaace  en  en  acquittant  deux,  Desol  de  Grisolles  ^  et 
Vic^r  dit  Sans-Pitié  ;  elle  condamna  les  trois  autres  à  mort,  Picota 

commisaiou  du  département  de  Paris,  qui  provoqua  Texpalsion  des  giron- 
«lins,  avait  été  chargé  de  missions  occultes  dans  la  Vendée.  Secrétaire 
général  de  la  police  après  le  18  fructidor,  il  avait  été  inscrit  sur  la  liste 
des  déportés  le  18  brumaire,  puis  envoyé  à  Hambourg  en  1802. 

*  QuéreUe,  le  12  octobre;  et  Desol  de  Grisolles,  le  2  novembre. 
*11  resta  supprimé  du  14  septembre  1802  au  16  juillet  1804. 

^  NoQgarède  de  Fayet,  I,  44,  édition  de  1844. 

*  F.  7,6398  et  A.  Fi^.,  116-651.   Le  rapport  était  du  10  décembre 
piéoédent. 

'  U  avait  été  le  principal  lieutenant  de  Greorges  en  Bretagne.  Il  était  né 
en  1763  à  Guérande  et  il  entra  en  1778  dans  la  marine  royale. 


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196  LES  ÉMIGRÉS  ET  U  SOCIÉTÉ  FRÂKÇÂISE 

Lebourgeois  et  le  chirurgien  Querelle.  Ce  dernier  avait  montré 
dans  l'interrogatoire  une  faiblesse  dont  fut  frappé  Bonaparte  en 
examinant  le  dossier  '.  Le  Premier  consul  avait  Real  sous  la  main  : 
«  Allez  au  Temple,  lui  dît-il,  interrogez  ces  hommes,  faites-les 
parler,  mais  pas  de  sursis,  entendez-vous,  je  n'en  veux  pas  2.  » 
Puis,  quand  Real  rentra,  tout  pâle,  au  bout  de  quelques  heures  : 
«  C'est  fini,  n'est-ce  pas?  —  Non  pas.  Georges  et  sa  bande 
sont  à  Paris!  »  A  ces  mots,  «  le  Premier  consul  se  tournant  à 
moitié  fit  un  geste  tout  à  fait  italien,  une  sorte  de  signe  de  croix  ^  »^ 
Querelle  venait  d'avouer  à  Real  que  Georges,  débarqué  avec  lui 
près  de  Dieppe,  recrutait  à  Paris  une  bande  destinée  à  enlever  le 
Premier  consul. 

L'imagination  de  Bonaparte  s'exalta  devant  cette  révélation  et 
lui  suggéra  un  plan  gigantesque.  En  élargissant  la  conspiration 
entrevue,  il  pourrait  rendre  odieux  avec  les  Bourbons,  avec  les 
royalistes,  tous  ceux  qui  n'avaient  pas  su  plier  devant  l'idole,  les 
généraux  demeurés  l'espoir  d'une  résistance,  les  rivaux  encore 
prêts  à  lui  disputer  le  pouvoir,  mieux  encore,  les  ministres  de  l'An- 
gleterre et  l'ancien  ambassadeur  de  Russie;  il  saurait  ainsi,  en 
arrangeant  les  choses,  se  poser  en  victime  en  face  d'adversaires 
suspectés  d'assassinat,  profiter  de  l'horreur  soulevée  contre  ses 
ennemis  et  saisir  enfin  la  couronne,  objet  de  ses  convoitises. 
Depuis  quelques  mois  il  médite  sur  les  moyens  de  se  faire  pro- 
clamer empereur.  Il  sait  bien,  comme  il  le  dit  à  Joseph  *,  qu'il 
obtiendra  tout  «  de  la  docilité  d'une  population  qu'il  méprise...  » 
Mais  il  ne  méconnaît  pas  les  obstacles.  Eh  quoil  ce  confident^ 
Joseph,  son  propre  frère,  menace  de  se  réunir,  contre  cette  ambition 
dangereuse,  «  à  Moreau  même,  s'il  le  faut!  » 

Le  général  Moreau  représentait  en  effet  l'esprit  d'opposition  aux 
jacobins  serviles,  aux  royalistes  renégats,  à  toutes  les  créatures  de 
Bonaparte.  Il  était  depuis  quelque  temps,  pour  des  motifs  futiles» 
brouillé  avec  le  Premier  consul.  Celui-ci  avait  déclaré,  dans  le  Monù 
teiir^  que  la  solde  de  l'armée  d'Allemagne  n'avait  jamais  été  prise 
sur  l'ennemi  ^.  Moreau  avait  facilement  établi  que  les  contributions 
imposées  aux  Allemands  avaient  été  plus  que  suflSsantes  pour  payer 

*  Ce  dossier  est  aux  Archives.  A.  F*v,  116,657. 

3  Voy.  les  Mémoires  de  Real,  publiés  sous  le  titre  :  Musnier  Desclozcaux. 
Indiscrétions,  l,  page  58  ;  et  ceux  de  Desmarest  sous  le  titre  de  :  Témoignages 
historiques,  p.  90. 

3  Mémoires  de  Réal,  I,  58. 

*  Miot  de  Melito,  Souvenirs,  II,  104.  —  Conversation  de  Joseph  avec 
Oirardin,  Miot  et  Frévilie,  à  Plombières,  en  1803. 

»  Moniteur,  12  et  14  germinal,  pages  809  et  817. 


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sous  LE  RiGKE  DE  NAPOLÉON  I**  197 

la  solde  et  rentretien  de  son  armée;  il  avait  aiosi  froissé  le  Premier 
coosul,  surpris  en  flagrant  délit  de  mensonge.  Et  puis  on  se  disait 
à  roreille  que  sans  Moreau  on  ne  jouirait  pas  de  la  paix.  Marengo 
D*était  pas  tout.  C'était  beaucoup  sans  doute  d'avoir,  dans  une 
journée»  écrasé  le  baron  de  Mêlas  et  contraint  rAutriche  à  renoncer 
à  riialie.  Mais  ce  qui  avait  achevé  de  dompter  l'Autriche,  c'était 
Hoheolinden,  c'était  Vienne  menacée,  c'était  la  route  ouverte  à 
l'armée  d'Allemagne.  Aux  yeux  des  opposants,  il  s'en  fallait  de  peu 
que  Moreau  et  ses  lieutenants,  Lecourbe  et  Ricbepanse,  ne  fussent 
Ifô  principaux  vainqueurs  de  la  coalition.  Macdonald  suivait  Moreau 
dans  son  opposition.  Le  jeune  Ségur,  de  passage  à  Augsbourg,  avec 
son  régiment,  fut  invité  à  un  dîner  que  Moreau  offrait  à  Macdo* 
nald,  et,  pendant  le  repas,  Ségur  put  s'apercevoir  que  bien  des 
griefs  séparaient  du  Premier  consul  ses  plus  célèbres  lieutenants.  A 
ce  moment  encore,  les  mécontentements  se  faisaient  jour  avec  une 
entière  liberté.  Les  armées  de  la  république  avaient  le  sentiment 
de  Fœuvre  qu'elles  avaient  accomplie.  Très  fières  à  l'égard  des 
monardiies  européennes,  qu'elles  avaient  humiliées  et  vaincues, 
ell^  se  montraient  hautaines  en  face  du  pouvoir  qui  s'élevait  en 
France  et  qui  entendait  les  asservir  aux  volontés  d'un  maître.  Dès 
le  début  du  consulat,  les  soldats  de  Macdonald  et  de  Moreau 
avouent  épousé  la  jalousie,  les  ressentiments  de  leurs  chefs  ^ 
L'armée  de  Hohenlinden  murmurait  sourdement,  se  croyant 
sacrifiée  à  l'armée  de  Marengo.  Ses  généraux,  comme  ses  simples 
soldats,  ceux  du  moins  que  le  Premier  consul  n'avait  pas  envoyés 
moont  de  la  fièvre  à  S.ûat-Domingue,  gardaient  un  culte  pour 
Moreau,  le  Breton  froid  et  grave  qui  ne  s'exhalait  pas  en  accès  de 
colère  comme  le  Corse  emporté.  De  la  sorte,  Bonaparte  n'était  pas 
le  sauveur  nécessaire  :  s'il  disparaissait,  l'armée  se  rallierait  à 
Moreau;  il  peut  donc  être  utile  à  Bonaparte  que  Moreau  dispa- 
raisse, et,  pour  qu'il  disparaisse,  il  suffira  de  le  comprendre  parmi 
les  instigateurs  du  complot  avorté. 

Cependant  Moreau  était  monté  trop  haut  pour  être  atteint  par  la 
dénonciation  d'un  Querelle;  il  fallait  à  Bonaparte  d'autres  déclara- 
tions. Aussi,  avec  sa  décision  de  chef  militaire,  il  donna  immédiate- 
ment une  série  d'ordres  qui  devaient  lui  procurer  d'abord  toutes  les 
arrestations,  ensuite  tous  les  aveux  nécessaires.  Il  ferma  Paris, 
comme  Danton  l'avait  fermé  pour  les  journées  de  Septembre.  Pen- 
dant plusieurs  jours  les  barriëras  furent  closes.  Nul  ne  pouvait 
aortir.  Des  sentinelles  postées  tous  les  cinquante  pas  sur  le  boule- 
Tard  extérieur    faisaient  feu   sur   ceux  qui   semblaient   vouloir 

'  HUtoire  et  Mémoires,  par  le  général  comte  Philippe  de  Ségur. 


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m  LES  ÉttIGftÉS  ET  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

s'échapper  deTenceinte  *.  Chaque  chef  de  famille  devait  donner  les 
noms  des  personnes  logées  chez  lui.  Peine  de  mort  pour  qui 
n'aurait  pas  révélé  le  nom  do  ses  hôles  ^.  A  la  tombée  de  la  nuit, 
des  sentinelles  posées  aux  carrefours  ordonnaient  d'exhiber  la  carte 
de  sûreté;  le  Palais-Royal,  les  théâtres  étaient  cernés  presque  tous 
les  jours  3,  et  des  perquisitions  opérées  sur  les  moindres  dénoncia- 
tions K  La  police  faisaût  ses  enlèvements  sans  subir  de  réclamations 
importunes^.  En  même  temps  le  général  Savary  était  envoyé  à  la 
falaise  de  Bi ville  avec  un  détachement  de  gendarmes  d'élite  pour 
arrêter  tous  ceux  qui  tenteraient  de  débarquer;  il  s'y  faisait  accom- 
pagner d'un  ancien  chouan,  Chappedelaine,  chargé  de-  reconnaître 
et  de  nommer  les  prisonniers. 

Depuis  les  révélations  de  Querelle,  Bonaparte  n'était  plus  aussi 
pressé  de  faire  exécuter  les  trois  chouans  condamnés.  Il  iSt  retenir 
eniprison  et  soumettre  à  de  nouveaux  interrogatoires  tous  les  sus- 
pects qu'il  tenait  sous  sa  main ,  aussi  bien  Pioger  et  Desol  de  Grisolles, 
qui  avaient  été  acquittés,  que  les  condamnés  à  mort  Picot  et  Lebour- 
geois;  il  ordonna  de  resserrer  les  prisonniers  d'État;  il  se  souvint 
du  Suisse  Christin,  secrétaire  du  comte  de  Markow,  l'ancien  am- 
bassadeur de  Russie,  il  le  fit  enlever  à  Yverdun,  en  Suisse,  contre 
le  droit  des  gens  et  enfermer  au  Temple*;  il  voulait  lui  arracher 
des  aveux  qui  compromissent  Markow,  et  commença  par  lui  donner 
pour  compagnons  les  condamnés  Picot  et  Lebourgeois.  Onze  jours 
s'étaient  écoulés  depuis  qu'on  les  avait  mis  ensemble,  le  gardien 
paraît  à  la  fin  de  leur  dîner  :  «  Messieurs,  leur  dit-il,  vous  allez 
être  fusillés.  »  Et,  en  effet.  Picot  et  Lebourgeois  sont  emmenés  et 
mis  à  mort.  Cette  mise  en  scène  est  réglée  afin  d'intimider  Christin  ; 
celui-d  est  prévenu  qu'il  ne  peut  éviter  le  même  sort  qu'en  rédi- 
geant des  dénonciations. 

Rien  n'ébranla  Christin,  cpii  refusa  de  parler.  Il  fut  puni  par  trois 
cent  quatre-vingt-un  jours  de  mise  au  secret  dans  un  cachot  infect. 
C'était  là  le  plus  innocent  des  procédés  de  torture  employés  par 
Real  sur  les  ordres  de  Bonaparte.  «  Mon  cher  collègue,  le  Premier 
consul  désire  que  vous  ne  négligiez  aucun  des  moyens  qui  sont  en 


*  Napoléoa  écrit  à  Davout,  le  18  veatôse  :  «  Les  barrières  soQt  investies 
<le  scatinelles  à  cinquante  pas  de  distance.  Des  brigiads  s'y  sont  présentés 
et  ont  été  pris  et  fusillés.  »  [Correspondance,  IX,  351.) 

a  Samry,  H,  39. 
3  Rochechouart. 

*  Lalanne  sur  Fauriel,  p.  19. 
5  Rochechouart. 

®  Archives  Woronzow,  XIV,  289  et  298.  —  Archives  russes,  Corre^poniancc 
Christin,  préface  et  pages  13,  496,  784. 


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sous  LE  BÈGNE  DE  NAPOLÉON  1«  199 

voire  pouvoir  pour  déterminer  les  prisonniers  à  vous  mettre  sur  la 
trace  des  principaux  coupables  ^  »  Ces  moyens  paraissent  avoir  été 
de  deux  sortes  :  tantôt  on  écrasait  la  main  du  prisonnier  dans  une 
batterie  de  pistolet,  tantôt  on  l'étranglait,  et,  alternativement,  on 
lui  rendait  le  souffle,  jusqu'à  ce  qu'il  se  décidât  à  parler. 

Les  deux  systèmes  furent  appliqués  par  les  soins  de  Bertrand, 
un  des  chefs  de  division  de  la  police,  aux  suspects  qui  furent  ar- 
rêtés du  23  janvier  au  9  février  180A,  et  notamment  à  Picot  dit 
Lepetit*,  et  à  Bouvet  de  Lhozier.  Picot,  dit  Lepetit,  était  le  domes- 
tkpie  de  Georges  Cadoudal,  rien  n'était  donc  plus  tentant  que  de 
loi  extorquer  des  aveux  qui  permissent  d'arrêter  son  maître.  «  Le 
citoyen  Bertrand,  déclara  ce  malheureux,  a  fait  apporter  un  chien 
de  fusil  et  un  tournevis  pour  me  serrer  les  doigts.  Il  m'a  fait  atta- 
cher. Il  m'a  serré  les  doigts  autant  qu'il  a  pu,  les  officiers  de  garde 
peuvent  le  dire.  J'ai  été  chauffé  au  feu,  les  doigts  écrasés...  Voy^z 
les  marques.  »  El  il  tendait  aux  juges  ses  deux  mains  mutilées^. 

Real  avait  transmis  à  Dubois  les  ordres  confidentiels  de  Bona- 
parte sur  la  torture;  le  juge  d'instruction  écrivit  à  son  tour  &  R^l  : 
«  Ce  que  vous  avez  ordonné  par  rapport  à  l'accusé  Picot  a  été  exé- 
cuté; il  a  tout  supporté  avec  une  résignation  criminelle.  C'est  une 
âme  endurcie  dans  le  crime  et  fanatisée.  Je  l'ai  laissé  aujourd'hui 
à  ses  souffrances  et  à  sa  solitude.  Je  ferai  recommencer  demain. 
11  a  le  secret  de  la  cachette  de  Georges,  il  faut  qu'il  le  livre**.  Aineî 
on  rétablissait,  au  profit  de  Bonaparte,  la  torture  que  Louis  X'VI 
avait  abolie,  et  l'avocat  de  Picot  pouvait  dire  avec  l'emphase  du 
tenaps  :  ix  On  lui  a  fait  subir  des  traitements  qui  ne  s'exerçaient  à 
Rome  que  sur  les  esclaves  ^.  » 

Bouvet  de  Lhozier  ne  supporta  pas  ces  traitements  aussi  stoïque- 
ment que  Picot. 

Bouvet  faisait  partie,  comme  Picot,  des  suspects  arrêtés  les  8  et 
9  février  1804,  à  la  suite  des  dénonciations  de  Querelle.  Mais,  tandis 
que  Picot  et  Querelle  étaient  des  subalternes  qui  ignoraient  la 
présence  à  Paris  du  général  Pichegru,  Bouvet  de  Lhozier,  descen- 
dant d'un  ancien  chancelier  de  Bretagne  ®,  officier  de  marine^ 
investi  delà  confiance  du  comte  d'Artois'',  était  le  premier  conjuré 

«  Lettre  de  Real  au  préfet  de  police  Dubois,  9  février  1804.  F.  7,6391. 

*  Ce  Picot  n'est  pas  parent  de  Louis  Picot,  exécuté  avec  Lebourgeois. 
'  Procès  recueilli  par  les  sténographes,  IV,  335. 

^  Lettre  citée  par  Lalanne  sur  Pauriel,  page  16. 
'  Procès  recueilli  par  les  sténographes,  VII,  216. 

♦  Bû  1364.  F.  7,6395.  On  a  pris  sur  lui  et  on  trouTe  là  le  carnet  de  note» 
tenu  par  sa  mère  Tannée  de  sa  naissance. 

7  Fonds  Bourbon,  635,  f®  42. 


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200  LES  ÉMIGRÉS  ET  LÀ  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

d'importance  qui  tombait  entre  les  mains  de  la  police;  ils  emblait 
devoir  oiTrir  moins  de  résistance  et  fut  mis  sur  la  voie  de  com- 
prendre Moreau  dans  ses  dénonciations.  Il  paraît  s'être  à  peu  près 
défendu  contre  les  premières  tortures,  «  mais,  écrivait  Dubois,  on 
est  sûr  de  l'amener  à  des  aveux  positifs  *  ».  Alors,  il  fut  secrète- 
ment, dans  la  prison  du  Temple,  alternativement  étranglé,  puis 
rappelé  à  la  vie,  jusqu'à  ce  qu'il  consentit  à  déclarer  qu'il  avait 
essayé  de  s'étrangler  lui-même,  et  que,  ranimé  par  les  gens  de 
police  (qui  se  trouvaient  là  bien  à  propos),  il  se  décidât  à  dénoncer 
la  présence  à  Paris  du  général  Pichegru,  ses  relations  avec  Moreau 
et  le  rôle  de  Moreau  dans  le  complot;  et  ainsi,  haletant,  au  milieu 
de  la  nuit,  il  écrivit  comme  étant  de  lui  cette  phrase  ridicule  dictée 
par  ses  prétendus  sauveurs  :  «  C'est  un  homme  qui  sort  des  portes 
du  tombeau,  encore  couvert  des  ombres  de  la  mort,  qui  demande 
vengeance.  »  Ses  mains  étaient  encore  enflées  des  suites  des  pre- 
mières tortures  -,  mais  «  cette  impudente  déclaration  prouvait  que 
dans  l'enceinte  et  la  nuit  des  prisons,  la  torture  avait  été  plus 
efficace  qu'à  la  préfecture  de  police.  »  Cette  déclaration  dictée, 
qui  exagérait  ou  qui  dénaturait  les  (ixules  et  les  inconséquences  de 
Moreau,  était  accablante  pour  le  rival  de  Bonaparte. 

En  réalité,  le  23  janvier  180i,  Lajolais  avait  offert  à  Moreau, 
pour  le  26,  un  rendez-vous  avec  Pichegru.  Moreau  s'était  rendu 
au  boulevard  de  la  Madeleine  où  devait  avoir  lieu  l'entrevue.  En 
route,  Lajolais  avait  avoué  que  Pichegru  serait  accompagné  de 
Georges  Cadoudal.  En  les  voyant  ensemble,  Moreau  passa  de 
l'autre  côté  du  boulevard  et  l'entrevue  fut  manquée^.  Moreau 
pourtant  vit  deux  fois  Pichegru,  et  dans  ces  deux  entretiens  il 
refusa  nettement  de  travailler  au  rétablissement  des  Bourbons, 
d'où  Bouvet  concluait  que  Moreau  désirait  travailler  pour  lui-même, 

*  Lalanne  sur  Fauriel. 

2  Fauriel,  pages  243  et  suivantes.  —Louis  Ducorps  fut  aussi  torturé.  (Fau- 
riel, page  279.)  —  Un  témoin,  Denise  Lemoine,  ouvrière  :  «  J'ai  beaucoup 
souffert.  M'avoir  mis  les  fers  aux  pieds,  monsieur,  à  une  fîlle  de  quinze  aas  !  » 
Tout  s'est  passé  dans  l'instruction  de  ce  procès  avec  la  dernière  barbarie. 
Garon  :  «  On  m'a  fait  souffrir  tout  ce  qu'il  est  possible  de  soufTrir.  » 
(Procès,  VI,  218.)  —  La  femme  Verdet,  enceinte  de  deux  mois,  est  jetée 
dans  un  cachot  froid  et  humide;  elle  tombe  si  malade,  qu'on  ne  peut  la 
juger.  La  fille  Bouvet,  couturière,  simple  témoin,  est  emprisonnée  et 
menacée  d'être  guillotinée.  (Procès,  V,  314.)  —  Le  témoin  Hyvoanet  a 
été  aussi  torturé.  A  peine  vient-il  d'achever  sa  déposition  que  Picot  se 
lève  et  crie  :  «  Que  cet  homme  montre  ses  mains  !  Oui,  qu'il  dise  ce  qu'on 
lui  a  fait  souffrir  avaat  d'avoir  reconnu  personne.  »  (Procès,  VI,  112  et 
Fauriel,  p.  406  )  —  Cet  incident  n'a  pas  eu  de  suites.  (Journal  de  Paris, 
14  prairial  an  XII,  p.  1668.) 

»  Fauriel,  p.  187. 


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sous  LE  RÈGNE  DE  NaPULÉOX  I*'  201 

ensuite  il  présentait  les  choses  de  manière  à  faire  croire  que  Moreau 
avait  armé  le  bras  de  Georges  à  son  profit.  Aussi  ce  Bouvet  aura-t- 
il  beau  se  rétracter  devant  les  juges,  Bonaparte  lui  saura  toujours 
gré  de  lui  avoir  fourni  le  prétexte  qu'il  demandait.  Alors  que  les 
compagnons  de  Bouvet  seront  traités  avec  une  impitoyable  rigueur, 
l'empereur,  si  cruel  pour  tous  les  prisonniers,  lui  rendra  plus  tard 
sa  détention  très  douce  au  château  de  Bouillon  *. 

Dès  qu'il  tint  la  déj)Osition  de  Bouvet,  Bonaparte  se  crut  le 
maître  :  Moreau  était  compromis  dans  un  projet  d'assassinat  avec  de 
misérables  chouans.  L'armée  accucillera-t-elle  cette  dénonciation 
d'un  complice  inconnu?  C'est  douteux.  Bonaparte  est  fiévreux 
pendant  qu'on  arrête  par  son  ordre  le  vainqueur  de  Hohenlinden; 
il  se  promène  à  grands  pas  dans  sa  chambre^;  il  s'irrite  quand  Miot, 
le  conseiller  d'État,  qu'il  a  chargé  d'examiner  les  papiers  de  Moreau, 
dédare  n'avoir  trouvé  pas  une  preuve,  pas  un  indice,  pas  un  mot 
de  coupable  ^.  Il  fait  recommencer  l'examen  des  papiers  par  Cuvil- 
lier-Fleury,  son  chef  de  cabinet*.  C'est  en  vain.  On  n'a  rien  trouvé 
chez  Moreau,  rien  chez  ses  aides  de  camp,  rien  chez  ses  officiers. 
On  n'a  que  la  déclaration  souillée  à  Bouvet  de  Lhozier.  Mais  Bona- 
parte sait  forcer  la  certitude,  lui-même  devient  dupe  de  la  machi- 
nation qu'il  a  tramée,  dès  lors  on  est  coupable  si  l'on  ne  devient 
pas  dupe  comme  lui.  11  assemble  son  conseil  d'État  en  séance 
extraordinaire,  et  là,  au  milieu  de  la  stupeur  générale,  il  se  pro- 
nonce avec  violence  contre  Moreau'^:  il  écrit  au  brave  Soult  : 
<^  Moreau  s'était  décidé  à  faire  venir  Pichegru  à  Paris;  il  l'a  vu 
quatre  foîs  ainsi  que  Georges  ®.  »  a  Moreau  a  vu  deux  fois  Pichegru 
et  Georges,  »  écrit-il  le  même  jour  à  Davout.  Il  se  soucie  peu  de 
cfâ  contradictions,  pressé  qu'il  est  de  déterminer  l'opinion  des 
chefs  militaires,  et  cela  pendant  que  Moreau  est  placé  sous  la  sau- 
vegarde de  la  justice.  Qu'on  laisse  au  moins  la  justice  suivre 
1  instruction  du  procès,  dit-on  au  Tribunat.  «  Quoi!  s'écrie  Bona- 
parte, Moreau  est  coupable  et  vous  ne  le  considérez  pas  même 
comme  accusé  '  I  » 

Bientôt  le  grand  juge  va  faire  afficher  le  nom  de  Moreau  sur  la 

«  F.  7,6393. 

^Constaot,  I,  210. 

^Miot,II,  i35. 

*F.  7,6102.  —  L'enquête  a  lieu  plusieurs  mois  après  la  première.  Il  y  a 
sept  malles  de  papiers  saisis;  au  bas  de  la  liste  est  écrit  :  •  J'ai  rcçu^ 
;*i^près  les  ordres  de  S.  M.  TËmpereur,  toutes  les  pièces  indiquées  dans 
teUe  liste.  Paris,  22  fructidor  an  XUl.  Signé  :  L.  Guvillier-Fleury.  » 

'  Le  15  février.  Miot,  U,  127. 

^Correspondance,  IX,  315,  328. 

'  Miot,  II,  127  et  suivantes. 


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202  LES  ÉMIGRÉS  ET  LÀ  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

(c  liste  exacte  des  brigands  chargés  par  le  ministère  britannique 
d'attenter  aux  jours  du  Premier  consul  »,  et  au  nom  de  Moreau  on 
ne  rougit  pas  d'accoler  la  mention,  «  a  envoyé  à  Londres,  même 
depuis  la  guerre,  pour  conférer  avec  l'ennemi  »,  lâche  et  sotte 
calomnie,  mais  il  fallait  calomnier  Moreau,  afin  de  préparer  Topi- 
nion  à  le  voir  livré  à  des  juges. 

Pendant  ces  incidents,  les  vrais  conspirateurs,  enfermés  dans 
Paris,  étaient  traqués  par  la  police;  leur  tête  était  mise  à  prix. 
Tout  à  coup,  avant  d'avoir  pu  découvrir  Cadoudal  et  Pichegru» 
Bonaparte  fut  inspiré  par  une  idée  étrange.  Puisqu'il  avait  établi 
à  sa  façon  la  complicité  de  Moreau,  pourquoi  ne  comprendrait-il 
pas  un  prince  de  Bourbon  dans  le  même  complot?  Et  ainsi,  avant 
d'avoir  achevé  sa  première  entreprise,  il  se  précipita  dans  une 
autre,  l'enlèvement  du  duc  d'Enghien. 


II 


Depuis  les  dépositions  de  Querelle  et  de  Bouvet  de  F^hozier,  le 
Premier  consul  soupçonnait  que  le  comte  d'Artois  en  voulait  à  sa 
\de.  Lui-même  avait  attenté  à  celle  de  Louis  XVIII  et  ne  pouvait 
trouver  étrange  que  d'autres  agissent  comme  lui.  L'instinct  du 
bandit  corse  disposait  son  âme  aux  représailles.  Dans  son  île  natale» 
la  vengeance  passait  pour  vertu,  le  pardon  pour  faiblesse,  la  justice 
apparaissait  sous  la  forme  du  meurtre;  et  comme  il  y  avait  yen* 
detta  déclarée  entre  les  Bourbons  et  Bonaparte,  contre  la  race 
ennemie  tout  était  légitime;  il  ne  s'agissait  plus  que  d'épier 
l'occasion. 

L'idée  que  le  duc  d'Enghien  pouvait  se  servir  du  pont  de 
Strasbourg  comme  le  comte  d'Artois  voulait  user  de  la  falsdse  de 
Biville,  se  présenta  un  jour  à  l'esprit  du  Premier  consul. 

A  cette  époque,  le  jeune  duc,  tenu  à  l'écart  de  toute  combinaison 
politique,  s'adonnait  tout  entier  à  sa  passion  pour  la  princesse 
Charlotte  de  Rohan-Rochefort,  et  ce  sentiment  seul  motivait  sa 
présence  dans  le  pays  de  Bade.  Le  cardinal  de  Rohan  avait  reçu  le 
duc  d'Enghien  au  château  d'Ettenheim  au  début  de  l'émigration, 
et'c'est  là  que  son  hôte  avait  connu  Charlotte  de  Rohan.  La  prin- 
cesse avait  d'abord  suivi  le  jeune  duc  jusqu'en  Russie,  et  c'est  lui 
qui  revint  auprès  d'elle  après  le  licenciement  de  l'armée  de  Condé. 
Le  duc  d'Enghien  ignorait  les  entreprises  que  méditaient  les  émi^ 
grés  de  Londres  et  l'existence  de  la  conspiration  de  Georges.  Biais 
il  faisait  parfois  des  promenades  sur  le  Rhin,  parfois  aussi  le  goût 
de  la  chasse  l'entraînait  dans  la  Forêt-Noire,  et  il  passait  plasiears 


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sous  LE  RÊGHE  D£  NAPOLÉON  l^*  203 

jours  éloigné  d'Ettenheim.  Cela  suffit  pour  que  les  gens  de  la  police 
de  Bonaparte,  habitués  à  imaginer  des  complots  qui  faisaient  valoir 
leurs  services,  prétendissent  que  le  prince  se  rendait  fréquemment 
à  Strasbourg  et  même  qu'il  venait  clandestinement  à  Paris.  Ému 
de  tous  ces  bruits,  le  Premier  consul  envoya  sur  les  lieux  un  sous- 
officier  de  gendarmerie,  le  maréchal  des  logis  Lamothe,  et  le  chargea 
d'espionner  l'entourage  du  prince,  de  s'enquérir  de  ce  qui  se  pas- 
sait dans  la  petite  ville  d'Ëttenheim  et  dans  le  château.  Le  choix 
de  l'espion  fut  malheureux  ;  Lamothe  se  borna  à  recueillir  les  bruits 
qui  circulaient  à  Strasbourg  et  dans  le  voisinage  sans  en  apprécier 
la  vraisemblance  et  sans  en  contrôler  l'exaaitude.  A  Ëttenheim, 
tout  le  monde  lui  apprit  que  le  prince  s'absentait  quelquefois  et 
qu'il  passait  des  journées  à  la  chasse.  L'habile  homme  ne  vit  là 
qu'un  prétexte;  il  en  conclut  que  le  prince,  au  lieu  de  se  livrer  à 
des  distractions  innocentes,  se  rendait  dandestinement  en  France. 
Parmi  les  rares  émigrés,  présents  à  Ettenheim,  se  trouvait  nn  vieil 
officier  dont  l'espion  mal  informé  s'exagéra  le  rdie  et  l'importance. 
Ce  personnage  était  le  marquis  de  Thumery.  Trompé  peut-être  par 
b  prononciation  allemande,  Lamothe  s!imagina  qu  il  s'agissait  de 
Dumouriez  et  là-dessus  il  bâtit  un  roman  bien  invraisemblable  qui 
ûit  le  thème  de  son  rapport  et  qu'il  étaya  de  tous  les  commérages 
soigneusement  recueillis.  Le  général  Moncey,  commandant  en  chef 
la  gendarmerie,  porta  aussitôt  le  rapport  au  Premier  consul.  Un 
second  émissaire,  le  maréchal  des  logis  PfersdorfT,  envoyé  quelques 
jours  après  le  premier,  ne  renseigna  pas  mieux  le  Premier  consul  ^ 
Celuî-ci  connaissait  par  Real  les  intrigues  qui  se  nouaient  à 
l'étranger,  fiéal,  chargé,  comme  on  l'a  vu,  de  la  police  sous  les 
ordres  du  grand  juge  Aégnier,  avait  reçu  de  Méhée  de  la  Touche 
d'autres  rapports  sur  l'entourage  du  duc  d'Ënghien.  Le  dernier 
lapport  de  Méhée  de  la  Touche  était  du  28  février.  Real  l'avait 
tommoniqué  le  2  mars,  et  insistait  en  courtisan  sur  le  danger 
^'offrait  la  présence  du  prince  auprès  de  la  irontière;  quelques 
jours  après,  le  7  mars,  il  jsignaiait  la  présence  à  Qffenbourg,  dans 
le  Toisinage  d'Ëttenheim,  de  deux  agents  de  l'émigration  (Marcey 
et  Trident).  Le  10  mars,  une  lettre  officielle  des  Affaires  étrangères, 
adressée  à  l'électeur  de  Bade,  réclamait  leur  extradition.  A  peme 

*  Ponr  cette  mission  si  bien  remplie,  PfersdorfiT  fut  avancé;  l'espion  fut 
iécoié  et  devint  capitaine  :  la  Restauration,  il  est  vrai,  le  révoqua  en  1814. 
Lt  révocation  ne  nous  semble  pas  plus  méritée  que  Tavancement.  Le 
iQbalieme  avait  exécuté  ses  ordres  avec  llnieiligence  que  ia  nature  lui 
trait  départie.  Cependant  il  était  au  moins  inutile  d'accorder  à  cet  homme, 
comme  on  le  fit  après  1830,  une  pension  ot  une  chaire  de  professeur  au 
collège  de  âayerne. 


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204  LES  ÉMIGRÉS  ET  U  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

venait-il  de  dicter  et  d'expédier  cette  dépêche,  que  Talleyrand  se 
rendit  auprès  de  Bonaparte;  Real  Ty  avait  devancé.  Ils  le  trouvè- 
rent impressionné  par  la  lecture  du  rapport  de  Pfersdorff  :  «  On 
m'a  caché,  leur  dit-il,  que  Dumouriez  est  à  Ettenheim  auprès  du 
duc  d'Enghien.  On  m'a  caché  que  la  baronne  de  Reich  *  est  cou- 
sine de  M"®  de  Massias,  femme  du  chargé  d'affaires  à  Carlsruhe^.  » 
Puis,  s'animant  peu  àpeu  et  bientôt  transporté  de  colère,  il  ajouta  : 
«  On  me  cache  tout,  on  me  dissimule  tout.  On  me  trahit.  Vous 
êtes  avec  mes  assassins.  »  Ni  Real  ni  Talleyrand  ne  furent  émus 
outre  mesure,  ils  étaient  habitués  à  ces  emportements.  Le  nom  de 
Dumouriez  avait  suffi  pour  exciter  ces  transports.  Au  fond  du 
cœur  et  en  dépit  de  sa  supériorité,  Bonaparte  avait  toujours  gardé 
des  sentiments  d'envie  contre  Dumouriez,  Hoche  et  Moreau.  Hoche 
était  mort  subitement,  le  délivrant  d'un  rival  dangereux.  II  tenait 
Moreau.  Il  croyait  tenir  Dumouriez.  Sur-le-champ  il  convoque  aux 
Tuileries  un  conseil  extraordinaire,  composé  des  trois  consuls,  de 
Talleyrand  et  de  Fouché,  qui  avait  reconquis  peu  à  peu  l'autorité 
et  presque  les  fonctions  de  ministre  de  la  police. 

L'idée  d'enlever  à  force  ouverte,  sur  les  domaines  de  l'électeur 
de  Bade,  le  duc  d'Enghien  et  le  général  Dumouriez,  fut  émise^  sans 
embarras,  dès  le  début  de  la  séance.  Ce  serait  assurément  une 
violation  du  territoire  germanique,  mais  la  France  n'était-elle  pas 
assez  forte  pour  faire  agréer  ses  excuses?  Le  consul  Lebrun  ap- 
préhendait l'effet  qu'un  pareil  événement  produirait  en  Europe;  il 
laissa  voir  sa  répulsion  et  presque  son  effroi.  Cambacérès  eut  le 
courage  de  se  prononcer  ouvertement  contre  la  proposition  de 
Bonaparte  :  «  Vous  êtes  devenu  bien  avare  du  sang  des  Bourbons  », 
répliqua  Bonaparte  au  régicide  Cambacérès.  Au  surplus,  après 
avoir  écouté  l'opinion  de  Cambacérès,  il  entendit  à  peine  le  reste 
de  la  discussion  et  les  avis  contradictoires.  Son  parti  était  pris. 
Même  avant  la  séance,  il  avait  mandé  aux  Tuileries  les  hommes 
dont  il  voulait  faire  ses  instruments,  puis  consulté  ses  cartes 
et  combiné  son  plan.  Dès  que  le  conseil  se  sépare,  les  ordres 
sont  donnés  sans  retard.  Rien  n'est  omis,  tous  les  incidents  sont 
prévus.  En  présence  de  Berihier,  ministre  de  la  guerre,  qu'il 
avait  retenu,  Bonaparte  prescrit  au  général  Ordener  de  se  rendre 
en  poste  à  Strasbourg  sous  un  autre  nom  que  le  sien.  Ordener 
devra  partir  de  Schlestadt  avec  trois  cents  dragons,  arriver  à 
Rheinau  sur  les  huit  heures  du  soir;  alors  il  sera  rejoint  par 

*  La  baronne  de  Heich  était  une  émigrée  dont  Bonaparte  redoulait  les 
intrigues. 

*  C'est  encore  une  erreur.  La  baronne  de  Heich  n^était  nullement  parente 
de  M™«  de  Massias.  Le  rapport  de  Pftersdorff  n^était  qu'un  tissu  d'erreurs. 


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fSOUS  LE  RÈGNE  DE  NAPOLÉON  I"^  203 

quinze  pontonniers  portés  sur  les  chevaux  de  l'artillerie  légère  : 
ceux-ci  saisiront  les  bateaux  qui  devront,  avec  le  bac,  transporter 
sur  l'autre  rive  du  Rbîn  les  trois  ceuts  dragons  en  un  seul  voyage. 
On  devra  se  munir  de  cartouches  et  prendre  du  pain  pour  quatre 
jours.  A  la  même  date,  à  la  même  heure,  Caulaincourt  devra  se 
diriger  sur  Offenbourg,  il  enverra  des  patrouilles  sur  Ettenheim 
pour  observer  le  pays  et  soutenir  Ordener.  A  Kehl,  trois  cents 
hommes  et  quatre  pièces  d'anillerie;  à  Vieux-Brisach,  cent  hommes 
et  deux  pièces  d'artillerie  seront  prêts  à  les  appuyer,  au  besoin  à  les 
secourir.  12  000  francs  seront  distribués  aux  soldats,  afin  que  ceux- 
ci  puissent  acheter  des  vivres  sans  fouler  et  indisposer  l'habitant. 
Secondé  par  ces  trois  détachements,  Ordener  doit  cerner  Ettenheîm, 
enlever  le  duc  d'Enghien  et  Dumouriez,  les  conduire  à  Strasbourg. 
Fébrile  et  passionné,  Bonaparte  signe  lui-même  les  pièces  et  dicte 
tous  les  ordres. 

Dans  la  nuit  du  15  mars,  tout  se  passe,  en  effet,  suivant  le  pro- 
gramme arrêté.  Le  Rhin  est  franchi  sur  le  point  désigné;  quelques 
heures  après  Ettenheim  est  cerné;  dans  la  petite  ville  personne 
n'ose  tenter  de  résistance,  ni  même  pousser  un  cri.  Ordener  enlève 
le  duc  d'Enghien,  le  baron  de  Grunstein,  le  marquis  de  Thumery, 
ie  secrétaire  du  prince  et  quelques  subalternes.  Le  roi  de  Suède» 
gendre  du  grand-duc  de  Bade,  se  trouvait  depuis  quelque  temps 
à  Ettenheim,  mais  il  en  était  sorti  pour  se  rendre  à  Carlsruhe  auprès 
de  son  beau-père.  Ce  voyage  le  fit  échapper  aux  gendarmes  de 
Bonaparte.  Quand  il  revint  à  Ettenheim,  il  fit  sonner  le  tocsin  dans 
la  petite  ville  et  dans  les  villages,  mais  déjà  les  prisonniers  étaient 
bien  loin.  En  même  temps,  Caulaincourt,  suivant  ses  instructions, 
enlevait  à  Offenbourg,  en  plein  territoire  allemand,  le  général  de 
Vauborel,  l'abbé  d'Aymar,  le  comte  de  Mellet,  MiM.  de  la  SauUay, 
de  Roussel  et  toute  une  troupe  de  femmes,  la  baronne  de  Reicb, 
Thérèse  Leiss,  sa  servante.  M"**  de  Moyria,  etc.  De  son  côté,  le 
préfet  Shée  emprisonnait  à  Strasbourg  le  comte  de  Toulouse-Lautrec, 
l'ancien  député  Chambé,  le  marquis  d'Agrain  et  ses  filles,  M'^"  de 
Klinglin  d'Essert  et  le  général  Desnoyers.  On  saisit  les  papiers  eu 
même  temps  que  les  suspects. 

Bade  et  l'Allemagne  étaient  en  paix  avec  la  France.  On  opérait 
pourtant  comme  en  pays  conquis.  On  adressa,  il  est  vrai,  quelques 
excuses  à  l'Électeur.  Celui-ci  réserva  son  courroux  pour  les  op- 
primés qui  lui  valaienl^cette  injure  :  «  H  est  interdit  à  tout  individu, 
revenant  de  l'armée  de  Condé,  ainsi  qu'à  tout  émigré  français,  de 
séjourner  dans  le  grand-duché  *.  » 

*  Bourrienne,  VI,  182.  —  L'atlitudo  de  la  cour  de  Bade  s'explique  par 


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206  LES  ÉtfKSBÉS  ET  Lk  SOCIÉTÉ  FRAICÇÀISE 

Après  avoir  passé  le  Rhin,  le  duc  d'Engfaien  fut  enfermé  dans 
la  citadelle  de  Strasbourg.  On  ne  l'y  laissa  pas  longtemps.  Deux 
jours  après,  sur  un  ordre  impérieux,  il  était  jeté  dans  une  chaise 
de  poste  et  dirigé  en  toute  hâte  vers  Paris. 

Le  Premier  consul  avait  pu  déjà  constater  les  illusions  de 
«es  agents  et  les  erreurs  de  ses  émissaires.  En  réalité,  peu  ou 
point  d'émigrés,  pas  de  rassemblement,  pas  de  Dumouriez,  pas  de 
conspiration.  Bans  les  papiers  saisis,  presque  tous  antérieurs  & 
Tan  VIII,  pas  une  ligne,  pas  un  mot  qui  laissât  soupçonner  la 
participation  du  prince  ou  de  ses  compagnons  à  l'attentat  de 
Georges  ou  à  d'autres  complots.  Mais  l'idée  de  terrifier  les  roya- 
listes, de  leur  faire  connaître  que  le  sang  des  Bourbons  n'avait  pas 
à  ses  yeux  plus  de  valeur  que  le  sang  de  toute  autre  victime,  cette 
idée  dominait  l'esprit  de  Bonaparte.  Résolu  à  méconnaître  les 
principes  d'égalité,  de  liberté  et  de  justice  que  Ja  fiévolutton 
avait  voulu  inaugurer  dans  le  monde,  il  entendait  donner  satis- 
faction aux  terribles  passions  qui  l'avaient  animée.  Le  moment 
lui  semblait  venu  de  rallier  à  son  pouvoir  ces  terroristes  avides 
de  traitements  et  de  faveurs,  qui  ne  demandaient  qu'à  se  faire 
chambellans.  Dès  son  arrivée  à  Paris,  le  prince  fut  enfermé 
au  Temple;  quelques  instants  après,  il  en  était  tiré  et  on  le 
dirigea  sur  le  sombre  donjon  où  allait  s'accomplir  sa  tragique 
destinée. 

Aux  termes  de  la  loi.  Murât,  commandant  de  la  division  miJi- 
taire,  devait  former  la  commission  destinée  à  juger  le  duc  d'En- 
ghien,  la  réunir  et  ordonner  l'exécution  de  la  sentence.  Murât 
n'était  qu'un  soldat  endurci  dans  les  camps,  et  sur  vingt  champs 
de  bataille,  il  aurait  sans  la  moindre  hésitation  attaqué  et  sabré  le 
prince,  alors  que  celui-ci  chargeait,  dans  les  rues  de  Zurich,  les 
grenadiers  de  Masséna;  souvent  il  pérorait  contre  les  émigrés, 
les  nobles  et  les  princes,  mais  il  comprit  qu'il  s'agissait  d'une 
exécution  clandestine  et  refusa  d'assumer  la  lourde  responsabi- 
lité qui  allait  peser  sur  lui.  Il  supplia  son  redoutable  beau-frère 
d'épargner  au  mari  de  sa  sœur  le  rôle  odieux  qui  lui  semblait 
réservé.  Le  Premier  consul  reprochant  à  Murât  sa  faiblesse,  la  qua- 

Ja  crainte  qu'inspirait  le  grand  capitaine;  mais,  à  Paris,  l'attitude  du 
ministre  de  Bade  ressembla  fort  à  la  complicité.  Ce  ministre  était  le 
Laron  de  Dalberg,  déjà  le  confident,  bientôt  l'allié  de  Talleyrand.  Tout  à 
coup,  sans  cause  apparente,  sans  mérites  patents,  on  le  dote  de  4  millions, 
Oîî  le  fait  duc  et  séoateur.  Quels  services  secrets  doivent  payer  ces  faveurs? 
—  Le  baron  de  Dalberg  n'a  pas  prévenu  Bade  qu'on  s'agite  pour  arrêter 
les  émigrés  du  Badois.  —  Le  jeudi  15  mars,  le  baron  de  Dalberg  a  été 
avisé  de  ronlèvemcnt,  pourquoi  n'a-t-il  pas  soulevé  le  corps  diplomatique?... 
(Savary,  Mémoires,  II,  343,  353  et  suivantes.) 


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gO§S  LB  RteRE  DE  NÀPOLÉOH  l-'  207 

tifia  en  termes  iDéprisai>t»  et  finit  par  lui  dire  qu'il  couvrirait  ssl 
Iftcheté  en  signant  de  sa  main  les  ordres  à  donner  ^ 

C'est  bien  par  lui  en  effet  que  furent  désignés  les  membres  de 
fat  commis^on  militaire  dont  les  noms  méritent  d'être  conservés 
par  rbistoîre  : 

Le  général  Hultin,  président,  commandant  les  grenadiers  de  la 
garde  de»  consul»; 

Les  colonels  Guiton,  du  1"  cuirassiers;  Barroîs,  du  96*  de  Hgne^ 
Ravier,  du  18*  de  ligne;  Bazancourt,  du  4*  d'infanterie  légère; 

Le  commandant  Rabbe,  du  2*  régiment  de  la  garde  municipale; 

Le  capitaine  adjudant-major  d'Hautancourt,  de  la  gendarmerie 
d'élite,  rapporteur  ; 

Le  capitaine  Molin  du  18*  de  ligne,  greffier. 

D&ns  tous  les  temps,  les  despotes  ont  recruté  de  ces  hommes 
cp'un  vieux  poète  français  nommait  «  juges  d'enfer  ».  La  commis- 
sion nommée  et  installée  par  Bonaparte,  à  défaut  de  Murât  2,  était 
absolument  incompétente  et  sans  pouvoir,  puisqu'elle  fonctionnait 
an  lieu  et  place  des  juges  ordinaires.  D'ailleurs^  il  n'existait  aucun 
modf,  on  peut  dire  môme  aucun  prétexte  pour  condamner  l'homme 
que  lui  livrait  Bonaparte.  Le  duc  d'Enghien  était  prince  du  sang, 
et  les  lois  révolutionnaires  qu'on  prétendait  lui  appliquer  avaient 
banni  les  princes,  de  sorte  que  le  jeune  duc  était  un  banni  cl  no» 
un  émigré.  Il  venait  d'être  enlevé  non  pas  en  pays  ennemi,  non 
pas  en  pays  conquis,  mais  sur  un  territoire  ami  et  chez  un  peuple 
îdlié.  Mais  le  Premier  consul  s'était  prémuni  contre  tous  les  scru-* 
pules  qui  pouvaient  naître  dans  les  consciences.  Il  avait  enjoint 
an  général  Savary  de  se  rendre  à  Vincennes,  afin  d'y  régler  la 
mke  en  scène  de  la  lugubre   tragédie.   Savaiy  ^  était   un   de 

*  L'ordre  émané  de  Napoléon  existe  encore  ;  il  a  été  dans  les  papiers^  do 
M.  de  Mosbourg. 

^  13  octobre  1884.  —  Collection  d'autographes  d'Etienne  Charavey. 
Autographe  du  29  ventôse  an  XII.  —  Murât  transmet  le  décret  de  Bona- 
parte ordonnant  de  traduire  devant  la  commission  militaire  le  duc  d'En- 
giiieo,  «  préTenu  d'avoir  porté  les  armes  contre  la  république  ». 

*  Savary  était  le  mameluck,  le  chaouch  de  Bonaparte.  Le  maître  dit  do 
donner  un  coup  de  yatagan,  il  le  donne.  Quoi  qu'aient  pu  dire  ceux  qui 
veulent  l'excuser,  il  avait  alors  l'âge  de  raison,  puisqu'il  était  né  en  1774  : 
il  avait  donc  trente  ans  au  moment  du  crime.  Sur  ce  dévouement  les 
récompenses  ne  tardèrent  pas  à  pleuvoir.  Chef  d'escadron  en  Egypte, 
colonel  à  vingt-six  ans  (en  1800),  presque  aussitôt  général  de  brigade, 
récompensé  de  sa  coopération  au  meurtre,  le  l**"  février  1805,  par  le  grade 
de  général  de  division  (trente  et  un  ans),  il  fut  fait,  le  7  février  1807,  grand 
aigle  de  la  Jjégion  d'honneur  avec  une  pension  de  20  000  francs,  et  créé 
duc  de  Rovigo,  en  février  1808,  avec  une  dotation  de  15  000  francs. 

Avec  l'éducation  que  lui  avait  donnée  Bonaparte,  ne  soyons  pas  surpris 


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!^08  LES  ÉMIGRÉS  ET  LA  SOGIËTË  FRANÇAISE 

ces  Séides  qui,  fasdnés  par  une  admiration  enthousiaste  pour  le 
génie  d*un  homme,  font  consister  l'honneur  dans  une  soumission 
aveugle  aux  volontés  du  despote  qui  les  emploie.  Il  était  bien 
choisi  pour  la  mission  qu'il  avait  à  remplir,  et  il  porta  aux  juges 
l'injonction  de  se  réunir,  d'interroger,  de  condamner  le  prisonnier,, 
et  si,  comme  on  n'en  doutait  pas,  la  peine  prononcée  était  la 
peine  capitale,  ordre  lui  fut  donné  de  faire  exécuter  le  prince  sur- 
le-champ. 

Pendant  que  Bonaparte  préparait  tout  pour  le  dénouement,  le 
duc  d'Enghien,  étourdi  de  son  rapide  voyage,  s'était  jeté  sur  un  lit 
et  sommeillait  après  un  léger  repas.  Depuis  cinq  jours,  ses  geô- 
liers successifs  lui  avaient  à  peine  laissé  prendre  un  peu  de  nour- 
riture et  quelques  heures  de  repos;  il  était  exténué  de  fatigue.  On 
le  réveilla  presque  aussitôt,  le  rapporteur  d'Hautancourt  se  pré- 
senta pour  l'interroger;  il  était  près  de  minuit  lorsque  commença 
cette  instniction  dérisoire.  Le  prince  réclama  un  défenseur,  on  le 
lui  refusa.  Les  règles  de  la  procédure  furent  violées  pour  l'instruc- 
tion comme  pour  le  jugement.  Cette  instruction  ne  consista  que 
dans  un  interrogatoire.  Les  juges,  déjà  réunis,  attendaient  que  cette 
formalité  fût  remplie.  Ils  se  regardaient  effarés  et  causaient  entre 
eux  à  voix  basse.  L'un  d'eux  racontait  qu'il  venait  d'être  retenu 
à  la  porte  du  château  par  les  gendarmes  pendant  une  demi-heure. 
Un  autre  paraissait  encore  plus  ému  que  ses  collègues;  il  s'était 
imaginé  qu'on  l'envoyait  à  Vincennes  pour  y  être  détenu  :  heureux 
ae  juge,  si  sa  destinée  avait  été  de  n'être  que  détenu!  Enfin  le 
rapporteur  parut,  et  la  commission  entra  en  séance. 

Il  était  une  heure  du  matin;  cette  nuit  de  mars  était  froide  et 
pluvieuse.  Les  juges,  impressionnés  par  cette  humidité  pénétrante,, 
s'étaient  rapprochés  du  foyer  en  se  plaçant  autour  d'une  table 
ronde,  dans  une  vaste  salle  qu'éclairaient  à  peu  près  les  chandelles 
fixées  dans  des  lanternes  d'étain.  Le  prince,  assis  dans  un  fauteuil 
de  cuir,  faisait  face  à  ses  juges.  Derrière  eux,  Savary  écoutait  l'in- 
terrogatoire; le  dos  tourné  contre  la  cheminée,  il  pouvait  en  se 
baissant  souffler  les  ordres  du  maître  à  l'oreille  du  président  et  de 
ses  assesseurs.  Les  gendarmes  qui  gardaient  le  prisonnier  formaient 
tout  l'auditoire.  C'était  Hullin  qui  présidait  la  commission;  Hullin, 
le  soldat  aux  gardes-françaises  qui,  porté  par  le  flot  du  peuple  et 
pénétrant  l'un  des  premiers  dans  la  Bastille,  avait  promis  la  vie  aux 
invalides  qui  baissaient  le  pont-lcvis  devant  les  assaillants;  le  vain- 

(le  le  retrouver  aux  débuts  de  notre  coaquète  d'Algérie,  le  cerveau  épaissi 
et  la  gorge  rongée  par  un  cancer,  signer  des  sauf-conduits  réguliers  à  des 
chefs  musulmans,  sur  sa  parole  l»s  attirer  à  lui  et  les  faire  massacrer. 
(Gamilla  Rousset,  Hevue  des  Deux  Mondes,  1"  mars  1885.) 


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sous  LE  RÈGNE  DE  NÀPOLÉO.N  i*'  209 

qneur,  enivré  de  ce  succès  facile,  se  laissa  porter  ea  triomphe,  tandis 
que  la  populace  égorgeait  ceux  qui  s'étaient  fiés  à  sa  parole.  Sous  la 
Terreur,  HuUin  était  devenu  le  protégé  de  Joseph  Lebon.  D'un  pareil 
président,  le  prince  ne  pouvait  guère  attendre  de  délicatesse.  Dans 
l'interrogatoire,  Hullin  se  montra  grossier;  sa  voix  était  menaçante  ^ 
Le  prince  répondit  à  ses  questions  avec  calme;  il  nia  toute  compli- 
cité dans  le  complot  de  Cadoudal...  Au  bout  de  quelques  instants, 
le  président  déclara  que  les  débats  étaient  clos.  Les  notes  de  police, 
un  rapport  de  Real,  la  présence  de  Savary,  impressionnaient  les  juges, 
il  n'y  eut  de  délibération  que  pour  la  forme.  Une  fois  le  jugement 
rendu,  Savary  empêcha  la  commission  militaire  d'écrire  au  Premier 
consul;  il  sépara,  il  renvoya  les  membres  en  leur  faisant  remarquer 
que  leur  démarche  risquait  fort  de  déplaire  à  son  maître.  Au  sur- 
plus, leur  dit-il,  votre  affaire  est  finie,  le  reste  me  regarde  '.  Singulier 
jugement  où  Ton  ne  vit  ni  pièces,  ni  témoins,  ni  défenseur,  où  les 
juges,  soucieux  uniquement  d'obéir,  laissaient  en  blanc  la  date  et 
l'indication  des  articles  de  loi  qu'ils  prétendaient  appliquer'.  De 
quoi  le  condamné  est-il  coupable?  Le  jugement  ne  le  dit  pas.  En 
dépit  des  prescriptions  légales,  pas  de  publicité;  tout  se  passe  entre 
les  complices.  La  signature  du  greffier  manque  même  sur  la  pièce 
originale,  qui  n'est  dès  lors  qu'un  papier  sans  valeur.  Deux  jours 
après  seulement,  lorsqu'il  fallut  insérer  les  documents  au  Moniteur^ 
on  refit  le  jugement  et  sur  la  pièce  remaniée  une  partie  des  irré- 
gularités disparut  ;  toutefois  le  jugement  rectifié  se  termine  encore 
par  un  faux  manifeste  :  <c  Fait,  clos  et  jugé  sans  désemparer,  les 
jours  mois  et  an  dit,  en  séance  publique.  »  On  sait  que  tout  s'ac- 
compVit  à  huis  clos. 

Après  l'interrogatoire  de  Hullin,  le  prince  avait  été  ramené  dans 
sa  chambre.  Une  demi-heure  après,  le  gouverneur  Harel,  une 
torche  à  la  main,  reparut  devant  lui,  l'invitant  à  le  suivre.  Harel, 
qui  alors  coomiandait  à  Vincennes,  était  ce  même  Harel  qui,  avec 
le  concours  de  Barère,  avait  organisé,  puis  dénoncé  la  conspiration 
Aréoa  et,  sciemment,  fait  tomber  des  lètes  innocentes.  On  l'avait 
payé  par  le  gouvernement  de  Vincennes.  Harel  conduisit  le  pri- 

^  Hullin  s'est  défeado.  (Voy.  notice  Hullin.)  —  Sa  défense  est  peu  con- 
cluanle.  II  a  dit  qu'il  ignorait  ce  qui!  venait  faire  à  Vincennes  avec  les 
autres  juges,  qu'il  avait  voulu  un  sursis,  mais  que  le  général  qui  se  tenait 
derrière  son  fauteuil  Tavait  empêché.  Dès  que  ce  fut  fini,  le  général  la 
renvoyé.  Il  discuta,  puis  s'en  alla  pour  attendre  sa  voiture.  «  Nous  étions 
nous-mêmes  enfermés,  sans  que  personne  pût  communiquer  au  dchons 
lorsqu'une  explosion  se  fil  entendre. 

-  Nougarède  de  Fayet,  II,  37.  —  Notice  Hulin. 

3  «...  lui  a  appliqué  Tarticle  ..  do  la  loi  du...  ainsi  conçue...  et  eu  consô- 
quc?ace  l'a  condamné  à  mort.  » 

25  OCTOBBE  1887.  li 


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^10  LES  ÉMIGRÉS  ET  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

sonnîer  à  travers  les  corridors  voûtés  à  la  tonr  an  DîaWe,  seule 
issue  pour  pénétrer  dans  les  fossés,  que  le  cortège  suivît  jus- 
qu'au bas  du  pavillon  de  la  Reine.  Une  pluie  fine  et  froide  con« 
tinuait  à  tomber;  on  n'entendait  aucun  bruit,  si  ce  n'est  par 
moments  le  murmure  des  voix  d'un  groupe  d'officiers  qui  causaient 
dans  le  lointain,  sur  le  pont-levis,  en  avant  de  ta  porte  du  bois.  £b 
face  du  prince  qui  s'avançait,  des  gendarmes  d'élite  se  trouvèrent 
postés  avec  des  lanternes.  A  leur  faible  lueur,  on  pouvait  voir  une 
fosse  préparée  dès  la  veille;  le  jardinier  Bontemps,  requis  pour  la 
creuser,  avait  utilisé  un  trou  qui  se  trouvait  au  pied  du  pavillon  de 
la  Reine.  Cette  fosse,  la  présence  des  gendarmes,  les  armes  ap- 
prêtées, ne  pouvaient  plus  laisser  de  doute  au  prisonnier.  D^sdl- 
leurs,  l'adjudant  Pelé  se  présenta  aussitôt  pour  lire  la  pièce  informe 
à  laquelle  ses  juges  donnaient  le  nom  de  Jugement.  Ni  les  gen- 
darmes ni  les  geôliers  ne  surprirent  le  moindre  signe  de  feiblesse 
chez  le  descendant  des  Condé;  le  corps  était  épuisé,  mais  l'àme 
restait  haute,  et  le  prince  se  montra  digne  de  ses  aïeux.  H  afvait 
réclaaié  l'assistance  d'un  prêtre,  qui  lai  fut  refusée.  II  remit  à  un 
officier  un  petit  paquet,  contenant,  à  l'adresse  de  la  princesse  Char- 
lotte, une  mèche  de  cheveux,  un  anneau  d'or  et  une  lettre^  puis  il 
s'avança  résolument  en  face  des  gendarmes;  à  trois  heures  da 
matin  *,  le  crioie  était  consommé  3. 

Un  jurisconsulte  célèbre*  a  résumé  les  faits  avec  précision  : 
«  Surpris  par  trahison  sur  un  sol  étranger,  entraîné  violemment 
vers  la  France,  traduit  devant  de  prétendus  juges,  qui,  en  aucun 
cas,  ne  pouvaient  être  les  siens,  accusé  de  crimes  imaginaires , 
privé  du  secours  d'un  défenseur,  interrogé  et  condamné  à  huis  clos, 
mis  à  mort  de  nuit  dans  les  fossés  de  sa  prison...  L'instruction  est 

*  Savary  les  a  moatrés  à  Joséphine.  (Souvenirs  de  M»«  de  Rémusat, 
I,  234.)  Real  a  intercepté  ces  reliques  de  la  victime,  qui  furent  enfermée» 
dans  un  cartoa  à  la  préfecture  do  police.  Jusqu'en  1861,  la  préfecture  de 
police  avait  conservé  le  carton  et  les  dossiers  Enghien.  Le  carton  contenait 
toujours  la  bague  et  les  cheveux  destinés  à  la  princesse  Charlotte.  A  cette 
époque,  Napoléon  III  a  fait  demander  le  carton  et  les  dossiers  et  les  a  gardés 
jusqu'en  1870.  (Lalanne  sur  Fauriel,  préface,  page  xii).  Le  tout  a  dû  être 
brùié  sous  la  Commune  pendant  Tlncendie  des  Tuileries. 

2  C'est  l'heure  qu'indique  Harel  dans  sa  lettre  à  Real, 

^  On  a  retrouvé,  en  1816,  le  jardinier  requis  pour  creuser  la  fosse  deiac 
heures  après  l'arrivée  da  prince  à  Vincennes.  Procès-verbal  d'exhumation, 
mars  1816.  —  «  La  face  était  tournée  vers  la  terre,  une  jambe  dans  une 
position  presque  verticale  et  les  bras  contournés  vers  le  dos...  une  pierre 
assez  volumineuse  paraissait  avoir  été  jetée  à  dessein  sur  la  tête,  dont  le» 
os  avaient  été  fracassés...  »  (Chambelaad,  Histoire  de  Louis  de  Bourbon, 
Condé,  m,  425.) 

^  Dupin  aîné. 


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sous  LE  RÈC5E  DE  NAPOLÉON  I"  211 

secrète,  le  jugement  secret,  rexécution  secrète.  Les  juges  disent 
sera  exécuté  de  suite  en  dépit  des  lois  qui  peroiettent  le  recours.  » 
Et  il  conclut  :  C'est  un  lionteux  et  lâche  assassinat.  Tel  fut  le 
cri  de  Fopinion  auquel  répondit  du  château  d'Ettenheim  un  cri  de 

désespoir  a  Seul,  sans  appui,  sans  secours,  sans  défenseur, 

accablé  d'inquiétude,  exténué  de  besoin,  et,  après  cette  pénible 
route,  sans  lui  laisser  prendre  un  instant  de  repos,  ils  se  sont 
hâtés  de  prononcer  son  jagement  pendant  lequel  le  malheureux 
s'aasoupit  plusieurs  fois,  il  a  fini,  abandonné  de  la  nature  entière, 
sans  qu'une  main  amie  ait  pu  fermer  ses  yeux  ^  » 

Quelques  historiens  ont  cherché  à  diminuer  la  responsabilité  de 
Bonaparte'.  On  ne  saurait  contester  que  le  Premier  consul,  après 
ayoir  ordonné  le  CMip  de  main  d'Ëttionheim,  s'est  retiré  toute  une 
seodaine  à  la  Ualmaisoii.  Aucune  raison  de  sentiment,  aucun  argu- 
Bient  de  justice,  n'avaient  pu  triompher  de  ses  sombres  desseins. 
Vainement,  dans  la  journée  du  20  mars,  Murât  avait  repoussé 
Faf^l  du  Premier  consul  et  refusé  de  participer  à  sa  vengeance, 
8<maparte,  inflexible,  avait  tout  pris  sur  lui;  il  avait  lui-même  arrêté 
les  détails,  dicté  et  signé  tous  les  ordres.  On  assure,  il  est  vrai, 
que,  dans  la  soirée  du  20  mars,  l'esprit  du  Premôer  consul  était 
retonabé  dans  l'indécision.  Devant  les  supplications  ardentes  de 
Joséphine,  de  Caulainceurt  et  devant  le  refus  de  Murât,  Bonaparte 
hésitait.  -C'est  alors  que  Joseph  serait  intervenu;  lui  aussi  aurait 
invoqué  la  raison  d'État,  mais  en  faveur  de  la  démence  et  rappelant 
à  son  frère  «  qu'il  avsût  dû  jadis  aux  encouragements  du  père  de 
la  victime  son  choix  de  l'artiUerie  et  son  refus  de  la  marine  où  son 
desûn  eût  avorté  »,  il  ne  l'aurait  quitté  que  bien  assuré  de  l'avoir 
ramené  à  des  idées  plus  douces.  C'est  alors  que  le  Premier  consul, 
se  ravisant,  aurait  chargé  Real  d'aller  interroger  le  malheureux 
prince^.  Si  Real  s'était  acquitté  de  sa  mission,  le  duc  d*£ngfaien 
aarait  pu  être  sauvé.  Malheureusement,  RéaL,  exténué  de  fatigue, 

*  Lettre  de  Charlotte  de  Rohan  à  la  comtesse  d'Ecquevilly-Nanroy.  Les 
derniers  Bourbons,  p.  206. 

2  Lorsque  plusieurs  complices  soat  amenés  devant  une  cour  d'assises, 
oa  voit  à  Tenvi  prévenus,  défenseurs  et  ministère  public  rejeter  lo  poids 
du  crime  sur  celui  qui  a  les  pires  antécédents.  C'est  ainsi  que  Fouché  a 
souvent  subi  devant  Thistoiro  la  peine  méritée  par  un  pire  que  lui;  Tai- 
levTand  a  été  calomnié  de  môme,  Savary  également  On  aurait  mauvaise 
grâce  à  entreprendre  une  réhabilitation  de  ces  trois  hommes  ;  il  est  pos- 
sible cependant  d'affirmer  que  l'àme  de  Talleyrand  était  supérieure  à  celle 
de  Fouché,  laquelle  était  moins  basse  que  celle  de  Savary.  Mais  Bonaparte 
était  encore  plus  dépourvu  de  sens  moral  qu'aucun  des  hommes  qui  l'ont 
servi. 

3  Histoires  et  Mémoires,  par  le  générai  comte  Philippe  de  Ségur, 


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312  LES  ÉMIGRÉS  ET  LÀ  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

avait  été  déjà  réveillé  deux  fois  pour  des  motifs  de  peu  d'importance, 
alors  il  s'était  enfermé  chez  lui  et  avait  défendu  à  ses  gens  de  le 
déranger  sous  aucun  prétexte;  il  n'aurait  pris  connaissance  de 
l'ordre  qu'à  son  réveil.  Se  levant  en  toute  hâte  il  aurait  couru  à 
Vincennes,  et  sa  voiture  croisa  celle  de  Savary  ;  tout  était  terminé*. 

Que  valent  ces  conjectures?  Ce  que  nous  pouvons  dire,  c'est 
qu'à  cinq  heures,  presqu'à  ce  même  moment,  Joséphine  se  réveil- 
lant, Bonaparte  lui  dit  :  «  Le  duc  d'Enghien  doit  être  mort.  »  José- 
phine pleurant,  Bonaparte  l'embrassa  et  ajouta  :  «  Tu  n'es  qu'une 
enfant.  »  Et  le  matin  même,  à  huit  heures,  Joséphine  le  conta  à 
M""  de  Rémusat  *. 

Paris  ne  se  doutait  pas  encore  que  le  prince  fût  enfermé  au 
donjon  de  Vincennes;  le  bruit  du  coup  de  main  d'Ettenheim  com- 
mençait seulement  à  s'y  répandre.  Le  21  mars,  à  neuf  heures  da 
malin,  Ségur  descendait  chez  Duroc  pour  y  faire  le  rapport  de 
service,  et  lui-même  ne  savait  rien,  lorsqu'il  rencontra  d'Hautan- 
court  sur  le  grand  escalier  des  Tuileries.  Cet  officier  arrivait  livide; 
il  avait  l'air  égaré,  les  vêtements  en  désordre.  Ségur  lui  demanda 
la  cause  de  son  trouble;  il  en  reçut  des  réponses  qui  le  firent 
frissonner.  M.  d'Hautancourt  parlait  en  balbutiant  de  nuit  affreuse, 
de  catastrophe,  de  coup  de  foudre.  Dans  son  anxiété,  Ségur  courut 
à  Hullin,  dont  la  haute  taille  se  voyait  de  loin  et  qui  était  là,  ne 
paraissant  guère  moins  agité  que  d'Hautancourt.  Ségur  hasarda 
une  question  plus  précise  :  «  On  dit  le  duc  d'Enghien  arrêté?  —  Ouï, 
répondît  Hullin,  arrêté  et  déjà  mort  »  ;  et  aussitôt  il  ajouta  :  «  Il  a 
bien  fait,  il  vaut  mieux  tuer  le  diable  que  le  diable  nous  tue  ^,  » 

Alors  la  funèbre  nouvelle  se  répandit  partout.  Curée,  ancien 
conventionnel  et  devenu  tribun,  entra  dans  la  salle  du  Tribunat, 
en  s'écriant  :  «Bon,  voilà  Bonaparte  qui  se  fait  conventionnel.  »  Ce 
hurlement  de  mâtin  qui  flaire  le  sang  ne  semble  pas  avoir  déplu. 
Quelques  jours  après.  Curée  était  chargé  de  proposer  au  Tribunat 
l'empire  héréditaire  *. 

Le  dimanche  suivant,  on  se  réunissait  aux  Tuileries  pour  la 
messe;  chacun  s'entretenait  de  l'événement,  tous  se  turent  quand 
parut  Bonaparte,  mais  les  regards  ne  le  quittèrent  plus.  Durant 
la  messe,  il  resta  impassible,  puis,  rentrant  dans  la  salle,  il  passa 

*  Miot  de  Melito,  Souvenirs,  I,  101. 

2  Souvenirs  de  M"''»  de  Rémusat.  Le  récit  de  M"«  de  Rémusat  offre  tous 
les  caractères  de  rauthenticité.  Si  le  Premier  consul  avait  réellement 
confié  une  mission  à  M.  Real,  il  savait  qu'elle  n'empêcherait  pas  rexéciUion 
de  ses  ordres  antérieurs. 

3  Histoire  et  Mémoires,  par  le  général  comte  de  Ségur. 

*  Souvenirs  de  Miot,  II,  178. 


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sous  LE  RÊGÎŒ  DE  NAPOLÉON  V  213 

lentement  devant  la  nombreuse  assistance,  s'arrêtant  devant  ses 
familiers  pour  leur  dire  quelques  mots.  Tous  s'inclinaient  en  se 
taisant.  Alors  son  attitude  se  raidit,  il  devint  morne  et,  au  milieu 
du  silence  universel,  il  s'assombrit  de  plus  en  plus  *.  Deux  jours 
après  le  meurtre,  il  disait  à  Truguet  :  «  Eh  bien,  voilà  un  Bourbon 
de  moins!  J'ai  voulu  lui  épargner  les  horreurs  de  la  mort  en  le 
faisant  fusiller  sur-le-champ  2.  »  A  quelques  jours  de  là  (3  ger- 
minal), le  conseil  d'État  recueillait  avidement  ces  paroles  :  «  J'ai 
fait  juger  et  exécuter  promptement  le  duc  d'Enghien  pour  éviter 
de  tenter  les  émigrés  rentrés  qui  se  trouvaient  ici.  J'ai  craint  que 
la  longueur  d'un  procès,  la  solennité  d'un  jugement,  ne  réveillas- 
sent dans  leur  âme  des  sentiments  qu'ils  n'auraient  pu  s'empêcher 
de  manifester,  que  je  ne  fusse  obligé  de  les  abandonner  à  la 
police  et  d'étendre  ainsi  le  cercle  des  coupables  ^.  »  Mais,  quelques 
mois  plus  tard,  laissant  de  côté  ces  prétextes,  Bonaparte  dévoilait 
sa  pensée  :  «  Je  ne  puis  me  repentir  du  parti  que  j'ai  pris  à  l'égard 
du  duc  d'Enghien.  Je  ne  serai  tranquille  sur  le  trône  que  lorsqu'il 
n'existera  plus  un  seul  Bourbon,  et  celui-ci  en  est  un  de  moins.  Il 
était  jeune,  brillant,  valeureux;  c'était  le  reste  du  sang  du  grand 
Condé,  c'était  le  sacrifice  le  plus  nécessaire  à  ma  sûreté  et  à  ma 
grandeur  ^.  »  Un  autre  jour  Napoléon  disait  encore  :  «  Il  ne  me  reste 
qu'à  supporter  la  responsabilité  de  l'événement.  La  rejeter  sur 
d'autres  serait  une  lâcheté  dont  je  ne  veux  pas  qu'on  me  soup- 
çonne-*. »  Et  en  effet,  l'histoire  ne  refusera  pas  de  faire  peser  la 
responsabilité  de  ce  crime  sur  l'homme  qui  l'a  si  hautement 
revendiquée. 

A  peine  le  duc  d'Enghien  était-il  enseveli  dans  la  fosse  de  Vin- 
cennes,  qu'on  remit  en  liberté  les  prisonniers  arrêtés  en  même 
temps  que  lui,  Grûnstein,  Schmitt,  Vauborel,  Toulouse-Lautrec, 
Quidor,  Duperret  et  tous  les  autres...  en  tout  vingt-deux;  un  vingt- 
troisième,  Claude  William,  fut  enfermé  à  Charenton  ®.  Sur  chaque 
prisonnier,  il  y  avait  un  rapport,  et  nous  avons  pu  constater  que 
ces  rapports  ne  contiennent  aucune  charge.  La  police  ne  sait  rien 
sur  les  arrestations,  parce  que  les  ordres  sont  émanés  du  cabinet 
de  Bonaparte  ''.  On  a  noté,  toutefois,  que  Grûnstein  a  posé  la  main 

*  Histoire  et  Mémoires  du  général  comte  de  Ségur. 

2  Miot  de  Melito,  Souvenirs, 

3  Ibid,,  n,  145. 
*lbid.,  215. 

'  Histoire  et  Mémoires  du  général  comte  de  Sî^gur.  C'est  Joseph  qui  Ta 
répété  à  Ségur. 

fi  Nouv.  acq.  fr.,  3572,  fo  238. 

7  Ibid.,  f»  247.  Ces  dossiers  forment  une  partie  des  Archives  du  ministère 
de  la  police. 


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214  LES  EMIGRES  ET  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

sur  la  batterie  du  fusil  du  duc,  afin  de  l'empêcher  de  tirer  sur  les- 
gendarmes  qui  venaient  l'arrêter  K 

Le  meurtre  du  duc  d'Enghien  n'était  pas  le  premier  de^ 
crimes  de  Bonaparte;  il  avait  sacrifié  d'autres  victimes  à  ses  ven- 
geances. Seulement  ce  fut  le  premier  des  crimes  avoués;  si  le^ 
meurtre  fut  commis  par  Bonaparte,  l'expiation  fut  subie  par  la 
France.  Du  jour  au  lendemain,  l'Europe  se  trouva  transformée. 
Hier  c'était  la  paix,  aujourd'hui  c'est  la  guerre.  La  Prusse  recher- 
chait notre  alliance,  elle  se  rejette  vers  la  Russie.  Celle-ci  s'exalte 
à  la  nouvelle  du  meurtre;  les  provocations  succèdent  aux  assu- 
rances d'amitié.  Le  chancelier,  prince  Czartoryski,  annonce  l'évé- 
nement à  tous  les  ambassadeurs  de  la  Russie;  dans  ses  dépêches, 
il  emploie  le  mot  meurtre  et  leur  communique  les  notes  remises  à 
Napoléon.  La  cour  prend  le  deuil  avec  affectation. 

Les  impératrices,  enveloppées  dans  leurs  voiles,  passent  silen- 
cieuses devant  HédouviUe  ^  consterné.  La  Russie  insulte  la 
Saxe,  qui  a  eu  la  bassesse  de  se  plaindre  du  séjour  à  Dresde  du 
comte  d'Antraigues,  un  émigré.  Elle  rappelle  son  envoyé  de  Rome^ 
afin  de  punir  le  pape  qui  a  livré  du  Vernègues.  L'Angleterre  rugit. 
L'Autriche  prépare  ses  armements  en  silence.  Dans  toute  l'Europe, 
les  ennemis  de  Napoléon  se  cherchent  et  se  rapprochent.  C'est 
ainsi  que  va  se  nouer  la  troisième  coalition.  Les  harangues  offi- 
cielles pourront  encore  saluer  le  héros  du  nom  de  pacificateur; 
mais,  en  réalité,  le  temple  de  Janus  ne  sera  plus  fermé  jusqu'à  la 
fin  de  l'empire. 

Pendant  que  les  étrangers  manifestaient  leur  horreur,  ud 
Bourbon,  le  faible  roi  d'Espagne,  ne  craignit  pas  d'envoyer  au 
meurtrier  les  insignes  de  la  Toison  d'Or.  Aussitôt  Louis  XVIII  se 
dépouilla  de  ces  mêmes  insignes,  en  écrivant  cette  lettre  célèbre  : 
<(  Il  ne  peut  y  avoir  rien  de  commun  entre  moi  et  le  grand  cri- 
minel que  l'audace  et  la  fortune  ont  placé  sur  mon  trône.  La  reli- 
gion peut  m'engager  à  pardonner  à  un  assassin,  mais  le  tyran  de 
mon  peuple  doit  toujours  être  mon  ennemi  *.  » 

Napoléon  se  montra  peu  ému  de  la  réprobation  universelle,  mais 
il  portait  en  lui  un  juge  que  ne  gagnèrent  point  les  sophismes  de 
son  esprit  ou  les  propos  de  ses  flatteurs.  Son  front  s'assombrissait 

*  Le  prince  \isait  le  gendarme  Chariot  qui  mit  la  main  sur  lui.  Cet 
exploit  de  Chariot  fit  de  lui  un  colooel.  On  le  retrouve  à  Hambourg  à  la 
fin  de  l'empire,  et^  le  premier  de  toute  la  garaison,  il  arbore  la  cocarde 
blanche. 

^  Le  général  Hédouville  était  alors  ambassadeur  de  France  en  Russie. 

3  Bourrienne,  VI,  8.  —  Cette  lettre  fut  envoyée  à  l'abbé  de  Montesquiou, 
qui  en  distribua  des  copies. 


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socs  LE  RËGRE  DE  NAPOliON  IT  215 

toujours  lorsque  sa  pensée  se  reportait  au  fossé  de  YinceDues.  A 
quelque  temps  du  meurtre,  voyant  Fontanes  triste,  l'empereur  se 
prit  à  lui  dire  :  «  Vous  pensez  donc  toujours  à  votre  duc  d'Eogbien? 
—  Sire,  et  vous  aussi,  »  répondit  Fontanes. 


III 


Cependant  Pichegru  avait  fini  par  tomber  entre  les  maîns  de  la 
police;  le  6  avril,  quelques  jours  après  le  meurtre  du  duc  d'En- 
ghien,  ses  gardiens  le  trouvèrent  étranglé  dans  sa  prison. 

On  sait  qu'à  la  fin  de  janvier,  Paris  avait  été  fermé,  que  le  gou- 
vernement avait  obtenu  du  pouvoir  législatif  le  vote  d*une  loi  dont 
l'article  1*'  était  ainsi  conçu  :  «  Le  recèlement  de  Georges  et  de 
soixante  brigands  sera  jugé  et  puni  comme  le  crime  principal.  »  Le 
Moniteur,  dans  ses  colonnes,  et  la  police,  dans  ses  placards,  compri- 
rent, parmi  les  soixante  brigands,  Moreau  et  Pichegru.  Pichegru  et 
Moreau  brigands!  c'était  une  de  ces  déclamations  que  les  dictatures 
aiment  à  jeter  en  pâture  à  la  foule.  Celle-ci  atteignit  son  but.  Dé- 
sormais Pichegru  fut  obligé  d'acheter  à  prix  d'or  Thospitalité  d'une 
nuit;  le  dévouement  le  plus  généreux  finissait  par  reculer  devant 
le  danger  *.  Dans  ses  courses  errantes,  Pichegru  fut  reconnu,  mal- 
gré son  déguisement,  par  un  de  ses  compagnons  d'armes,  Leblant, 
un  ancien  officier  devenu  agent  d'affaires  -.  Cet  homme  vint  à  lui. 
Au  nom  de  la  fraternité  militaire,  il  offrit,  sous  son  toit,  un  asile 
au  proscrit.  Pichegru  accepta  et  fut  aussitôt  installé  chez  son 
compagnon  d'armes.  Alors  Leblant  se  rendit  auprès  du  préfet  de 
police  et  lui  proposa  ce  marché  :  il  livrerait  son  hôte,  on  lui 
compterait  100  000  francs.  Déjà  la  police  était  riche;  sa  caisse 
était  alimentée  par  les  versements  des  maisons  de  jeu  et  d'au- 
tres produits  semblables.  La  proposition  du  traître  fut  acceptée. 
Après  avoir  acheté  Leblant,  on  séduisit  la  cuisinière;  le  8  ventôse, 
à  quatre  heures  du  matin,  six  gendarmes  d'élite  furent  reçus  dans 
la  chambre  de  celte  femme  et  de  là  pénétrèrent  dans  celle  de 
Rchegru.  Leur  invasion  fut  si  subite,  qu'ils  le  surprirent  endormi. 
Mais,  quoique  hors  d'état  de  se  défendre,  le  général  opposa  la  plus 
\iye  résistance;  il  reçut  en  se  débattant  deux  coups  de  sabre  et 
lutta  trois  quarts  d'heure  avant  de  se  laisser  maîtriser.  On  finit  par 

*  Le  récit  de  M.  Thiers  montrant  Pichegru  trouvant  un  asile  chez 
Barbé-Marbois,  ministre  du  Premier  consul,  est  une  fable  que  dément  une 
lettre  de  Barbé-Marbois. 

2  Cet  honnête  homme  demeurait  rue  Ghabannais,  np  30. 


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2IG  LES  ÉMIGRÉS  ET  U  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

rentordller  dans  une  couverture,  par  le  lier  comme  un  paquet,  on 
le  jeta  dans  un  fiacre  et  on  le  conduisit  à  cette  prison  du  Temple, 
où  déjà  il  avfidt  été  enfermé  sur  Tordre  du  Directoire.  Aussitôt 
Real,  prévenu,  se  présenta  pour  interroger  le  conquérant  de  la 
Hollande. 

Entre  le  prisonnier  affaibli  par  la  lutte,  par  ses  blessures,  par  les 
nuits  sans  sommeil  de  sa  vie  de  proscrit,  et  le  conseiller  d'État 
bien  doté,  bien  rente,  animé  de  temps  en  temps  par  un  petit  régal 
d'actions  de  canaux,  la  partie  ne  semble  pas  égale.  A  distance,  les 
pièces  en  main,  c'est  Real  qui  déplaît  comme  de  près  aussi  il 
devait  déplaire  avec  son  œil  rusé  et  son  museau  de  fouine.  Dès  les 
premiers  mots  de  l'interrogatoire,  Pichegru  reprend  son  sang-froid  ; 
il  se  redresse,  et  peu  à  peu  écrase  de  son  dédain  le  conseiller  d'État, 
devenu  policier.  Au  grand  jour  de  l'audience,  devant  la  foule 
impressionnable,  Pichegru  sera  superbe,  son  attitude  transportera 
l'auditoire. 

«  —  Quelles  personnes  voyiez-vous  habituellement  îi  Londres? 

«  —  Tout  le  monde. 

«  —  Pourquoi  vous  cachiez-vous? 

«  —  Parce  qu'on  m'aurait  arrêté. 

«  —  Comment  êtes-vous  venu  d'Angleterre  en  France? 

«  —  Sur  un  vaisseau. 

«  —  Où  avez-vous  logé  à  Paris? 

((  —  J'ai  eu  plusieurs  logements  dont  je  ne  connais  ni  la  situation 

ni  le  nom. 

«  —  Connaissiez- vous  Moreau? 

«  —  L'univers  entier  sait  que  je  le  connais. 

«  —  Savez- vous  que  Georges  est  à  Paris? 

«  —  Je  l'ai  entendu  crier  dans  les  rues...  » 

Puis  il  traite  durement  Réal,  qui,  maladroitement,  lui  fournit 
l'occasion  de  se  plaindre  de  la  haine  de  Bonaparte,  de  sa  conduite 
criminelle  au  13  vendémiaire,  du  concours  qu'il  a  prêté  au  18  fruc- 
tidor. 

Dans  tous  ses  interrogatoires,  Pichegru  montre  la  môme  hau- 
teur. On  a  beau  le  confronter  avec  les  prisonniers  qui  ont  fait  des 
aveux,  il  les  accable  de  son  mépris;  vis-à-vis  d'eux,  il  reste  magni- 
fique, tandis  que  les  délateurs  tremblants  hésitent  et  balbutient. 

On  sent  conabien  la  police  est  irritée  de  cette  assurance  et  de  ce 
ton  hautain  K  La  rage  de  Réal  et  de  Dubois  ne  se  peut  concevoir. 
«  On  le  tortura-.  »  Réal,  qui  n'a  pu  en  tirer  aucun  aveu,  finit  par 

«  Fauriel,  288. 
^Ibid.,  291. 


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sous  LE  RÈGNE  DE  NAPOLÉON  l''  217 

ne  plus  aflfronter  son  prisonnier.  Celui-ci  annonce  qu'il  se  réserve 
pour  les  débats  publics  :  «  Son  langage  sera  conforme  aux 
intérêts  de  la  patrie.  »  Il  montrera  les  secrets  ressorts  de  la  cons- 
piration, comment  la  police  a  su  l'attirer,  comment  Real  et  Fouché 
ont  précipité  les  événements  ^.. 

Pichegru  était  revenu  à  Paris  pour  conspirer,  le  fait  n'est  pas 
douteux.  Moreau,  simplement  mécontent,  et  qui,  d'ailleurs,  aimait 
à  temporiser  parce  que  tout  délai  était  agréable  à  sa  paresse,  avait 
réclamé  la  présence,  sinon  le  concours  de  Pichegru.  De  quoi 
s'agissaît-il?  De  montrer  aux  Français  deux  de  leurs  grands  capi- 
taines, de  rendre  la  liberté  au  pays  et  de  l'inviter  à  se  choisir  un 
antre  gouvernement  que  la  dictature.  Depuis  le  consulat  à  vie, 
Moreau,  devenu  opposant,  représentait  la  cause  populaire;  la 
foule  peut-être  aurait  suivi  son  cheval  dans  les  rues  de  Paris,  si 
Moreau,  qui  était  sur  ce  cheval  un  fort  grand  homme  de  guerre, 
n'avait  pas  été,  à  côté  de  son  cheval,  quelque  chose  de  moins 
qu'un  homme,  une  bonne  femme  étourdie  et  hâbleuse.  Moreau 
n'avîût  point  de  parti.  Ses  amis  seuls  étaient  autour  de  lui  sus- 
pendus, comme  lui,  sur  l'abîme  creusé  par  ses  irrésolutions  homi- 
cides. Pichegru  rentra  en  France  avec  des  royalistes  et  des 
Vendéens.  Mais,  jusque-là,  Moreau  n'était  coupable  que  d'un  rêve 
et  Pichegru  d'une  intention  ;  car  le  sens  profond  qui  distinguait 
Pichegru  avait  en  peu  de  temps  pénétré  un  mystère  que  Moreau 
méconnaissait.  Si  Moreau  refusait  d'écouter  Pichegru,  c'est  qu'il 
voulait  le  pouvoir  pour  lui-même  et  attendait  qu'on  le  lui  apportât 
tout  fait. 

Des  révélateurs  la  police  avait  tiré  des  hypothèses  rétractées 
dans  les  confrontations;  elle  n'avait  rien  tiré  de  l'interrogatoire. 
On  n'avait  rien  trouvé  dans  les  papiers;  c'est  Miot  qui  les  a  vus 
et  qui  l'atteste 2.  On  a  évité  de  confronter  Moreau  avec  Pichegru; 
on  redoute  de  les  mettre  en  présence  dans  le  débat;  on  sent  que 
les  griefs  de  Pichegru  ne  pourront  que  sauver  Moreau,  que  celui-ci 
devra  les  invoquer  à  sa  décharge.  Les  dénégations  de  Pichegru  ne 
pourront-elles  le  sauver  lui-même,  puisque  Moreau  s'abstenant,  le 
complot  restait  à  l'état  de  projet  vague  et  non  réalisé?  Pour  obtenir 
la  condamnation  de  Moreau,  il  y  avait  intérêt  à  faire  disparaître 
Pidiegra  3. 

C'est  adnsi  que,  le  6  avril,  les  gardiens,  étant  entrés  dans  la 
prison,  s'étonnèrent  de  ne  point  l'entendre  remuer;  ils  le  touchè- 

•  Bourrienne,  VI,- 25,  30. 

^  Miot  de  Melito,  Souvenirs,  1,  134. 

*  Talleyrand  dit  à  M"»»  de  Rémusat,  à  propos  |de  cette  mort  :  Elle  est 
arrivée  bien  à  point.  (Mémoires  de  M™»  de  Rémusat,  I,  349.) 


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218  LES  ÉMIGRÉS  ET  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

rent,  s'aperçurent  qu'il  était  mort  et  donnèrent  l'éveil  aux  magis- 
trats. Dès  la  veille,  assure-t-on,  des  témoins  avaient  été  convoqués^ 
pour  constater  le  décès  *.  Après  les  magistrats,  six  médecins 
arrivent.  Ils  décident,  premièrement,  que  Kche^a  est  mort; 
deuxièmement,  qu'il  s'est  tué.  C4ommeût  l'ont-ils  pu  voir?  Aucune 
preuve  de  suicide,  aucun  indice  ne  sont  fournis.  Le  générd  était 
étendu  sur  son  lit;  il  avait  le  eou  étroitement  serré  par  une  cra- 
vate noire  dans  laquelle  se  trouvait  passé  un  bâton  d'environ 
ho  centimètres  qui  avait  servi  de  tourniquet;  le  bâton  avait  été 
arrêté  par  la  joue  gauche  sur  laquelle  il  reposait  par  l'un  de  se& 
bouts;,  il  avait  fait  k  la  joue  une  égratignure  transversale  d'en- 
viron 6  centimètres;  la  face  était  occhy inosée,  les  mâchoires  ser- 
rées  et  la  langue  prise  entre  les  dents.  La  chandelle  est  à  terre, 
elle  a  été  renversée  et  se  trouve  loin  du  gadavrc.  On  n'a  paa 
son^  à  la  relever,  mais  on  a  eu  la  précaution  de  placer  dans  la 
main  du  mort  un  volume  de  Séoèque,  et  de  l'ouvrir  à  la  page  oii  le 
stoïcien  a  parlé  de  la  mort  volontaire. 

Cependant  Joseph  assure  que  le  Premier  consul  fut  surpris  de 
cette  mort,  que,  loin  de  pousser  Pichegru  au  désespoir,  et  le  jugeant 
lui-même  plus  infortuné  que  coupable,  il  avait  fait  proposer  au 
général  le  gouvernement  de  Cayenne  ^. 

D'autre  part,  Real  avoue  à  Savary  avoir  procuré  le  Sénèque- 
Quant  à  Savary  même,  il  juge  la  version  officielle  du  suicide  par 
trop  absurde,  et,  dans  ses  Mémoires^  il  improvise  une  autre  expli- 
cation. Pichegru  a  songé  au  suicide,  mais  on  ne  réussit  guère  à 
s'étrangler  soi-même,  et  c'est  l'apoplexie,  une  apoplexie  involon- 
taire, qui  est  venue  compléter  l'œuvre  commencée  :  «  Sa  tête  était 
retombée  sur  son  oreiller  et  avait  comprimé  le  petit  morceau  de 
bois,  ce  qui  avait  empêché  la  cravate  de  se  détendre.  Dans  cette 
situation,  l'apoplexie  ne  pouvait  pas  manquer  d'arriver  ^. 

On  devait,  paraît-il,  découvrir  le  suicide  de  bonne  heure.  Savary, 
qui  avait  donné  ses  instructions,  a  cru  qu'elles  avaient  été  suivie» 
et  dit  effrontément  qu'il  apprit  par  hasard,  à  huit  heures  du  matin^ 
le  suicide  aux  Tuileries.  Or  ce  fut  à  neuf  heures  que  le  porte-clefo 
pénétra  dans  la  diambre  et  découvrit  le  cadavre  raidi. 

Dans  ses  Mémoires^  Savary  dit  aussi  :  «  Mes  gendarme^  y  étaient  ^ 
nul  n'eût  pu  commettre  le  crime  qu'ils  ne  l'eussent  aussitôt  cons- 
taté. »  Mais  il  faudrait  savoir  d'où  venaient  ces  gendarmes.  Parmi 
eux  on  comptait  d'anciens  gendarmes  de  la  république,  recrutés- 


*  Histoire  générale  des  prisons,  VI,  85. 
3  Miot,  Souvenirs,  I,  190. 
^  Savary,  Méinoires,  II,  82. 


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SOOS  LE  RÉGNE  DE  NAPOLÉON  r  210 

parmi  les  vainqaenrs  dn  10  août  ou  les  massacreurs  de  Septembre. 
Et  si  CCS  hommes  ont  été  les  aatenrs  ou  les  complices  du  crime? 
Il  est  certain  qu'à  ce  moment,  certains  gendarmes  ont  rendu  des 
services  mystérieux  et  tellement  importants,  que  Bonaparte  leur  a 
fait  distribuer  une  gratification  de  33  000  francs  à  titre  de  rému- 
oëration  exceptionnelle. 

Fauche^Bonel  n'est  sans  doute  pas  un  téoioîn  irréprochable,  mais 
il  a  été  dans  la  police  ;  détenu  au  Temple,  il  a  longtemps  vécu  avec 
les  geôliers,  il  a  fait  soigneusement  son  enquête  dans  le  monde 
•des  subalternes,  et  si  quelqu'un  a  su  la  vérité,  c'est  lui.  Voici  sa 
o>]ic}osion  :  a  Pichegm  a  été  assassiné  ;  l'assassinat  a  été  commis 
par  Spon,  brigadier  de  la  gendarmerie  d'élite,  cpii  est  entré  dans  la 
prison,  accompagné  de  gendarmes  et  de  deux  guichetiers  :  l'un  de  ces 
<ieox  hommes  mourut  subitement  deux  mois  après  le  critne;  l'autre 
était  un  certain  Savard,  qm  avait  travaillé  en  septembre  1792.  » 
Spon,  qui  arait  été  en  Egypte  et  était  l'homme  de  confiance  de 
Savary,  récitait  son  thème  avec  aplomb  et  n'omettait  jamais  de 
parier  du  Sénèque*.  Au  surplus,  la  yeille  du  jour  où  Picbegru  fut 
trouvé  mort,  Fauche-Borel  jouait  aux  cartes  avec  le  gardien-chef 
du  Temple,  Fauconnier,  dans  une  pièce  voisine  de  la  chambre  de 
Kchegru.  Dans  la  soirée,  ils  entendirent  dans  la  tour  un  bruit  de 
lutte  et  de  meubles  renversés  qui  dura  quelques  minutes  et  leur  fit 
tomber  les  cartes  des  mains.  Fauconnier  quitta  brusquement  les 
prisonniers  pour  voir  ce  qui  s'était  passé.  II  revint  peu  après, 
mais  son  visage  était  tout  effaré,  et  ses  compagnons  s'aperçurent 
qu  en  teur  parlant  ses  lèvres  trembloltaîent.  Il  ne  voulut  rien  dire, 
iBais  le  souvenir  de  cette  lutte  bruyante,  gravé  dans  les  mémoires, 
fâdlita  ângulièrement  l'enquête  de  Fauche-Borel  ^. 


IV 

Pendant  que  Pichegru  expirait  sous  la  main  d'assassins  incon- 
nos,  les  Bretons  de  Georges  Cadoudal,  les  gentilshommes  du 
coDite  d'Artoi»  qui  se  cachaient  avec  eux,  les  femmes  qui  les  lo- 
geaî^it,  tombaîeni  tous  entre  les  maiûs  de  la  police.  La  populace, 
entraînée  par  le  succès,  les  devinait,  les  dénonçait  ou  les  vendait  ^. 
En  même  temps  L'instruction  se  poursuivait  contre  Moreau. 

«  Fauche-Borel,  IH,  t24. 

'  Ibid,  Antraigues  n'hésite  pas  à  croire  au  meurtre  de  Pichegru.  (Voy. 
Papiers  de  Témigratioa.  Lettre  d' Antraigues  à  Gzartoryski,  vol.  635,  P»  75.) 

3  Les  détails  de  rarrestation  de  Cadoudal  soQt  connus,  et  nous  n'avons 
pas  cru  devoir  les  reproduire. 


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220  LES  ÉMIGRÉS  ET  LV  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

Ud  triple  message  au  Sénat,  au  Corps  législatif,  au  Tribunal, 
avait  annoncé  l'arrestation  de  Moreau,  mais  le  public  avait  trouvé 
que  le  gouvernement  tranchait  la  question  de  culpabilité  avec  trop 
de  complaisance.  Il  se  demandait  si  la  déposition  emphatique  d'un 
accusé  terrorisé  devait  suffire  pour  faire  réputer  criminel  le  sauveur 
de  l'armée  du  Danube  et  le  vainqueur  de  Hohenlinden.  Pourtant, 
ni  le  Sénat,  ni  le  Corps  législatif,  ni  même  le  Tribunat  n'osèrent 
protester  contre  les  lois  proposant  des  pénalités  odieuses  et  des 
mesures  arbitraires.  Sur  les  bancs  de  ce  Tribunat  que  Napoléon 
accusait  d'indépendance,  une  seule  voix  s'éleva  au  milieu  du 
silencp  universel.  C'était  celle  d'un  frère  de  Moreau  qui  affirma 
l'innocence  du  général  et  demanda  qu'il  fût  renvoyé  non  pas  devant 
un  tribunal  d'exception,  mais  devant  des  juges  naturels.  Ce  cri 
de  protestation  fut  considéré  comme  un  crime  :  le  frère  de  Moreau 
fut  arrêté.  Son  autre  frère,  un  lieutenant  de  vaisseau,  fut  interne 
à  Morlaix  uniquement  parce  qu'il  était  son  frère  ^  Comme  les  liens 
du  sang,  les  liens  de  l'amitié  devinrent  suspects.  M.  Lemerer» 
ancien  député,  vint  à  Paris  pour  s'offrir  à  Moreau  comme  défenseur; 
pour  cette  démarche,  M.  Lemerer  fut  jeté  en  prison,  puis  exilé 
à  Rennes.  De  proche  en  proche  la  persécution  s'étendit  à  tous  ceux 
qui  entouraient  Moreau.  Fresnière,  son  secrétaire,  fut  arrêté  et 
obtint  à  grand' peine  l'autorisation  de  suivre  Moreau  en  Amérique^. 
Le  général  lUchepanse,  un  lieutenant  de  Moreau,  fut  privé  de 
commandement  et  disgracié.  Le  général  Decaen,  un  ami  de  Moreau, 
fut  envoyé  à  Pondichéry.  Real  ordonna  d'arrêter  Lahorie,  ancien 
chef  d'état-major  de  Moreau,  fit  séquestrer  ses  biens,  espionner 
tous  ceux  qui  le  voyaient;  on  persécuta  longtemps  Lahorie,  car, 
après  l'avoir  relâché,  le  14  janvier  1811  on  l'arrêta  encore,  sans 
autre  motif  que  ses  anciennes  relations  avec  Moreau.  Lecourbe,  le 
plus  glorieux  des  lieutenants  de  Moreau,  qui  avait  commandé  l'aile 
droite  à  l'armée  du  Danube,  qui  avait  gagné  la  bataille  d'Hochstaedt, 
qui  avait  conquis  les  Grisons,  chassé  les  Russes  et  les  Autrichiens 
de  la  Suisse,  l'illustre  Lecourbe  fut  rayé  des  cadres  de  l'armée, 
exilé  pendant  toute  la  durée  de  l'empire;  Napoléon  l'envoya  en 
Auvergne,  sous  la  surveillance  de  sa  police,  et,  comme  il  venait  de 
vendre  une  maison  au  général  Dutreillis,  l'empereur  fit  mettre, 
pour  l'appauvrir,  opposition  au  payement  du  prix  de  vente  ^.  Mac- 
donald,  disgracié  comme  ami  de  Moreau,  resta  privé  de  comman- 
dement jusqu'en  1809.  Le  général  Souham  fut  arrêté,  et  non 
seulement  le  général,  mais  sa  femme,  prévenue  comme  son  mari  de 

*  Correspondance  de  Napoléon^  IX,  342. 
»  Nouv.  acq.  fr.,  3556 

•  Archives  de  la  préfecture  de  police?.  Lalaane  sur  Fauriei,  p.  18. 


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sous  LE  HÈCNE  DE  NAPOLÉON  l^  Tli 

conspiration  avec  le  brigand  Georges.  Oq  arrêta  aussi  les  géné- 
raux Liébert  et  Ramel;  celui-ci,  qui  revenait  malade  et  blessé  de 
Saint-Domingue,  fut  laissé  trente-six  heures  au  cachot.  Le  général 
Dessoles  fut  obligé  de  s*exiler  près  d'Auch  et  ne  rentra  au  service 
qaen  1808.  Gaspard  Normand,  chef  d'escadron,  fut  chassé  de 
Tarmée,  rayé  de  la  Légion  d'honneur  et  détenu  quatre  ans  *  :  lors- 
qu'on l'avait  arrêté,  comme  tant  d'autres,  il  avait  eu  l'imprudence 
de  déclarer  que,  pour  lui,  c'était  un  honneur  de  partager  la  pro- 
scription de  Moreau.  Napoléon  le  poursuivit  de  sa  haine  implacable  ; 
«  Il  ne  faut  point,  écrivait-il,  relâcher  l'adjudant-commandant  Nor- 
mand, mais  le  mettre  dans  une  citadelle  ^.  » 

Moncey  fit  arrêter,  à  Besançon,  le  colonel  Deleley,  premier  aide 
de  camp  de  Moreau  ^.  D'autres  aides  de  camp,  Guilleminot,  les 
ftèiies  Marchand,  furent  persécutés,  moins  malheureux  pourtant 
que  ceux  qui  furent  mis  au  secret.  Dans  une  série  de  lettres  qui 
ont  passé  sous  mes  yeux.  Loyer,  Rapatel,  Badon ville,  se  plaignent 
amèrement  des  traitements  qu'ils  subissent.  «  L'instruction  de  la 
procédure  n'a  fourni  aucune  charge  contre  eux.  Cependant  on  est 
informé  que,  pendant  leur  détention,  ils  ont  témoigné  le  plus  grand 
attachement  à  Moreau,  et  manifesté  des  dispositions  peu  conve- 
nables pour  le  chef  de  l'empire  *.  »  Loyer  ne  sort  de  prison  que 
pour  être  interné  à  Reims;  les  autres  sont  exilés  à  30  lieues  de 
Paris  *.  C'est,  en  'un  mot,  le  parti  de  Moreau  qui  est  opprimé  par  le 
parti  de  Bonaparte. 

Le  récit  de  ces  rigueurs,  de  ces  attentats  contre  le  droit  et  la 
liberté  individuelle,  était  colporté  dans  les  salons  de  Paris,  dans  les 
cafés,  dans  les  théâtres  et  dans  les  lieux  publics.  Les  royalistes 
qui  regrettaient  les  Bourbons  et  les  républicains  rebelles  â  la 
dictature  se  groupaient  dans  un  même  sentiment  d'hostilité;  ils 
affectaient  de  blâmer  sévèrement  la  conspiration  de  Bonaparte 
etnUre  Moreau* 

Le  grand  juge  avait  fait  subir  au  prisonnier  un  long  interro- 
gatoire, mais  Moreau  s'était  renfermé  dans  ses  dénégations.  Alors 
le  Prunier  consul  fit  transmettre  au  Sénat  un  rapport  rédigé  avec 
une  partialité  perfide;  Moreau  avait  refusé  de  conspirer  pour  les 
Bourbons,  de  s'associer  à  Georges  et  même  de  le  voir,  et  les 
accusateurs  s'efforçaient  de  compromettre  son  nom  en  l'accolant 
toujomrs  à  ceux  de  Georges  et  de  Pichegru.  Pressé  d'avilir  ce  rival, 

*  Savary,  VI,  73. 

*  Napoléon  à  Fouché,  Correspondance.  XI,  93. 

*  F.  7,6397,  7  vendémiaire  an  XII,  Fouché  à  Berthier. 

*  Nouv.  acq.  fr.,  3556,  f«  22. 
*/W.,  1^389. 


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222  LES  ÉMIGRÉS  ET  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

en  obtenant  de  lui  des  aveux  déshonorants,  Bonaparte  prescrivit 
au  grand  juge  d*interroger  de  nouveau  le  général  et  de  lui  insinuer 
qu'il  devait  se  concilier  par  une  entière  franchise  la  clémence  du 
Premier  consul.  Moreau  refusa  de  se  prêter  à  ce  rôle  de  suppliant, 
et  le  légiste  Régnier  échoua  dans  sa  tentative.  Alors  on  essaya  du 
directeur  de  la  police.  Celui-ci,  plus  liant,  plus  adroit,  voulut  à 
son  tour  insinuer  à  Moreau  de  désarmer  le  Premier  consul  par  des 
déclarations  sincères,  et  lui  laissa  entendre  que  sa  vie  et  sa  gloire 
étaient  intéressées  à  ce  qu'on  ne  le  supposât  pas  complice  d'as- 
sassîns;  mais  il  ne  put  obtenir  que  Moreau  sollicitât  la  clémence 
de  Bonaparte.  Tout  ce  qui  résulta  de  l'entrevue,  ce  fut  une  lettre 
fière  écrite  par  le  prisonnier.  «  L'accusation,  disait-il,  est  absurde. 
Je  suis  â  concevoir  comment  une  poignée  d'hommes  épars  peut 
espérer  de  changer  la  face  de  l'État  et  de  remettre  sur  le  trône  une 
famille  que  les  efforts  de  toute  l'Europe  et  la  guerre  civile  n'ont  pu 
réussir  à  y  placer...  »;  il  terminait  en  disant  qu'il  ressentait  «  l'in- 
quiétude de  voir  triompher  les  ennemis  qu'attire  toujours  la  célé- 
brité ». 

Ne  pouvant  séduire  Moreau,  on  revint  à  l'idée  de  le  compromettre. 
Real  pressa  surtout  Roland,  l'un  des  accusés,  qui  avait  dénoncé 
Pichegru,  de  dénoncer  Moreau.  «  Prenez  garde,  disait  Real,  qu'en 
continuant  de  garder  le  silence  vous  ne  priviez  la  justice  d'aucun 
des  faits  qu'il  lui  importe  de  connaître,  et  que  vous  nous  forciez  à 
penser  qu'au  lieu  d'être  le  confident,  vous  êtes  le  complice  des 
hommes  que  la  justice  poursuit.  »  Roland  répéta  bien  les  propos 
de  Pichegru,  mais  de  Moreau  il  ne  put  citer  que  cette  réponse 
faite  â  lui-même  :  «  Je  ne  puis  me  mettre  à  la  tête  d'aucun  mou- 
vement pour  les  Bourbons.  » 

Les  débats  du  procès  s'ouvrirent  après  cette  instruction  (28  mai 
1804)  et  presqu'au  lendemain  de  la  proclamation  de  l'empire.  Les 
accusés  étaient  traduits  devant  le  tribunal  criminel  et  spécial  du 
département  de  la  Seine,  présidé  par  Hémar.  Les  douze  juges  sié- 
geaient en  simarre;  en  face  des  juges,  quarante-sept  accusés  étaient 
rangés  sur  quatre  rangs.  Un  pareil  nombre  d'accusés  ne  pouvait  se 
juger  à  huis  clos;  on  se  contenta  donc  de  supprimer  le  jury.  Les 
débats  étant  publics,  l'affluence  fut  incroyable;  pendant  quatorze 
jours,  la  bonne  compagnie  s'y  porta  avec  un  intérêt  passionné  ;  le» 
femmes  à  la  mode,  la  belle  princesse  Dolgorouki,  ne  quittaient  pas 
la  salle  des  séances  *.  La  mort  du  duc  d'Enghien,  celle  de  Pichegru, 
la  suppression  du  jury,  et  l'attitude  d'un  président  uniquenxent 
occupé  de  courtiser  le  pouvoir,  redoublait  l'intérêt  que  l'on  portait 

<  Nouv.  acq.  fr.,  3556,  f«  408.  Bourrienne,  VI,  113  et  suiv. 


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sous  LE  RÈGNE  D8  KAPOliX^  V  223 

aux  accusés.  La  foule  se  les  mootrait  et  se  pressait  pour  les  voir. 
Tous  les  regards  se  portaient  d'abord  sur  Moreau,  que  ranimaient 
1m  synapaihies  de  Lecourbe,  de  Macdonald,  de  Saint-Cyr  et  de 
Dessoles,  présents  dans  Taudixoire;  ils  se  fixaient  sur  cet  bomme 
de  guerre  inférieur  à  sa  renouimée  dans  les  incidents  de  la  vie 
civile,  mais  Fetrouvant  un  front  caloie  à  rap{n*ocbe  du  danger.  Les 
royalistes  et  les  républicains,  qui  remplissaient  le  pi*étoire,  saluaient 
à  tout  propos  de  leurs  applaudissements  le  vainqueur  de  Holien- 
linden.  Un  jour,  au  début  de  la  séance,  Lecourbe  outra  et  soulevant 
entre  ses  bras  le  jeune  enfant  de  Moreau  :  «  Soldats,  «'écria-t-il, 
voilà  le  fils  de  votre  général.  »  Une  émotion  profonde  se  répandit 
dans  toute  la  salle.  Les  militaires  se  levaient,  les  soldats  présen- 
taient les  armes^  les  gendarmes  qui  entouraient  laccusé  témoi- 
gnaieflt  leur  respect  pour  le  grand  bomme  persécuté.  Quant  à 
Pichegru,  sa  place  était  vide,  mais  le  nom  du  conquérant  de  la 
Hollande  était  invoqué  à  tout  propos  par  l'accusation  comme  par 
la  défense.  C'est  en  vain  que  les  geôliers  avaient  cru  ensevelir  sa 
mémoire  dans  l'oubli,  son  nom  retentissait  sans  cesse  dans  l'an- 
ditoire*  bob  ombre  sembUût  encore  planer  sur  les  débats. 

Après  s'être  ûxés  sur  Moreau,  les  regards  des  royalistes  se  repor- 
taient sur  leur  champion,  sur  Georges  Cadoudal,  humble  par  la 
naissance,  grand  par  Je  caractère,  et  après  lui  sur  M.  de  Rivière 
et  sur  MSL  de  Polignac,  les  fidèles  amis  du  prince  qui  exposait 
ses  serviteurs  à  des  périls  qu'il  se  .gardait  de  partager.  Tous 
les  accusés  entrèrent  d'un  pas  ferme;  seul.  Bouvet  de  Lbozierse 
miontraît  tout  décontenancé.  On  avait  assigné  comme  témoin  Mario 
de  Turgot,  femme  de  Saint-Léger,  qui  avait  loué  à  Cbaillot  une 
maison  pour  Bouvet  de  Lhozier.  Cette  amie,  qui  venait  d'exposer 
poor  le  proscrit  sa  liberté  et  peut-être  sa  vie,  comparut  devant 
le  tribunal  et  dit  aux  juges  ren  regardant  l'accusé  :  Bouvet^ 
je  ne  le  reconnais  plus.  Alors  Bouvet,  honteux,  revint  sur  ses 
dédaratiofis.  11  confessa  que  ses  aveux  étsdent  basés  sur  des  sup- 
pasiûona,  et  que  ces  suppositions,  il  les  avait  ensuite  reconnues 
fausses  ^  Dès  lors  l'accusation  contre  Moreau  manquait  de  base. 

Bëgoier  avait  mandé  les  défenseurs  du  général  et  les  avait 
invités  a  à  ne  se  laisser  pas  aller  à  de  coupables  indiscrétions  ^  »  ; 
3  ne  réussit  pas  à  les  intimider  et  à  les  empêcher,  notamment, 
d'aborder  la  question  de  compétence  ^.  Les  avocats  avsdent  beau 
jeu  de  plaider  rincoo^étence;  la  loi  exigeait  en  effet  ou  le  jury 


^Faariel,  179,  341. 

^  Nouv.  acq  fr.,  3556,  fo  18. 

*  Audience  du  9  prairial  an  XIL 


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m  LES  ÉMIGRÉS  ET  LA  SOaÉTÈ  FRANÇAISE 

OU  la  haute  cour,  dès  lors  le  tribunal  criminel  et  spécial  n'avait 
rien  à  voir  dans  l'affaire.  Le  rapporteur  Thuriot  répondit  plaisam- 
ment :  «  La  haute  cour  ne  peut  être  constituée  que  si  le  Corps  légis- 
latif en  nomme  trois  membres  ;  ira-t-on  suspendre  le  cours  de  la 
justice?  N'est-il  pas  plus  naturel  et  plus  juste  que  la  cour  crimi- 
nelle continue  le  procès  qu'elle  a  déjà  commencé?  »  Cet  argument 
suffit  à  l'ancien  régicide  pour  faire  prévaloir  une  opinion  contraire 
au  texte  comme  à  l'esprit  de  la  loi. 

Georges  Cadoudal,  intrépide  sur  le  banc  des  accusés  comme  au 
milieu  des  combats,  montra  dans  ses  réponses  une  énergie  railleuse. 
Croyant,  comme  tous  les  accusés,  au  meurtre  de  Pichegru,  il  disait 
à  ses  juges  :  «  Si  l'on  me  trouve  étranglé,  ce  n'est  pas  moi  qui 
aurai  pris  cette  peine.  »  Feignant  de  se  méprendre  sur  le  nom  de 
Thuriot,  il  l'appelait  Tue-Roi.  A  l'entendre,  on  n'aurait  jamais  cru 
qu'il  se  savait  désigné  pour  le  sacrifice.  D'ailleurs,  il  avouait  les 
faits  articulés  contre  lui,  mais  il  taisait  avec  opiniâtreté  ceux  qui 
auraient  pu  compromettre  ses  complices  ou  les  royalistes  chez  les- 
quels il  avait  trouvé  un  abri. 

Moreau  avoua  ses  entrevues  avec  Pîchegru,  mais  il  déclara  que 
son  seul  motif,  en  se  rapprochant  de  son  ancien  frère  d'armes,  avait 
été  de  lui  ménager  le  retour  dans  sa  patrie.  Il  reconnut  que  dans 
ses  entrevues  il  avait  été  initié  à  de  vagues  projets  contre  le  gou- 
vernement, mais  ces  tentatives  lui  avaient  paru  si  peu  réalisables, 
qu'il  n'avait  pas  cru  de  son  devoir  de  les  dénoncer.  Bref,  il  per- 
sista dans  les  explications  qu'avait  déjà  données  sa  lettre    au 
Premier  consul.  Le  président  Hémar,  dans  l'interrogatoire,  se  mit 
à  reprocher  au  général  républicain  les  récompenses  qu'il  avait 
obtenues  et  le  taxa  d'ingratitude;  alors  Moreau  mit  en  regard  de 
ses  émoluments  les  glorieux  souvenirs  de  Rastadt,  de  Biberach, 
d'Engen  et,  de  Hohenlinden,  et  les  acclamations  de  l'auditoire 
apprirent  au  magistrat  que  les  réponses  de  Moreau  n'étaient  pas 
moins  victorieuses  que  ses  armes.  Le  récit  de  ces  incidents  était 
chaque  soir  colporté  dans  les  salons,  comme  dans  les  cafés  de 
Paris;  on  était  mal  venu  à  traiter  sévèrement  Moreau.  Montrond 
se  trouvait  auprès  de  M""*  Hamelin,  lorsque  le  colonel  Colbert  vint 
lui  dire  :  «  Moreau  pleure.  —  A  sa  place,  répondit-elle,  vous  infec- 
teriez de  votre  terreur  tous  nos  appartements  •.  »  Moreau  deuieura 
ferme,  son  langage  fut  digne  :  «  Juges,  dit-il  en  terminant  sa 
défense,  depuis  la  victoire  de  Hohenlinden  jusqu'à  mon  arrestation, 
mes  ennemis  n'ont  jamais  pu  me  trouver  ni  me  chercher  d'autres 
crimes  que  la  liberté  de  mes  discours!...  Pouvais-je  croire  que 

*  Nouv.  acq.  fr.,  3556,  ^  16. 


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sous  LE  RÈGNE  DE  NAPOLÉON  1«  225 

tette liberté  fût  un^ crime?...  Ceux  qui  conspirent,  blàment-ils  sî 
hautement  ce  qu'ils  n'approuvent  pas?...  »  La  cause  de  Moreau 
pouvîdt  être  perdue  devant  ses  juges,  elle  était  déjà  gagnée  devant 
î*opinion. 

A  mesure  que  les  débats  se  poursuivaient,  des  scènes  émou- 
vantes venaient  impressionner  l'auditoire.  Tantôt  c'étaient  des 
accusés  qui  montraient  au  public  et  aux  juges  leurs  mains  meur- 
tries par  la  torture.  Puis  un  débat  touchant  s'établit  devant  le 
tribunal  entre  MM.  de  Polignac.  Armand  demanda  qu'on  épargnât 
son  jeune  frère  et  s'offrit  en  victime.  Jules  s'écria  de  son  côté  : 
«  Celui  qu'il  faut  épargner,  c'est  mon  frère,  l'appui  des  siens, 
un  père  de  famille.  »  Le  président  Hémar,  étranger  à  tous  ces 
nobles  mouvements  de  l'âme,  dit  enfin  après  douze  jours  :  «  Les 
débats  sont  terminés.  » 

Lorsque  les  juges  se  retirèrent,  la  plus  grande  incertitude  cou- 
vradt  le  sort  de  Moreau.  Les  affidés  de  l'empereur  s'agitaient  pour 
obtenir  une  sentence  de  mort;  ils  voulaient  que  le  rival  de  leur 
madtrc  fût  humilié  par  une  grâce.  Napoléon  ne  craignit  pas  d'in- 
tervenir lui-même;  il  pressa  Gorvisart,  beau-frère  de  Desmaisons, 
de  solliciter  de  ce  magistrat,  l'un  des  juges,  la  condamnation  de 
Moreau  :  «  Allez  trouver  Bourrienne,  lui  dit-il,  et  entendez-vous 
avec  lui  pour  le  ramener  à  des  idées  plus  raisonnables.  »  Savary 
était  là,  comme  il  avait  été  à  Vincennes  ;  il  se  tenait  dans  l'anti- 
chambre, à  portée  de  l'oreille  des  juges.  Pendant  la  délibération, 
Hémar  et  Thuriot  ouvraient  souvent  la  porte  ;  on  les  voyait  con- 
férer avec  lui.  Après  un  de  ces  entretiens,  le  rapporteur  Thuriot 
rentra  et  insista  avec  une  énergie  croissante  pour  que  la  peine 
capitale  fût  appliquée  à  Moreau  :  «  C'est,  dit-il,  une  affaire  poli- 
tique; il  y  a  des  sacrifices  nécessaires  à  la  sûreté  de  l'État,  et, 
d'ailleurs,  si  Moreau  est  condamné,  l'empereur  fera  grâce.  —  Et  à 
nous,  qui  nous  la  fera?  »  répondit  Clavier,  l'un  des  juges.  Dès  lors 
sept  voix  contre  cinq  se  prononcèrent  pour  épargner  Moreau.  Le 
président  Hémar,  le  rapporteur  Thuriot,  Bourguignon,  Selves  et 
oranger  votèrent  pour  la  mort.  Martineau,  Desmaisons,  Rigaut, 
Lecourbe,  Laguillaumye,  Dameuve,  Clavier,  votèrent  contre  la 
mort.  La  délibération  ayant  été  suspendue  quelques  instants, 
l'opinion  d'un  des  juges  vint  à  changer,  et  ils  se  retrouvèrent 
hait  contre  quatre  pour  condamner  Moreau  à  deux  ans  de  prison  *. 
L'emprisonnement  fut  aussi  prononcé  contre  Jules  de  Polignac, 

*  Une  intéressante  brochure  de  Lecourbe,  Tua  des  juges,  donne  tous  les 
détails  de  la  délibération  :  Opinion  sur  la  conspiration  de  Moreau,  par 
Lecourbe.  Paris,  1814. 

%  OCTOBRB  1887.  15 


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226  LES  ÉMIGRÉS  ET  U  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

Léridao,  Roland  et  Hisay;  mais  la  peine  de  mort  fut  infligée  i  la 
plupart  des  accusés. 

L'arrêt  fut  accueilli  avec  consternation;  on  était  las  des  san- 
glantes hécatombes,  et  l'empereur  lui-même  comprit  qu'il  lui  serait 
salutaire  de  se  montrer  plus  clément  que  les  juges.  Il  ût  grâce 
aux  dénonciateurs  et  commua  la  peine  de  mort  prononcée  contre 
Rochelle,  Armand  de  Polignac  et  M.  de  Rivière.  Mais,  au  premier 
moment,  lorsqu'il  connut  les  deux  années  de  prison  de  Moreau, 
il  ne  put  pas  maîtriser  sa  colère.  A  la  réception  qui  suivit  le  juger 
ment,  apercevant  Lecourbe,  l'un  des  juges,  il  fondit  sur  lui  avec 
emportement,  l'appela  juge  prévaricateur^  le  chassa  publiquement 
et  le  fit  destituer. 

Quelques  joui*s  après,  le  ïk  juin,  Bourrienne  se  trouvait  à  Saint- 
Cloud  auprès  de  l'empereur.  Celui-ci,  parlant  des  propos  dont  l'écho 
arrivait  jusqu'à  lui  :  «  Qu'on  parle  tant  qu'on  voudra,  dit-il,  mais 
que  je  ne  l'entende  pas.  »  U  se  plsdgnit  aussi  de  Lacuée  :  «  Il  allait 
clabaudant  pour  Moreau,  lui,  mon  aide  de  camp.  »  Arrivant  à 
Moreau,  il  s'excusa  de  son  acharnement  contre  le  général  sur  la 
pression  que  Real  lui  avait  fait  subir  ;  puis,  appréciant  la  conduite 
de  son  rival,  il  dit  qu'il  était  mou,  indolent,  lui  reprocha  de  fumer, 
d'aimer  trop  la  bonne  chère,  pas  assez  la  lecture,  et  d'être  beaucoup 
au-dessous  de  sa  réputation...  ;  passant  ensuite  à  ses  propres  griefs  : 
<<  Il  a  blâmé  tous  mes  actes,  dit-il,  tourné  en  ridicule  la  Légion 
d'honneur,  déprécié  mes  campagnes  et  mon  gouvernement;  je  suis 
sur  le  trône  et  le  voilà  en  prison.  Bien  certainement,  je  lui  aurais 
£sdt  grâce,  mais  son  nom  aurait  cessé  d'être  un  drapeau  pour  ces 
imbéciles  de  royalistes  ^  » 

L'empereur  avait  trouvé  ses  magistrats  trop  doux;  après  cette 
énumëration  des  crimes  de  Moreau,  peut-être  pourra-t-on  les  juger 
bien  sévères. 

H.    FORNERON. 

La  fin  prochaiaement. 


*•  Bourrienne,  VI,  113  et  suiv. 


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LE    BILAN 

DE 


LA  POLITIQUE  COLONIALE 


Tant  que  la  politique  colouiale  était,  pour  ainsi  dire,  à  Tétat 
aîgu,  tant  que  les  forces  vives  de  la  France  étaient  engagées  à 
fond  dans  les  expéditions  de  Tunisie,  du  Tonkin  et  de  Madagascar, 
toute  discussion  était  difficile,  sinon  impossible.  Le  patriotisoid 
commandait  la  plus  extrême  réserve  :  il  s'agissait  non  de  discuter, 
mais  de  lutter  pour  tirer  d'un  mauvais  pas  Thonneur  et  la  puissance 
de  la  France.  Maintenant  qu'une  accalmie,  au  moins  momentanée, 
s'est  produite,  peut-être  n'est-il  pas  inutile  de  reprendre  la  ques- 
tion en  l'élargissant,  de  soumettre  à  un  examen  d'ensemble  les 
résultats  de  la  politique  coloniale  française,  en  plaçant  en  regard, 
d'une  part,  les  charges  que  les  colonies  imposent  à  la  métropole, 
d'autre  part,  les  bénéfices  qu'elles  peuvent  lui  procurer,  et  en 
faisant  porter  cette  comparaison  successivement  sur  l'Algérie,  sur 
le  groupe  de  nos  anciennes  colonies  et  sur  celui  de  nos  nouvelles 
possessions.  On  a  dressé  le  bilan  général   de  la  république,  il 
convient  de  dresser  le  budget  spécial  de  nos  colonies;  il  importe 
de  rechercher  si,  dans  l'état  de  détresse  financière  oii  nous  nous 
trouvons,  le  budget  de  nos  possessions  d'outre-mer  ne  nous  offre 
pas  les  éléments  d'une  notable  partie  des  économies  rendues  aussi 
urgentes  qu'indispensables  par  le  gaspillage  républicain. 

I 

Notre  empire  colonial  comprend  les  pays  suivants  : 

EN  ASIE  : 

La  Cocbinchine  française  avec  60  000^""»  de  superficie  et  1  689  984  habitants. 
L'Inde    française   (Pondi- 

chéry,    Mahé,   Yanaon, 

Karikal,  Ghandernagor, 

Surate,  etc.) 508  —  282  723       — 

A    reporter.     .    .         60508  1 972  707 


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228  LE  BILAN  DE  U  POUTIQUE  COLONIALE 

Reports.     .    .  60  508  1972707 

Le  Tonkin avec  90  000^»' de  superficie  et  9  000  000  habitants, 

L'Annam 22  000  —  2  000000       — 

Les  provinces  laotiennes 

et  le  pays  des  Mois.    •        100  000  —  50  000       — 

Le  Cambodge 10  000  —  1 000  000        — 

EN  AFRIQUE   : 

L'Algérie 479  000             —  3  310  000  — 

La  Tunisie 116  000            —  2100  000  — 

Madagascar 480  000            —  4  000  000  — 

Sainte-Marie   de  Mada- 
gascar  •  165            —  7100  — 

La  Réunion 2  600            —  169000  — 

Nossi-Bé 293             —  9  500  — 

Mayotte  et  Comores.  .    .  370             —  9  000  — 

Obock  et  Tadjourah.     .  1 200             —  22  000  — 

Sénégal  et  dépendances,  (indéterminée)    —  198  000*  — 
Établissement  '  du    golfe 
de  Guinée,  Gabon,  de  la 
Côte-d'Or,  Grand-Bas- 
sam,   Assinie,    Porto- 

Novo »                  —  »  — 

Congo  français.    ...  670000             —  ?  — 

EN  AMÉRIQUE   : 

La  Guyane 288  000  —  20  300  — 

La    Martinique.    ...  988  —  167000  — 
La  Guadeloupe  et  dépen- 
dances   1380  —  183  0002  — 

Saint-Pierre  et  Miquelon.  235  —  5  700  — 

EN  OCéANIB   : 

La  Nouvelle-Calédonie.  .  21000  —  61000       — 

Tahiti,  Moorea,Tuamotu, 

Marquises ,    Gambier , 

Râpa 3400  —  25000       — 

Iles  Kerguelen.    ...  637  —  Inhabitées 

Total.     .    .    .      2  348  776  —  24  311 307       — 

Les  pays  compris  dans  cette  nomenclature  forment  des  catégo- 
ries très  diverses,  suivant  qu'on  les  envisage  d'après  la  date  de 
leur  occupation,  d'après  le  Ûen  qui  les  rattache  à  la  France  et  le 

*  D*après  le  rapport  de  M.  Etienne,  sur  le  budget  des  colonies  en  1887  ^ 
189  584,  à  la  date  de  1884. 
a  Ibid.,  200  321,  à  la  date  de  1884. 


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LE  BILAN  DE  U  POLITIQUE  COLONIALE  229 

régime  aaquel  ils  sont  soumis,  enfin  d'après  la  natare  diverse  des 
ressources  qu'ils  peuvent  offrir  à  la  colonisation. 

Au  point  de  vue  de  la  date  de  l'occupation,  il  faut  distinguer 
trois  groupes  très  distincts  : 

l""  Les  anciennes  colonies,  débris  du  vieil  empire  colonial  de  la 
monarchie  (l'Inde,  la  Réunion,  la  Guyane,  les  Antilles,  Saint-Pierre 
et  Hiquelon;  en  tout,  827  000  habitants); 

2*"  Les  colonies  conquises  sous  le  gouvernement  de  Juillet  et 
sons  le  second  Empire  (Algérie,  Cochinchine,  Sénégal,  Nossi-Bé, 
Hayotte,  Obock,  Sainte-Marie  de  Madagascar,  établissements  du 
golfe  de  Guinée  et  de  la  Côte-d'Or,  Nouvelle-Calédonie,  Tahiti^ 
Marquises,  îles  Kerguelen;  en  tout,  5  332  000  habitants); 

3^  Les  colonies  ou  pays  de  protectorat  occupés  depuis  1870 
(TookiD,  Annam,  Laos,  Cambodge,  Tunisie,  Madagascar,  Congo; 
en  tout,  18  170  000  habitants). 

An  point  de  vue  de  la  nature  du  lien  qui  les  unit  à  la  France, 
ces  mêmes  pays  forment  également  trois  groupes  : 

1**  L'Algérie,  possession  directement  unie  à  la  France,  assimilée 
à  la  métropole,  relevant  des  différents  départements  ministériels, 
n'ayant  point  de  budget  spécial,  compose,  à  elle  seule,  une  classe 
spéciale; 

2""  Les  colonies  proprement  dites  (Cochinchine,  Inde,  Réunioa, 
Nossi-Bé,  Mayotte,  Sainte-Marie  de  Madagascar,  Obock,  Sénégal, 
golfe  de  Guinée,  Côte-d'Or,  Congo,  Guyane,  Antilles,  Saint-Pierre 
et  Miquelon,  Nouvelle-Calédonie,  Tahiti,  Hébrides,  îles  Kerguelen) 
relèvent  du  département  de  la  marine  et  des  colonies  :  elles  sont 
placées  sous  la  souveraineté  de  la  France,  mais  soumises  à  des  lois 
ispéciales,  à  un  régime  particulier  qui  varie  pour  chacune  d'elles  ;  ni 
les  lois  militaires,  ni  les  lois  fiscales,  ni  les  lois  douanières  de  la 
métropole  n'y  sont  applicables;  leur  budget  est  distinct  du  budget 
métropolitain  ; 

3*  Enfin,  les  pays  placés  sous  le  protectorat  de  la  France  (Tonkin, 
Annam,  Laos,  Cambodge,  Tunisie,  Madagascar)  composent  un 
dernier  groupe  tout  à  fait  distinct  des  deux  premiers  :  ils  restent 
nominalement  soustrsdts  à  la  souveraineté  de  la  France  et  relèvent 
du  département  des  affaires  étrangères. 

Si  l'on  envisage  enfin  nos  possessions  au  point  de  vue  des 
ressources  qu'elles  peuvent  offrir  à  la  colonisation,  on  reconnaît 
qu'elles  se  rapportent  aux  trois  types  de  colonies  définis  depma 
longtemps  par  la  sdence  géographique  et  par  la  science  écono- 
mique :  colonies  stratégiques,  colonies  d'exploitation,  colonies  de 
peuplement. 
Les  premières  sont  celles  qui,  en  raison  de  leur  peu  d'étendue. 


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230  LK  BILAN  DE  U  POLITIQUE  GOLOHULE 

de  leur  mauvais  climat  oa  de  leeir  stérilité,  ne  se  prêtent  im  i  rimmi- 
gratioD,  ni  même  à  des  échanges  oommercianx  actifs  et  n'ont  de 
valenr  que  ocmime  peints  de  relâche  ou  de  ravitaillement  pour  la 
marine  nationale,  comme  positions  dominant  une  mer  ou  un  détroit, 
comme  arsenaux  ou  places  d'armes  destinées  à  faciliter  une  expé- 
dition maritime.  Les  Antilles,  la  Réunion,  Mayotte,  Nos^-Bé,  Obock, 
Saint-Werre  et  Miquelon,  Tahiti,  les  Marquises,  les  fles  Kerguelen, 
rentrent  dans  cette  catégorie. 

Les  colonies  d'exploitation  peuvent  avon*  aussi  une  utilité  au 
point  de  vue  stratégique;  mais  leur  principal  avantage  consisite 
dans  les  débouchés  qu'elles  offrent  aux  exportations  métropolitaines 
ou  dans  le  produit  de  la  tnilture  par  les  indigènes  :  ce  «ont,  pour 
ainsi  dire,  de  vastes  fermes  ou  des  comptoirs  qu*un  petit  nombre 
d'Européens  suffisent  à  diriger  et  qui  devienn^t  facilement  des 
sources  d'abondantes  richesses  pour  la  mère  patrie  ;  elles  ne  peu- 
vent presque  jamais,  en  raison  de  leur  climat,  être  des  colonies 
de  peuplement.  Le  type  de  ces  colonies  est  pour  l'Angleterre, 
nnde;  pour  les  Pays-Bas,  Java  et  Sumatra.  Parmi  les  colonies 
françaises,  la  Cochinchîne,  nos  comptoirs  de  Tlnde,  le  Tonkin, 
FAnnam,  le  Laos,  le  Cambodge,  le  Sénégal,  les  établissements  du 
golfe  de  la  Guinée,  ceux  de  la  Côte-d'Or  et  le  Congo  ne  peuvent 
être  que  des  colonies  d'exploitation. 

Les  colonies  de  peuplement  sont  celles  qui,  par  leur  étendue, 
leur  cFimat  et  la  fertilité  de  leur  sol,  permettent  aux  Européens  de 
s'y  établir,  d'y  cultivCT  eux-mêmes,  de  s'y  multiplier,  parfois  même 
d'éliminer  à  la  longue  la  race  aborigène.  Nous  avons  eu  autrefois, 
en  Louisiane  et  au  Canada,  les  plus  belles  des  colonies  de  peuple- 
ment; l'Angleterre  possède  actuellement  trois  des  meilleures,  ea 
Australie,  a,u  Cap  et  au  Canada.  Celles  dont  nous  disposons  encore 
aujourdTiui  sont  :  la  Nouvelle-Calédonie,  Madagascar,  la  Cruyane 
dans  une  certaine  mesure,  mais  surtout  l'Algérie  et  la  Tunisie,  q» 
sont  i  la  fois  des  colonies  de  peuplement,  des  colonies  d'exploita- 
tion et  des  positions  stratégiques  de  prenner  ordre. 

Cette  énumération  et  cette  classification  ne  sont  que  trop  arides; 
maïs  elles  étaient  nécessaires  pour  fixer  les  idées  et  pour  préciser 
les  points  à  examiner.  Après  avoir  ainsi  èdsûrd  le  terrain,  nous 
aîtons  rechercher  ce  que  nous  coûtent  nos  différentes  colonies,  en 
argent  et  en  hommes,  et  ce  qu'elles  nous  rapportent,  au  quadruple 
point  de  vue  des  finances,  du  commerce,  de  l'émigration  et  de 
Hnlluence.  Nous  étudierons  séparément  l'Algérie,  les  colonies  pro- 
prement ^tes  et  les  pays  de  protectorat. 


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LS  BIUN  d£  U  POilTIQUfi  OÛLONULE  231 

II 

De  TAIgérie,  on  ne  peut  dire  id  qu'un  mot.  Le  sujet  est  trop 
vaste  pour  être  abordé  en  quelque  sorte  éplsodiquerniHit.  Il  mérite 
une  élude  spéciale  et  approfondie  qui  a  déjà  été  faite.  Il  suffira 
donc,  pour  ne  pas  paraître  omettre  un  point  si  important»  de  cons- 
tater sommairement  Tétat  actuel  de  notre  grande  possession  africaine. 

Sous  le  rapport  budgétaire,  on  ne  peut  que  s'en  référer  pure- 
ment et  simplement  aux  tableaux  annexés  au  projet  de  budget  de 
4888,  qui  a  été  déposé,  le  22  mars  dernier,  par  le  ministère  Goblet. 
D'après  ces  tableaux,  les  dépenses  ordinaires  des  services  civils 
ont  oscillé,  en  dirans  (187/4  à  1884),  entre  31  et  46  millions  de 
francs,  et  les  dépenses  militaires  entre  51  et  81  millions.  Il  faut  y 
ajouter  les  dépenses  extraordinaires  des  travaux  publics,  qui  ont 
Yarié  de  10  à  22  millions,  soit  une  dépense  totale  de  92  millions 
au  mimmumy  de  149  au  maximum^  contre  des  recettes  s'élevant 
à  33  millions  au  moins,  à  42  millions  au  plus.  D'après  le  budget 
en  cours  (1887),  les  chiffres  sont  les  suivants  : 

Dépenses   ordinaires  civiles 45  332  491  £r.  1 

—  extraordinaires  civiles  (garantie  f 

d-înlérêts) ^3  658  797       M230402D6fr. 

—  ordinaires  militaires 54  048  968       j 

Recettes  de  tonte  nature 43  734  :?03 

Excédent  des  dépenses 79  305  953 

De  ce  tableau,  il  résulte  que  les  recettes  suffisent  à  couvrir  les 
dépenses  ordinaires  des  services  civils.  Quant  aux  dépenses  mili- 
taires, il  est  difficile  de  déterminer  dans  quelle  proportion  exacte 
elles  dérivent  pour  nous  de  Toccupation  de  l'Algérie  :  le  corps 
d*armée  spécial  que  nous  y  entretenons  et  qui  vient  s'ajouter  aux 
dix-huit  de  notre  territoire  européen  assure  en  effet  à  notre  puis- 
sance militaire  un  complément  précieux  et  dont  les  circonstances 
ne  nous  permettraient  probablement  pas  de  nous  priver,  alors  même 
que  nous  n'aurions  pas  pied  sur  la  terre  d'Afrique.  On  peut  donc 
admettre  que,  si  notre  budget  de  la  guerre  se  trouve  grevé  dans 
une  certaine  mesure,  du  fait  de  l'Algérie,  cet  accroissement  est 
loin  d'équivaloir  à  la  totatité  des  dresses  militaires  qui  se  font 
dans  cette  possession. 

Quels  sont,  d'autre  part,  les  avantages  que  nous  retirons  de 
l'Algérie?  Cette  possession  est  placée,  sauf  de  très  légères  déro- 


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232  LE  BILAN  DE  LA  POLITIQUE  COLONULE 

gâtions,  sous  l'empire  du  même  tarif  douanier  que  la  métropole  et 
nous  y  faisons  un  commerce  déjà  considérable  qui  semble  devoir 
prendre  une  rapide  extension.  En  1885,  nous  y  avons  importé 
pour  167  660  000  francs  de  marchandises,  dont  lOâ  millions  de 
francs  de  produits  manufacturés,  et  nous  en  avons  reçu  pour 
123  555  000  francs  de  marchandises,  soit,  en  tout,  plus  de  290  mil- 
lions de  francs,  alors  que  tous  les  autres  pays  réunis  ne  font,  avec 
TAlgérie,  que  pour  124  millions  de  francs  d'échange  (55  millions 
à  l'importation,  69  à  l'exportation  *).  L'Algérie,  d'autre  part,  grâce 
à  la  douceur  du  climat,  à  la  fertilité  de  son  sol  et  à  sa  proximité 
de  la  France,  offre  des  ressources  exceptionnelles  à  la  partie  déshé- 
ritée ou  aventureuse  de  notre  population;  bien  que  l'immigration» 
surtout  l'immigration  française,  n'y  ait  pas  encore  pris  tout  le 
développement  que  l'on  pourrait  souhaiter,  il  ne  faut  pas  perdre 
de  vue  que  la  population  s'y  accroît  très  rapidement  (2  400  000 
habitants  en  1872;  2  870  000  en  1876;  3  310  000  en  1881)  et  que, 
dès  cette  dernière  date,  234  000  Français,  sur  470  000  Européens  \ 
y  étaient  déjà  établis.  Enfin,  au  point  de  vue  de  notre  inûuence 
dans  la  Méditerranée,  nul  n'ignore  combien  notre  domination  en 
Algérie  accroît  nos  forces,  combien  nous  aurions  à  redouter  la 
présence  de  toute  autre  puissance  sur  cette  vaste  étendue  de  côtes 
situées  en  face  et  à  courte  distance  de  notre  littoral  méridional. 
On  le  voit,  les  charges  que  nous  impose  l'Algérie  ne  sont  pas 
sans  compensation.  11  n'en  va  malheureusement  pas  de  même  pour 
nos  anciennes  colonies,  encore  moins  pour  nos  colonies  nouvelles, 
encore  bien  moins  pour  les  pays  de  protectorat,  sauf  une  exceptioa 
unique  en  ce  qui  concerne  la  Tunisie. 


111 

Parlons  d'abord  des  colonies  proprement  dites.  Elles  se  divisent, 
au  point  de  vue  législatif,  en  deux  classes  :  les  unes  régies,  sous 
le  rapport  de  leur  législation  organique,  par  la  loi  et  les  décrets 
rendus  en  conseil  d'État  (Martinique,  Guadeloupe  et  Réunion); 
les  autres  soumises  au  régime  des  décrets  simples.  En  ce  qui  con- 
cerne leur  organisation  intérieure,  elles  peuvent  également  se  par- 
tager  en  deux  catégories  :  celles  qui  sont  dotées  d'institutions 

*  Voy.,  dans  les  Annales  du  commerce  extérieur  {France,  Faits  commerciaux) , 
VExposé  comparatif  de  la  situation  économique  de  la  France  pour  la  période 
1869-1886. 

2  Dénombrement  de  1881.  {Répertoire  de  droit  administratif,  V*.  Algérie^ 
H»  51.) 


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LE  BILAN  DE  U  POLITIQUE  GOLONULE  23} 

représcDtatives  réglant  les  questions  d'impôt  (Martinique,  Guade- 
loupe, Réunion,  Guyane,  Sénégal,  Inde  et  Cochinchine),  et  celles 
où  ces  questions  sont  réglées  par  le  gouverneur  et  le  conseil  d'ad- 
mîoistration.  Dans  les  premières,  les  attributions  du  pouvoir  exé- 
cutif sont  exercées  par  le  gouverneur,  assisté  du  directeur  de 
Tintérieur,  du  chef  du  service  judiciaire,  du  chef  du  service  admi- 
nistratif, du  vice-recteur  et  du  chef  du  service  de  santé.  Le  conseil 
privé,  placé  à  côté  du  gouverneur  pour  éclairer  ses  décisions,  tient 
Ueu  de  conseil  d'État.  Les  conseils  généraux,  élus  par  le  suffrage 
universel,  ont,  outre  les  pouvoirs  des  conseils  généraux  de  la  métro- 
pole, le  droit  de  voter  les  impôts,  de  régler  le  budget  colonial,  de 
fixer  les  tarifs  de  douane  ou  d'octroi  de  mer  à  l'entrée  dans  chaque 
colonie. 

Quant  au  régime  financier  de  nos  colonies,  il  repose  sur  un 
principe  extrêmement  simple  et  peut  se  résumer  en  deux  mots* 
Leurs  budgets  sont,  du  moins  en  théorie,  absolument  distincts  de 
celui  de  l'État.  Ils  comprennent,  aux  termes  de  l'article  5  du 
sénatus-consulte  du  4  juillet  1866  :  d'une  part,  «  les  recettes  de 
toute  nature  autres  que  celles  provenant  de  la  vente  ou  de  la  ces- 
sion d'objets  payés  sur  les  fonds  généraux  du  trésor  et  des  retenues 
sur  1^  traitements  inscrits  au  budget  de  l'État  »;  d'autre  part, 
«  toutes  les  dépenses  autres  que  celles  relatives  au  traitement  du 
gouverneur,  au  personnel  de  la  justice  et  des  cultes,  au  service 
du  trésorier-payeur  et  aux  services  militsdres  ».  D'après  l'article  6 
du  même  décret,  «  des  subventions  peuvent  être  accordées  aux 
colonies  sur  le  budget  de  l'État.  En  revanche,  des  contingents 
peuvent  leur  être  imposés  jusqu'à  concurrence  des  dépenses  civiles 
maintenues  au  compte  de  l'État  par  l'article  d-dessus  et  jusqu'à 
concurrence  des  suppléments  coloniaux  de  la  gendarmerie  et  des 
troupes.  La  loi  annuelle  de  finances  règle  la  quotité  de  la  subven- 
tion accordée  à  chaque  colonie  ou  du  contingent  qui  lui  est 
imposé  )>. 

Ainsi,  de  tous  les  produits  des  impôts,  de  toutes  les  recettes 
effectuées  aux  colonies,  l'État  ne  se  réserve  que  le  produit  de  son 
donuône  dans  la  Nouvelle-Calédonie,  les  retenues  destinées  à  ali- 
menter la  caisse  des  retraites  et  le  prix  de  vente  ou  de  cession  des 
objets  lui  appartenant.  Il  est  vrai  que  la  loi  prévoit  l'établissement 
de  contingents  coloniaux  en  faveur  de  la  métropole;  maûs,  en  fait, 
nous  ne  voyons  figurer  au  budget  de  1887  qu'une  somme  de 
2  637  396  francs  provenant  de  ces  contingents  (1  809  346  francs 
de  la  Cochinchine,  624  130  francs  d'autres  colonies  et  203  920  fr. 
représentant  le  remboursement  des  frais  de  contrôle  et  de  surveil- 
lance des  chemins  de  fer  coloniaux).  Au  contraire,  l'État  assume, 


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234  LE  BfUN  BE  U  POLITIQUE  COLONIALE 

SOUS  la  dénomiDation  de  dépenses  de  souveraineté^  ht  majeure 
partie  des  dépenses  des  colonies  (armée,  marine,  justice,  traitement 
des  gOQvemenrs),  et  il  contribue  largaaent  aux  autres  dépenses 
par  les  subventions  que  la  loi  budgétaire  accorde  diaque  année  à 
nos  colonies. 

Quelle  est  l'importance  de  ces  sacrifices?  Le  projet  de  budget 
rectifié  pour  1888  et  le  rapport  de  M.  Etienne  sur  le  budget  des 
colonies  pour  1887  nous  mettent  à  même  de  répondre  très  exacte- 
ment à  celte  question. 

D'après  le  projet  de  budget  de  1888,  il  sera  alloué  au  ministre 
de  la  marine,  pour  le  service  coloDÎal,  des  crédits  s'élevant  à  la 
somme  de  40  740 124  francs  et  ainsi  répartis  par  chapitres  : 

1.  Personnel  de  radmînistratioû  centrale 377  700  fr. 

î.  Matériel  —  20  000 

3.  Personnel  des  services  civils  aux  colonies i  489  610 

4.  —         de  ht  justice                   —           1478  417 

5.  —         des  cultes                       —           618589 

^        —         des  services  militaires    —           6  787  378 

7.  Ageots  des  vivres  et  du  matérieL 769891 

B«  Frais  de  voyages  par  terre  et  par  mer  et  dépenses  acces- 
soires  ,  1376829 

9.  Missions  coloniales 70  000 

10.  Vivres 6  599  567 

11.  Hôpitaux 2  559  714 

ft.  Matériel  (services  civils) 161525 

<3.        —      (     —      militaires) 1 706  630 

14.  Dépenses  diverses  et  d'intérêt  général 838  218 

15.  SubvttitîoD  au  service  local  des  colonies 2221 153 

1«.  Ghemta  île  ler  et  port  de  la  Réunion  (garantie  d  intérêt),  i  311  diâ 

17«           —           de  Dakar  à  8aint-LouiA I91649(^ 

18.  Routes  et  cbexmns  de  fer  dans  le  Haut-Sénégal.  .    .    .  193774 

19.  Câble  télégraphique  sous-marin  du  Tonkin 615  000 

20.  Transportation  (personnel) 5  541705 

2î.             —           (matériel) i    .    .    .     .     .  1484  600 

2Î.  Relëgation    (personnel) 1300  894 

29.          —         (matériel) 1  301  OÛO 

T^tal.    .    .    .    4a  740 124 

Eb  éèfelqnant  de  ce  total  les  dépenses  concernant  le  service 
pénitentiaire  et  cetai  de  la  relégation,  qiri  ne  sont  pas,  i  propre- 
ment psfcrier,  (les  «i^nses  coloDiaies  et  qui  s'éJèvent  ensemble  4 
»  688 199  friocs,  y  reste,  pour  le  service  rteltemem  colonbJ 


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LE  BILAS  DE  U  POLITIQUE  COLONULK  SES 

Dms  soB  intéressant  rapport  pour  1887,  H.  Etienne  avait  déteiw 
nûné,  en  décomposant  cette  somme,  la  part  afférente  à  chacune  de 
nos  colonies.  Son  calcul  comfurenait,  il  est  vrai,  le  service  péniten- 
tiaire, ainsi  que  celui  de  la  relégation,  et  il  portait  non  sur  le  chiffre 
de  41 12Â  0Â9  francs  voté  par  les  Chambres,  mais  sur  celai  de 
il  620  692  francs  proposé  par  la  commission  du  budget.  Après  avcnr 
effectué,  de  ce  double  chef,  les  rectifications  nécessaires,  on  arrive 
2aa  résultats  suivants,  peu  différe&ts  de  ceux  que  doimerait  le 
projet  de  budget  pour  1888  : 

Martinique 2  043  774  fr. 

Guadeloupe 2122982 

Réunk». 3187  248 

8ainte-Marie  de  Madagascar 35  Od§ 

Guyane  (sans  le  service  pénitentiaire).     .  1275162 

NouveUe-Calédonie              —              .    .  2  716  485 

Sénégal 7  230182 

—    haut  fleuve 3  495  077 

Cochinchine 3  238  379 

Saint-Pierre  et  Miquelon 343  667 

Tahiti,  Marquises,  etc 8Î2  9(M 

Nosêi-Bé 252  643 

Mayotle 487  680 

Goaadres 95000 

Inde 529020 

Gabon 574  264 

Congo 1601798 

Câble  du  Tonkin 615  000 

Obock 441831 

Service    commun    (administration    cen- 
trale et  divers,  non  compris  les  dépenses 

de  relégation) 1729141 

Total.    .    .    .    32  527 184  £r. 

Cette  somme  est  bîeii  loin  de  représenter  la  totalité  des  charges 
gnenaa  colonies  imposent  à  ht  mère  patrie.  Il  convient  d^  ajouter, 
toat  d'abord,  la  solde  et  les  frais  de  transport  des  troupe»  de 
marine  envoyées  de  France  poar  tenir  garuiaon  dan9  nos  pos^ 
sessioQs  lointaioes^  ainsi  cfoe  les  frais>  de  voyage  d'un  eenain 
nombre  de  lEmtiooiiaires  cotoniavx  qui  se  rendent  à  kar  poste 
sor  des  hâximenta  de  l'État.  Ces  dépenses  métropolitaiiies  sont 
impstées  non  sur  le  service  cokmial,  mais  sur  le  service  i»»«ym»  du 
nûûstère  de  bt  marine  et  des  cotocôea.  Englobées  dans  l'ensetiUe 
de  ce  service,  elles  sont  très  difficiles  à  déterminer  d'une  manière 


I 


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236  LE  BILAN  DE  LÀ  POUTIOUE  COLONIALE 

précise  ;  mais  nous  pouvons  nous  en  rapporter  à  l'évaluation  d'un 
homme  dont  nul  ne  saurait  contester  la  compétence  ni  le  zèle  colo- 
nial, M.  Le  Myre  de  Vilers,  ancien  gouverneur  de  la  Gochinchine  et 
actuellement  notre  résident  général  à  Madagascar.  Il  y  a  quelques 
mois  à  peine,  dans  Y  Atlas  colonial  de  M.  Mager,  livre  consacré  à  la 
glorification  de  la  politique  coloniale,  M.  Le  Myre  de  Vilers  fit  pa- 
raître, sous  le  Utre  de  Statistique  comparée^  une  étude  très  courte 
et  de  la  plus  haute  valeur,  sur  les  conclusions  de  laquelle  nous 
aurons  à  revenir.  Il  cherche  notamment,  comme  nous  le  faisons 
nous-mêmes  en  ce  moment,  à  chiffrer  les  sacrifices  consentis  par  la 
France  à  ses  colonies,  et,  après  avoir  totalisé  les  crédits  ouverts 
sous  la  rubrique  de  Service  colonial  et  qui  ne  dépassaient  pas  alors 
27  602  &08  francs  (budget  de  1886;,  il  y  ajoute,  en  bloc,  la  somme 
de  29 140  926  francs,  représentant,  d'après  lui,  la  part  des  dépenses 
du  Service  marine  qui  sont  faites  pour  les  colonies.  «  Le  budget 
de  la  marine  ne  permettant  pas  de  déterminer  par  colonies  le 
montant  des  dépenses  militaires,  nous  avons  dû,  dit-il,  nous  con- 
tenter de  donner  la  dépense  totale,  et  il  nous  a  fallu  remonter  à 
1880,  le  dernier  exercice  où  les  crédits  se  trouvent  spécialisés.  » 
Admettons,  contre  toute  vraisemblance,  que,  depuis  cette  époque, 
il  n'y  ait  pas  eu  d'augmentation,  nous  avons,  de  ce  chef,  une  nou- 
velle somme  de  29  l&O  926  francs  à  porter  en  dépenses. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  La  défense  de  nos  colonies,  les  transports 
à  effectuer,  pour  l'Etat,  entre  elles  et  la  métropole,  nous  forcent  à 
entretenir,  d'une  part,  des  stations  locales  et,  d'autre  part,  deux  divi- 
sions navales,  celle  de  l'Atlantique  sud,  celle  des  mers  de  Chine, 
qui  ne  sersdent  pas  indispensables  sans  cela.  Les  mêmes  motifs 
nous  obligent  aussi  à  grossir  l'effectif  de  notre  marine  militaire 
dans  une  proportion  qu'il  n'est  pas  possible  de  préciser,  mais  qui 
ne  peut  manquer  d'être  considérsible.  Pense-t-on,  d'un  autre  côté, 
que  la  nécessité  d'avoir  avec  nos  colonies  des  relations  postales 
sûres,  régulières  et  rapides,  ne  soit  pas  la  prindpale,  sinon  l'unique 
raison  d'être  des  subventions  accordées,  soit  à  la  Compagnie  trans- 
atlantique, soit  à  celle  des  messageries  maritimes?  Qui  pourrait 
nier  que  l'intérêt  colonial  motive  presque  exclusivement  Tinserdon 
au  budget  de  1888  des  subventions  de  9  958  000  francs  pour  les 
lignes  de  New- York  et  des  Antilles,  de  7  093  171  francs  pour  les 
lignes  de  l'Indo-Chine,  de  3  181  504  francs  pour  celles  d'Australie 
et  de  la  Nouvelle-Calédonie  et  de  521  280  francs  pour  celles  de 
la  côte  orientale  d'Afrique?  Sur  cette  dépense  totale  de  plus  de 
20  millions  de  francs,  il  n'est  pas  exagéré  d'en  mettre  la  moitié  au 
compte  des  charges  résultant,  pour  nous,  de  la  possession  de  nos 
colonies. 


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L£  BILAN  DE  U  POLITIQUE  GOLONIiLE  237 

Résumons-nous  : 

Comme  recettes,  2  443  476  francs  de  contingents  coloniaux* 

Gomme  dépeases  : 

Service  colonial 31 111 925  fr. 

Service  marine  (dépenses  militaires  des  colonies).  •  .  .  29140  926 
Subventions  postales  dans  Tintérét  des  colonies,  au  moins.  10  000  000 
Stations  navales  dans  Tintérèt  des  colonies,  environ.  •    •    •    10  000  000 

Total.    .    .    .    80252851  fr. 

soit,  en  chiffres  ronds,  80  millions  de  francs  au  minimum^  sans 
compter  les  crédits  extraordinaires  ni  les  crédits  supplémentaires  : 
voilà  pour  les  sacrifices  d'argent. 

Quant  aux  sacrifices  en  bonmies,  ils  sont  faciles  à  déterminer* 
Dans  son  étude  sur  les  colonies,  publiée  il  y  a  quelques  mois  par 
te  Répertoire  de  droit  adrrùnistratif^  M.  Dislère,  conseiller  d'État 
^t  anden  directeur  des  colonies,  donne  l'effectif  et  la  composition 
4es  garnisons  de  nos  diverses  possessions.  Or  il  relève  :  Au  Sé- 
négal, 3394  hommes;  en  Cochinchine,  5581;  à  la  Nouvelle-Galé- 
dome,  1896,  et  pour  l'ensemble  de  nos  colonies,  15  036,  dont  un 
tiers  environ  de  troupes  spéciales  (dpayes,  tirailleurs  annamites 
et  sénégalais)  et  les  deux  tiers,  soit  10  000  hommes,  de  troupes 
françaises,  envoyées  de  la  mère  patrie  et  prélevées  sur  notre 
armée.  Ces  10  000  bonomes,  que   l'éloignement   mettrait  dans 
rimpossibilité  de  venir,  en  cas  de  péril  national,  prendre  part  à 
la  défense  de  la  France,  représentent  presque  l'effectif  d'une  divi- 
sion, et  une  division  de  plus  ou  de  moins  peut,  sur  un  champ  de 
bata^e,  décider  du  succès  ou  de  la  défaite. 

Ces  10  000  hommes,  ces  80  millions  sont  consacrés  à  la  défense 
de  quel  territoire  et  de  quelle  population?  Nos  colonies,  c'est-à- 
dire  les  possessions  françaises  relevant  du  département  de  la 
marine,  ont,  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  1  070  611  kilomètres 
carrés  de  superficie,  et  seulement  2  882  807  habitants,  pas  tout  à 
fait  3  par  kilomètre  carré.  Encore  est-il  intéressant  de  savoir  com- 
ment se  décompose  cette  population  si  minime.  Le  travail  déjà  cité 
de  M.  Dislère  répond  à  cette  question.  D'après  les  chiffres  qu'il  a 
relevés  pour  1884,  nos  dix-sept  colonies  comptent  une  population 
indigène  d'environ  2  230  000  habitants,  auxquels  il  faut  ajouter 
167  000  immigrants  (Chinois,  Indiens,  nègres) ,  11  000  transportés 
ou  libérés,  20  000  personnes  composant  le  population  flottante, 
et  près  de  17  000  fonctionnaires  ou  soldats.  La  population  civile 
européenne  et  française  ne  dépasse  donc  pas  &50  000  habitants, 
dont  près  de  &10  000  dans  les  trois  îles  de  la  Martinique,  de  la 
Guadeloupe  et  de  la  Réunion.  Nos  autres  colonies,  qui  absorbent 


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538 


LE  BIUN  DE  LÀ  POLITIQUE  GOLOMÂLE 


certainement  les  trois  quarts  des  80  millions  de  dépenses  coloniales, 
renferment  à  peine  50  000  Européens,  ce  qui  est  loin  de  signifier 
50  000  Fraiiçais.  Dans  nos  établissements  de  l'Inde,  par  exemple, 
sur  une  population  européenne  de  près  de  3000  âmes,  il  n'y  a  que 
928  Français;  on  çn  compte  1638  sur  2000  Européens  en  Cocbin- 
chine,  3500  sur  Al 00  dans  la  Nouvelle-Calédonie.  A  ne  considérer 
que  la  population  européenne  en  dehors  des  Antilles  et  de  la 
Réunion,  on  arriverait  donc  à  reconnaître  que  moins  de  50  000 
blancs  sont  gardés  et  administrés  par  plus  de  10000  fonctionnaires 
ou  soldats  et  noas  coûtent  annuellement  environ  60  millions,  soit 
un  homme  de  garnison  pour  5  habitants  et  plus  de  1000  francs  de 
dépense  par  tête  de  colon.  Même  en  faisant  la  part  belle  aux 
défenseurs  de  la  politique  coloniale,  en  envisageant  toutes  nos 
colonies  et  l'ensemble  de  leur  population,  indigène  ou  européenne, 
on  constate  que  2  882  000  habitants  soumis  à  la  domination  fran- 
çaise versent  moins  de  3  millions  an  trésor  métropolitain  et  lui 
coûtent  oificiellement  62  millions  et,  en  réahté,  82  millions  de 
francs,  soit  21  fr.  50  ou  28  fr.  50,  suivant  la  base  de  calcul 
adoptée.  Si  donc  notre  domaine  colonial  arrivait,  par  malheur,  à 
prendre  un  développement  tel  que  sa  population  égalât  celle  de  la 
France  et  s'il  continuait  à  être  administré  suivant  les  mêmes  erre- 
ments, il  coûterait,  chaque  année,  an  Trésor,  de  800  à  1100  millions. 
En  regaitl  des  sacrifices  faits  par  la  France  pour  ses  colonies, 
il  est  intéressant  et  instructif  de  placer  ceux  que  les  colonies  font 
pour  elles-mêmes.  Le  compte  en  est  bientôt  dressé.  Les  budgets 
locaux  et  communaux  de  nos  dix-sept  colonies  s'élevaient,  en  188/i, 
d'après  M.  Dislère  S  à  56  463  000  francs,  et  d'après  M.  Le  Myre  de 

*  Répertoire  de  droit  adîïiinisiratif,  voy.  Colonies,  ii*>»  246  et  247  et  tableau  D. 
Suivant  les  calculs  de  M.  Dislère,  chaque  habitant  paye,  en  moyenne,  la 
somme  d'impôts  ci-après,  dans  nos  diverses  colonies  : 

Martinique •  • .  38  £r.  80 

Guadeloupe 29  90 

Saint-Pierre  et  Miquelon 74  70 

Guyano • 85  30 

Séuôgal 12  00 

La  Réunion 38  60 

Sainte-Marie 9  50 

f  Nous  nous  contenterons,  ajoute  M.  Dislère,  de  faire  une  observation 
sur  la  part  bien  faible  prise  par  les  colonies  dans  la  dépense  totale  qu'elfes 
entrainent.  Alors  que,  dans  la  métropole,  le  contribuable  donne  à  l  Eut. 
eo  moyenne,  34  journées  au  moins  de  son  travail,  les  babitanls  de  la  Mar- 
tinique fournissent  22  journées,  ceux  de  la  Réunion  19,  de  la  Guadeloupr 
45  seulement,  c'est-à-dire  moins  de  la  moitié.  Un  relèvement  des  inijuOis 
dans  ces  colonies  paraîtrait  donc  possible;  il  permettrait  de  les  faire  con- 
tribuer aux  dépenses  d'administration  et  de  protection  qu'elles  nécessiteni .  > 


Mayotte. â4fr8.o 

Nossi-Bé • 26      60 

Inde 8      UO 

Gochinchine Ift      8o 

NouveUe-Calédonio 56      50 

Océanie 51      2-- 


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LE  BILAN  DE  U  POLITIQUE  COLONULE  239 

Vilers,  à  54994  331  francs.  AppFiqué  à  la  population  de  la  France, 
le  même  régime  fiscal  ne  rapporterait  pas  plus  de  750  ou  800  mil- 
lions, au  lieu  des  4  milliards  de  francs  que  nous  payons  annuelle- 
ment. Une  série  de  notices  publiées  dans  un  recueil  semi-officiel, 
h  Revue  maritime  et  coloniale^  donnent,  pour  Tannée  1883,  une 
analyse  complète  des  budgets  de  chacune  de  nos  colonies.  Comme 
on  le  verra,  la  plupart  de  nos  impôts  n'y  existent  pas  ou  n'y  attei- 
gnent qu'un  taux  infiniment  modéré.  Le  produit  de  ces  taxes  ne 
sert  à  acquitter  qu'une  partie  des  dépenses  ordinaires  des  colonies. 
Quant  aux  dépenses  extraordinaires  (travaux  publics,  chemins  de 
fer,  etc.),  c'est  la  métropole  qui  les  paye.  Le  résultat,  le  voici  :  la 
part  contributive  de  chaque  habitant  de  nos  colonies  varie,  d'après 
les  calculs  de  M.  Dislère,  entre  8  fr.  40«  dans  l'Inde,  et  86  fr.  80 
dans  la  Guyane,  elle  oscille  généralement  entre  15  et  39  francs, 
alors  que  chaque  citoyen  français  supporte  la  charge  écrasante  de 
HO  à  120  francs  d'impôts  généraux,  départementaux  ou  commu- 
naux. Tandis  que  la  France  plie  sous  le  faix  d'une  dette  de  20  mil- 
liards, nos  colonies  n'en  ont  pas  ;  bien  plus,  elles  possèdent  toutes 
des  fonds  de  réserve,  dont  le  chiffre  total  dépasse  5  800  000  francs 
et  que  leur  envie  certainement  notre  ministre  des  finances. 


IV 

Trouvons-nous,  dans  l'activité  de  nos  relations  commerciales 
avec  nos  colonies,  une  compensation  aux  sacrifices  considérables 
qnenous  feisonspour  elles?  Ici  encore,  les  chiff'res,  et  les  chiffres 
ofiBcîeb,  répondent  avec  une  singulière  éloquence.  D'après  V Exposé 
comparatif  de  la  situation  économique  de  la  France  pour  la 
période  1869-1886*,  voici  quel  était,  en  1884,  le  mouvement  du 
commerce  des  dix-sept  colonies  relevant  du  département  de  la 
marine  : 

Importations  de  France 63  millions  de  francs. 

—  d*ailleurs 58  — 

—  totales , 121  — 

Exportations  en  France.    ...    * 122*  — 

—  ailleurs 30  — 

—  totales 152  — 

*  Annales  du  commerce  extérieur  (France,  Faits  commerciaux,  n»  1 10). 
2  Les  importations  de  nos  colonies  ont  donné  lieu,  en  4885,  à  la  percep- 
tion'de  droits  de  douane  s'élevant  à  36  326  226  fr.|;  mais  ces  droits  de 


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240 


LE  BILAN  DE  U  POLITIQUE  COLONIALE 


Il  est,  d'ailleurs,  à  remarquer  que  les  chiffres  relevés  en  1884^ 
pour  les  échanges  entre  nos  colonies  et  les  pays  étrangers  et  publiés 
par  le  ministère  du  commerce,  sont  incomplets,  car  ils  ne  com- 
prennent pas  le  montant  des  transactions  du  Sénégal,  de  la  Guyane 
et  de  rinde.  D'après  les  résultats  constatés  l'année  précédente,  il 
y  aurait  lieu  d'ajouter,  de  ce  chef,  15  400  000  francs  à  l'importa- 
tion et  12  200  000  francs  à  l'exportation,  ce  qui  porterait  la  pre- 
mière à  73  millions  et  la  seconde  à  42  millions  de  francs.  En  1883^ 
ces  mêmes  chiffres  étaient  respectivement  de  77  et  de  48  milIions^ 
de  francs;  la  moyenne  des  dix  dernières  années,  depuis  1876,. 
faisait  ressortir  66  millions  de  francs  à  l'importation  et  38  à  l'expor-^ 
tation.  Pour  1885,  on  ne  connaissait  encore  que  le  mouvement 
commercial  des  colonies  avec  la  métropole,  et  ce  mouvement  accu- 
sait un  ralentissement  sensible  des  envois  de  France,  qui  tombaient 
à  58  millions  de  francs,  avec  un  accroissement  correspondant  dea 
exportations  coloniales,  qui  dépassaient  153  millions  de  francs.  La. 
moyenne  décennale,  depuis  1875,  n'avait  pas  excédé,  du  reste^ 
59  millions  à  l'entrée  et  113  à  la  sortie.  Il  convient  de  noter  ce 
chiffre  de  59  millions  qui  représente  la  moyenne  annuelle  de  nos- 
exportations  à  destination  de  nos  colonies  :  il  est  notablement 
inférieur  à  celui  des  exportations  étrangères;  il  représente  à  peine* 
un  soixantième  de  notre  exportation  totale  (3425  millions  en  moyenne^ 
de  1875  à  1885),  un  tiers  environ  de  nos  envois  en  Algérie,  les^ 
deux  tiers  de  nos  échanges  avec  la  république  argentine  et  à  peit 
près  notre  commerce  avec  le  Brésil.  Enfin,  il  n'atteint  même  pas  le- 

douane  sont  loin  de  constituer  un  gain  pour  la  métropole  :  ils  portent,  eir 
effet,  pour  plus  de  30  millions  sur  les  sucres  importés  de  la  Martinique,  de^ 
la  Guadeloupe  et  de  la  Réunion.  Or  ces  sucres  auraient  rendu  davantage- 
au  Trésor,  s'ils  avaient  été  fabriqués  dans  la  mère  patrie  ou  importés  de 
rétranger.  Voici,  d'ailleurs,  le  chiffre  des  perceptions  effectuées  sur  les 
chiffres  de  chacune  de  nos  colonies  : 


Tunisie 

71 600  fr. 

Algérie 

152  /i52 

Réunion .... 

11  630  963 

Guyane 

3162 

Martinique.. 

11056723 

Guadeloupe . 

12  222  023 

Sénégal 

3  572 

Mayotto 

945  088 

Nossi-Bé.... 

61534 

Ste-Marie... 

6  442 

Indes 

96  363 

Cochincliîno. 

24  371 

Tonkin 

450 

A  reporter»  • 

36  274  743  fr. 

Repolit, .  .5; 36  274  743  fr. 

Nouvelle-Ca- 

lédonie . . . 

3  222 

Autres    éta  * 

blissements 

d'Océanie. 

111 

St- Pierre  et 

Miquelon  • 

48134 

Golfe  de  Gui- 

Oée 

16 

Total... 

36  326  226  fr. 

dont 

34  909  709       aux  Antilles. 

Pour  le  reste. 

1  416  517  fr. 

[Tableau  général  du  commerce  extérieur  de  la  France  en  1885.) 


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LE  BILA^  DE  U  POLITIQUE  COLONULE  24! 

chiffre  total  des  dépenses  inscrites  pour  dos  colonies  au  budget 
du  ministère  de  la  marine  et  qui,  comme  on  l'a  vu  plus  baut^ 
s'élèvent,  indépendamment  des  subventions  postales  et  de  TentretieD 
des  divisions  navales,  à  la  somme  de  60  millions  de  francs.  Ainsi, 
à  cbaque  franc  de  marchandises  introduites  par  notre  commerce  dans 
nos  colonies,  correspond  un  peu  plus  d'un  franc  tiré  par  l'impôt 
de  la  poche  du  contribuable  français. 

Y  a-t-il,  du  moins,  tendance  à  l'accroissement  dans  le  mou- 
vement de  nos  échanges  avec  nos  colonies?  Oui,  pour  l'Algérie, 
comme  nous  l'avons  déjà  indiqué  ;  mais,  pour  les  colonies  propre- 
ment dites,  nous  constatons,  au  lieu  d'augmentation,  une  incontes- 
table décadence.  En  1788,  avant  que  la  première  république  nous 
eût  fait  perdre  Saint-Domingue,  notre  commerce  avec  nos  colonies 
se  chiffrait  par  330  millions  de  livres;  aujourd'hui,  en  dehors  de 
l'Algérie,  nos  échanges  ne  représentent  pas  plus  de  210  millions  et 
de  250  en  tenant  compte  des  pays  de  protectorat.  D'après  des 
tableaux  graphiques  dressés  par  M.  Levasseur,  les  exportations  des 
colonies  en  France  ont  rapidement  progressé  de  1853  à  188Â  :  elles 
ont  passé  de  73  millions  à  122;  mais  les  importations  de  produits 
français  aux  colonies  tombaient,  pendant  la  même  période,  de  66  à 
63  millions  de  francs.  Quant  aux  relations  de  l'étranger  avec  les 
colonies,  elles  ont  augmenté  en  proportion  inverse  :  de  1875  à 
188A,  les  importations  ont  passé  de  50  à  78  millions  de  fi*ancs,  et 
les  exportations  de  35  à  &8  millions.  M.  Levasseur  fait,  d'ailleurs, 
remarquer  avec  toute  raison  que  le  mouvement  commercial  de  nos 
colonies  a,  en  réalité,  beaucoup  perdu  de  son  importance  depuis 
un  siècle.  «  Eu  égard,  dit-il,  à  la  valeur  du  numéraire,  330  millions 
de  livres  représentaient,  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  plus  de 
richesse  que  480  millions  de  francs  aujourd'hui,  et,  eu  égard  au 
total  du  commerce  français,  330  millions  formaient  presque  le  tiers 
d'un  total  d'un  peu  plus  d'un  milliard,  tandis  que  480  millions  ne 
sont  pas  la  seizième  partie  d'un  commerce  de  8  milliards.  Le  com- 
merce colonial,  ainsi  considéré,  a  donc,  relativement  à  l'état  écono- 
ZDÎque  de  la  France  en  général,  moins  d'importance  qu'il  n'en  avait 
dans  les  dernières  années  de  l'ancien  régime.  »  ^ 

Si  nous  recherchons  la  cause  de  cette  singulière  situation,  nous 
reconnaissons  que  la  première  et  la  principale  est  le  régime  douanier 
de  nos  colonies.  Nous  sommes  loin,  en  effet,  de  l'époque  à  laquelle 
florissait  ce  que  l'on  a  appelé  le  pacte  colonial^  régime  de  monopole 
6om  lequel  les  colonies  ne  devaient  acheter  et  vendre  qu'à  la 
métropole.  Maintenu  presque  sans  altération  jusque  sous  le  second 

<  P.  237. 

25  OGTOBEB  1887.  16 


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m  LE  BILAN  DE  L\  POLITIQUE  COLONIALE 

empire,  ce  régime  dut  être  modifié  lorsque  Témancipation  de 
l'esclavage  et  le  développement  de  l'industrie  sucrière  indigène 
eurent  changé,  au  détriment  de  nos  colonies  des  Antilles,  les 
conditions  du  travail  et  de  la  production.  C'est  alors  qu'intervint  la 
loi  du  3  juillet  1861,  qui  autorisa  Tintroduction  des  marchandises 
étrangères  dans  les  colonies  sous  le  même  régime  douanier  qu'en 
France  et  permit  l'exportation  des  produits  coloniaux  pour  tous 
pays.  Deux  ans  après,  la  loi  du  16  mai  1863  accorda  la  franchise 
de  droits  dans  la  métropole  à  tous  les  produits  coloniaux  importés 
par  navires  français  et  autres  que  les  sucres,  les  mélasses,  les 
confitures,  le  café  et  le  cacao.  Enfin,  le  sénatus-consulte  du 
A  juillet  1866  compléta  ces  mesures,  en  conférant,  par  son  article  2, 
aux  conseils  généraux  des  colonies  le  droit  de  voter  les  tarifs 
d'octroi  de  mer  sur  les  objets  de  toute  provenance,  ainsi  que  les 
tarifs  de  douane  sur  les  produits  étrangers,  naturels  ou  fabriqués» 
importés  dans  la  colonie.  La  mise  en  vigueur  de  ces  tarifs  était 
simplement  subordonnée  à  leur  approbation  par  décret  rendu  en 
conseil  d'État.  Or  voici  l'usage  que  les  conseils  généraux  firent 
des  pouvoirs  qui  leur  étaient  ainsi  conférés.  La  suppression  des 
droits  de  douane  à  l'importation  fut  votée,  dès  le  30  novembre  1866, 
à  la  Martinique;  le  11  décembre  de  la  même  année,  à  la  Guade- 
loupe, sauf  en  ce  qui  concerne  les  produits  coloniaux,  et,  le 
4  juillet  1873,  à  la  Réunion.  Partout,  les  droits  de  douane  sup- 
primés furent  remplacés  par  des  octrois  de  mer  applicables  aux 
marchandises  de  toute  provenance  sans  distinction,  c'est-à-dire  aux 
importations  de  la  métropole  comme  à  celles  de  l'étranger,  le 
produit  de  ces  octrois  de  mer,  étant,  d'ailleurs,  affecté  non  à  l'acquit- 
tement des  dépenses  coloniales,  ce  qui  apporterait,  du  moins,  un 
certain  allégement  au  budget  métropolitain,  mais  bien  à  la  création 
de  ressources  pour  les  communes  de  chaque  colonie.  Cet  état  de 
choses,  si  défavorable  aux  intérêts  de  notre  commerce,  a  toujours 
été  accepté  sans  difficultés  par  le  ministère  de  la  marine;  mais  il  a 
provoqué,  de  la  part  du  ministère  du  commerce,  de  fréquentes 
réclamations.  Longtemps  négligées,  ces  réclamations  ont  fini,  sous 
le  coup  de  la  crise  industrielle  et  commerciale  dont  nous  souffrons, 
par  recevoir,  tout  dernièrement,  un  commencement  de  satisfaction, 
A  la  suite  d'une  invitation  émanant  de  M.  Félix  Faure,  alors  sous- 
secrétaire  d'État  des  colonies,  les  conseils  généraux  de  la  Martinique, 
de  la  Guadeloupe  et  delà  Réunion  ont  voté,  à  la  fin  de  1884,  des  ta- 
rifs de  douane  exclusivement  applicables  aux  produits  étrangers.  Ces 
tarifs  ont  été  approuvés  par  décrets  des  :  16  novembre  1884,  pour 
la  Guadeloupe;  19  janvier  1885,  pour  la  Réunion;  et  25  avril  1885, 
pour  la  Martinique.  Celui  de  la  Réunion  est  à  peu  près  identique  à 


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LE  BILAN  DE  U  POLITIQUE  GOLONIiLE  243 

notre  tarif  général  des  douanes;  mais  il  ne  porte  que  sur  les 
produits  de  rindustrie,  non  sur  ceux  de  Tagriculture.  Quant  & 
ceux  de  la  Uartinique  et  de  la  Guadeloupe,  ils  sont  limités  aux 
lissas,  \êtements,  tabletterie,  bimbeloterie,  bijouterie,  orfèvrerie, 
peaux  et  papier  et  leurs  applications;  les  droits  sont,  d'ailleurs,  des 
plas  modérés  :  ils  varient  généralement  entre  5  et  8  pour  100. 

Dans  les  autres  colonies,  où  les  tarifs  de  douane  sont  établis  par 
dëcr^  voici,  en  quelques  ooots,  la  situation  : 

Au  Sénégal,  droits  de  douane  de  15  pour  100  sur  les  armes,  de 
10  pour  100  sur  les  tabacs,  de  5  pour  100  sur  les  autres  marchan- 
dises, sans  distinction  de  provenance;  sur  les  toiles  dites  guinées^ 
droit  de  2  1/2  c.  ou  de  6  1/2  c.  le  mètre,  suivant  qu'elles  sont,  ou 
DOD^  de  fabrication  française; 

A  Mayotte,  à  Nossi-Bé,  pas  de  droits  de  douane; 

Au  Gabon,  droits  d'entrée  réduits  de  60  pour  100  pour  les 
marchandises  françaises; 

A  la  Guyane,  droit  de  douane  de  3  pour  100  sur  toutes  les 
marchandises  étrangères;  droit  d'octroi  de  mer  de  1  pour  100  sur 
toutes  les  importations,  sans  distinction  de  provenance; 

A  Saint-Pierre  et  Miquelon,  taxes  de  douane  très  faibles,  mais 
différentielles,  suivant  qu'il  s'agit  de  marchandises  françaises  ou 
de  marchandises  étrangères; 

A  Tahiti  et  aux  Marquises,  pas  de  droits  de  douane,  mais  un 
octroi  de  mer  de  12  pour  100; 

A  la  Nouvelle-Calédonie,  pas  de  droits  de  douane,  mais  un  octroi 
de  mer  de  1  pour  100; 

ïiii  Cochinchine,  depuis  le  1"  juin  de  cette  année,  application 
du  tarif  général  des  douanes,  de  même  que  dans  l'Annam  et  le 
Tonkin  (an.  47  de  la  loi  de  finances  du  26  février  dernier); 

Dans  l'Inde  française,  pas  de  droits  de  douane,  sauf  sur  certains 
spiritueux,  sur  le  tabac  et  le  bétel. 

En  même  temps  qu'elles  supprimaient  les  droits  de  douane  à 
l'entrée  et  les  remplaçaient  par  des  octrois  de  mer  applicables  aux 
provenances  françaises  comme  aux  autres,  plusieurs  de  nos  colonies, 
notamment  la  Martinique,  la  Guadeloupe,  la  Réunion  et  la  Cochin- 
chine établissaient  sur  quelques-uns  de  leurs  produits  les  plus 
importants,  en  particulier  sur  le  sucre,  le  riz  et  le  café,  des  droits 
de  sortie  destinés  à  exonérer  les  planteurs  de  l'impôt  foncier.  Ces 
droits  de  sortie  ne  sont  pas  fort  élevés;  toutefois  leur  rendement  a 
été,  en  1883,  de  3  à  4  millions  de  francs  *,  dont  la  majeure  partie 

*  A  la  Martinique,  700  000  fr.;  1200  000  fr..  à  la  Guadeloupe;  près  de 
800  000  fr.,  à  la  Réunion;  351  000  fr.,  à  la  Guyane;  15  000  fr.,  à  Nossi-Bé; 
une  somme  indéterminée  en  Cociiinuhine. 


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nu  LE  BILAN  DE  LA  POUTIQUE  COLONIALE 

a  dû  être  supportée  par  le  consommateur  français,  puisque  c'est  en 
France  que  les  exportations  coloniales,  notamment  le  sucre,  trou- 
vent leur  principal  débouché.  Gela  ne  nous  empêche  pas  d'admettre 
«n  franchise  la  presque  totalité  des  produits  coloniaux,  à  leur  entrée 
en  France,  et  d'accorder  aux  sucres  de  cette  provenance,  à  titre  de 
déchet  de  fabrication,  une  détaxe  de  2 A  pour  100  par  rapport  aux 
sucres  des  colonies  étrangères  (loi  du  13  juillet  1886). 

Ainsi,  la  situation  est  des  plus  simples  :  nous  faisons  de  notables 
faveurs  aux  provenances  de  nos  colonies,  mais  nos  colonies  n'en 
font,  pour  ainsi  dire,  pas  à  nos  produits;  par  contre,  elles  grèvent 
de  taxes  de  sortie  ceux  qu'elles  nous  envoient.  Ajoutez  à  cela  que 
les  impôts  sont  proportionnellement  cinq  fois  moins  élevés  aux 
colonies  qu'en  France,  que  nous  supportons  plus  de  la  moitié  de 
leurs  dépenses,  que  les  colons  ne  sont  soumis  ni  au  service  mili- 
taire ni  à  l'inscription  maritime,  et  que  la  milice  ne  fonctionne 
même  pas  sérieusement  parmi  eux,  sauf  à  la  Réunion. 


René  Lavollée. 
La  fin  prochainement. 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES 


SAINT-CYR 


DEUXIÈME  PARTIE  {/in)\. 


m 

Quel  qu'ait  été  l'efTet  de  la  brimade  et  si  regrettables  que  soient 
les  excès  dont  elle  était  demeurée  le  prétexte,  nous  sommes  de  ceux 
qui  la  regrettent. 

La  brimade,  une  brimade  honnête,  une  brimade  mesurée, 
formait  le  caractère,  amenait  la  solidarité,  le  nivellement  des 
classes  sociales  très  diverses  représentées  à  Saint-Cyr,  apprenait 
à  devenir  philosophe  dans  un  métier  où  il  faut  beaucoup  de  philo- 
sophie, demeurait  enfin  une  école  excellente  avant  l'arrivée  au 
régiment. 

La  brimade  avait  encore  cet  avantage  qu'elle  créait,  dans  une 
même  promotion,  une  camaraderie  absolument  intime  :  les  amitiés 
qui  se  nouent  dans  l'infortune  sont  les  plus  durables  et,  dès  leur 
arrivée,  les  conscrits  sentaient  le  besoin  de  se  grouper  étroitement. 
Là,  plus  qu'ailleurs,  l'union  faisait  la  force. 

Aujourd'hui  Saint-Cyr  est  un  collège  infiniment  mieux  tenu  qu'il 
Be  l'était  il  y  a  vingt  et  quarante  ans.  Les  jeunes  gens  y  marchent 
à  la  baguette  avec  une  ponctualité  qu'on  n'obtenait  pas  jadis.  Mais 
nous  croyons  que  cette  souplesse  excessive,  surtout  si  on  exagérait 
encore  le  système  suivi,  aboutirait  davantage  à  former  des  jeunes 
filles  que  des  oflSciers.  Actuellement,  il  n'y  a  rien  de  perdu  encore, 
mais  forcer  la  note  serait,  pensons-nous,  une  faute.  Qui  ignore  que 

•  Voy.  le  Correspondant  des  25  septembre  et  10  octobre  1887. 


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246  KOS  ÉCOLES  MILITAIRES 

sur  le  champ  de  bataille  les  [meilleurs  [soldats  sont  souvent  les 
mauvaises  têtes  de  casernes. 

La  brimade,  telle  que  nous  venons  d'en  faire  sommairement 
rhistorique,  était  le  côté  parliculier  de  la  vie  intérieure  à  Ssdnt-Cyr 
et,  en  somme»  tout  venait  converger  là;  mais,  après  avoir  con- 
sacré un  juste  souvenir  à  ce  qui  n'est  plus  qu'une  légende,  il  sera 
intéressant  de  voir  ce  qu'était^  ce  qu'est  encore  la  vie  à  l'École 
militaire. 

Sous  ce  rapport,  il  est  singulier  de  constater  que,  depuis  la 
Restauration,  le  tableau  du  service  Journalier^  c'est-à-dire  la 
distribution  des  heures  de  repos  et  de  travail  de  la  journée,  n'a  pas 
sensiblement  changé  et  nous  retrouvons,  à  très  peu  de  chose  près, 
en  1887,  l'organisation  arrêtée  en  1818  par  le  maréchal  Gouvion 
Saint-Cyr. 

Le  lever  avait  lieu  à  cinq  heures  en  été  comme  en  hiver.  On 
avait  dix  minutes  pour  sauter  hors  de  ses  draps,  s'habiller,  faire 
sommairement  son  lit  et  descendre  à  l'étude.  Nous  laissons  à  penser 
s'il  fallait  de  l'activité  pour  arriver,  en  dix  minutes,  à  remplir  ces 
trois  prescriptions.  Sous  ce  rapport,  on  devenait,  au  bout  de  quel- 
ques mois,  d'une  agilité  extraordinaire,  et,  même,  les  anciens  en 
arrivaient  à  earalter  le  lit  cinq  minutes,  ne  se  levant  qu'à  cinq 
heures  cinq,  ce  qui  constituait  un  des  nombreux  privilèges  de  «  ces 
officiers.  » 

De  cinq  heures  dix  minutes  à  sept  heures  :  étude. 

Cette  séance  était  appelée  sommeil  militaire^  parce  que,  spécia- 
lement aflectée  à  l'étude  de  la  théorie,  un  doux  assoupissement  ne 
tardait  pas  à  rapprocher  le  nez  de  l'élève  du  livre  qu'il  avait  sous 
les  yeux.  Dans  les  salles  de  recrues,  les  gradés  venaient  souvent 
troubler  cette  léthargie  pleine  de  charmes;  mais,  dans  les  études 
occupées  par  les  anciens,  qui  n'étaient  surveillés  que  par  eux* 
mêmes,  ce  n'était,  au  bout  d'un  quart  d'heure,  qu'un  immense 
ronflement. 

Quand,  plus  tard,  après  la  guerre,  on  commença  à  introduire 
dans  le  tableau  de  service  des  colles  (interrogations)  pendant  l'étude 
du  matin,  la  légende  du  sommeil  militaire  fut  gravement  atteinte, 
et,  aujourd'hui,  les  Saint-Cyriens  n'ont  plus  qu'une  vague  idée  du 
charme  qu'il  atteignait  jadis. 

A  sept  heures,  on  montait  pour  Yastigue^  qui  durait  de  sept  à  huit. 

Vastique^  expression  que  nous  avons  toujours  eu  le  regret  de 
ne  pas  voir  dans  le  dictionnaire  de  l'Acadéoue,  était  le  nom  général 
officiellement  donné  à  la  séance  dans  laquelle  il  fallait  se  livrer  aux 
opérations  complexes  suivantes  : 


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IfOS  ÉCOLES  mUTAIRES  217 

!•  rare  son  lit  avec  un  soin  partîcaTîer,  les  arêtes  des  couver- 
tures présentant  une  ligne  droite  et  aiguë,  intersection  mathématique 
de  deux  plans.  Le  traversin  devait  être  rond  ou  carré  suivant  les 
époques. 

y  Procéder  &  une  twlettte  complète  :  lavage,  barbe,  etc.  Oh 
descendait  pour  cela  aux  lavabos  qui  se  trouvaient  au  re^-de- 
chaussée  :  les  anciens  s'étaient  attribués  un  côté,  aux  robinets 
dnçud  les  recrues  n'avaient  pas  le  droit  de  puiser  *. 

3*  Nettoyer  ses  armes  :  fusil,  baïonnette,  sabre  de  cavalerie  on 
d'infanterie. 

4*  Astiquer  son  fourniment  :  la  giberne,  le  ceinturon,  le  sac,  le 
porte-sabre,  cirer  deux  paires  de  bottes  y  compris  la  semelle. 

5*  Brosser  tous  les  vêtements  placés  dans  la  case,  compartiment 
carré  suspendu  à  la  tête  du  lit  et  où  l'on  mettait  ses  effets. 
6""  Aller  à  la  visite  du  docteur,  si  l'on  était  malade. 
7*  Aller  à  la  pharmacie,  si  l'on  avait  un  traitement  à  suivre  en 
dehors  de  Finfirmerie. 
8*  Aller  prendre  son  café  au  réfectoire. 

Les  recrues  étaient  obligées  de  faire  leur  lit  consciencieusement 
et  de  fond  en  comble  chaque  matin,  mais  les  anciens  se  permettaient 
d'ordinaire  le  rabattement. 

Le  rabattement  comportait  une  sdence.  Il  consistait,  après  être 
sorti  du  lit  au  réveil,  sans  déranger  les  draps  ni  la  couverture,  à 
rabattre  le  tout  vers  le  traversin,  sans  casser  les  arêtes  de  la  sur- 
&ce.  Cela  économisait  un  temps  considérable,  et  tandis  que  les 
rccrwcs  fanatisaient,  la  brosse  et  la  règle  en  main,  pour  tracer  les 
arêtes  de  leur  paraDélîpède,  «  ces  officiers  »  —  lisez  :  les  anciens 

—  descendaient  au  réfectoire  et  prenaient  à  loisir  leur  café  en 
faisant  trempette. 

Cette  trempette  enviée  et  à  laquelle  les  élèves  de  deuxième  année 
avaient  seuls  droit  —  un  droit  qu'ils  s'étaient  arrogé  bien  entendu 

—  consistait  à  tremper  dans  son  café  des  tartines  de  beurre,  ce  qm 
constituait  un  déjeuna*  très  supportable.  Quant  aux  malheureux 
recrue»,  c'est  à  peine  s'ils  avaient  le  temps  d'absorber,  debout  et  en 
se  brûlant  la  gorge,  leur  ration  de  noir  Bquide.  Celui  qui  aurait 
voula  s'asseoir  se  fût  attiré  une  verte  semonce. 

A  huit  heures  moins  dix,  les  anciens  passaient  leur  revue,  retour- 
naient quelques  lits,  défaisaient  quelques  cases,  —  qu'on  avait  à 
rétablir  en  cinq  minutes,  —  et  à  huit  heures  moins  dnq  avait  liefi 
Rnspectîon  de  l'oflScîer.  Il  fallait  que  la  tenue  fût  irréprochable, 

«  Aujourd'hui,  les  lavabos  sont  dans  les  dortoirs. 


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248  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES 

les  boutons  devaient  reluire  comme  l'or,  les  bottes  briller  comme 
un  miroir,  et  si  tout  cela  n'était  pas  à  souhsdt,  les  punitions  de 
consigne  ou  le  peloton  de  punition  étaient  largement  distribués- 
En  ce  qui  concernait  les  lits  ou  les  cases,  les  officiers  distinguaient 
facilement  quand  l'un  ou  l'autre  venait  d'être  retourné,  et  géné- 
ralement alors,  ils  avaient  l'air  de  ne  pas  remarquer  que  l'acuité 
des  arêtes  laissait  à  désirer. 

L'inspection  terminée  avec  plus  ou  moins  d'avaries,  on  avait 
dix  minutes  de  récréation  pendant  lesquelles  il  fallait  aller  cher- 
cher à  l'étude  le  carton  où  l'on  enfermait  son  cahier  de  notes  pour 
les  cours.  Ces  cours  commençaient  à  huit  heures  dix,  pour  finir 
à  neuf  heures  vingt-cinq  :  une  heure  et  quart.  Ils  avaient  lieu  dans 
deux  amphithéâtres  adossés  au  zinco  et  qui  donnaient  dans  la 
cour  Louis  XIV;  ce  sont  actuellement  les  amphithéâtres  des  élèves 
de  première  année. 

Pour  les  anciens,  dont  tous  les  professeurs  étaient  militaires, 
les  séances  ne  donnaient  lieu  à  aucun  incident  sauf  à  des  histoires 
du  genre  de  la  suivante. 

En  1862,  un  vieux  maréchal  des  logis  d'artillerie  du  cadre  de 
l'École  fut  nommé  adjudant  sur  place,  et  comme  il  était  d'usage 
qu'un  sous-officier  de  son  grade  fût  présentaux  cours  pour  surveiller 
les  élèves,  P.  fut  bientôt  désigné  pour  assister  précisément  à  une 
leçon  d'artillerie.  Le  professeur  était,  à  cette  époque,  le  commaa- 
dant,  depuis  colonel  Roy. 

On  était  au  commencement  de  l'année,  le  cours  était  à  sa  leçon 
d'ouverture,  et  le  commandant  Roy,  qui  avait  dans  son  programme 
l'historique  des  armes  dans  l'antiquité,  débuta  par  ces  mots  :  «  Mes- 
sieurs, jadis  les  anciens  se  servirent  comme  artillerie  de  balistes 
et  de  catapultes  :  leurs  armes  de  main  étaient  la  lance,  le  javelot, 
l'arc  et  la  flèche  »  et  il  continua. 

L'adjudant  P.  regarda  le  commandant  avec  étonnement  :  on  eût 
dit  qu'il  allait  parler.  H  se  contint  pourtant,  mais,  à  la  sortie  du 
cours,  il  ne  put  s'empêcher  d'aborder  un  groupe  d'élèves  et  leur 
dit  confidentiellement  :  «  Messieurs,  entre  nous  soit  dit,  le  coul- 
mandant  vous  en  conte.  11  vous  a  dit  ce  matin  que  les  anciens 
se  servaient  jadis  de  javelots  et  de  flèches,  de  balistes,  de  je  ne 
sais  quoi,  et  bien,  il  y  a  plus  de  vingt  ans  que  je  suis  à  l'École 
et  je  puis  vous  garantir  que  jamais  les  anciens  ne  se  sont  servis  de 
ces  machines-là.  » 

Ce  fut  un  rire  général,  et  le  brave  adjudant  qui  prensdt  les  an- 
ciens du  Pirée  pour  les  anciens  de  Fontainebleau  devint  légendaire 
à  l'École. 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  249 

Chez  les  recraes,  les  cours  faits  par  les  professeurs  civils  donnaient 
souvent  lieu  à  des  séances  orageuses,  par  suite  de  cet  axiome  que 

«ces  officiers  »  —  les  recrues  se  donnaient  également  ce  nom  entre 
eux— avaient  le  droit  de  tout  se  permettre  avec  un  vulgaire  ;>^â:«î. 

On  ne  croirait  pas  que  des  jeunes  gens  de  dix-huit  à  vingt  ans, 
généralement  policés  et  bien  élevés,  pussent  se  permettre,  vis-à- 
ris  d'hommes  qu'eussent  dû  leur  rendre  respectables  l'âge  et  les 
connaissances,  les  gamineries  qui  signalaient,  à  cette  époque,  les 
cours  de  MM.  Picqué,  Soûlot,  Duhaut,  Vallier,  Guillemin,  Laudren, 
Guibout,  Gœury,  Wachsmuth.  —  Il  n'y  a  pas  de  collège  mal  tenu 
où  se  passent  des  scènes  plus  tapageuses.  —  La  plupart  du  temps  les 
adjudants  de  service  laissaient  faire,  et  quand  le  tumulte  devenait 
trop  violent,  ils  avaient  une  manière  originale  de  prendre  le  nom 
des  perturbateurs.  Les  amphithéâtres  contenaient  environ  deux  cent 
cinquante  élèves,  répartis  sur  douze  ou  quinze  bancs,  s'étageant 
en  gradins  de  la  chaire  du  professeur  au  haut  et  au  fond  de  la 
salle.  Les  adjudants  surveillants  tenaient  à  la  main  un  grand 
carton  sur  lequel  étaient  inscrits  les  noms  des  élèves  sur  autant 
de  lignes  qu'il  y  avait  de  gradins.  Quand  le  bruit  devenait  trop 
intense  et  que  le  professeur  s'était  vu  obligé  d'interrompre  son 
cours  trois  ou  quatre  fois,  le  surveillant  prévenait  qu'il  allait 
prendre  des  responsables.  Naturellement  «  ces  officiers  »  s'indi- 
gnaient qu'un  «  bas-off  *  »  se  permît  de  les  menacer,  et  un  murmure 
accueillait  la  communication  de  l'adjudant.  Parfois  celui-ci  laissait 
faire;  parfois  aussi  il  tirait  un  trait  au  crayon  d'une  extrémité  à 
laulre  de  son  carton,  et,  après  le  cours,  les  élèves  de  chaque  banc 
dont  les  noms  s'étaient  trouvés  sous  le  crayon  étaient  conduits  à  la 
salle  de  police. 

Avec  cette  manière  de  faire,  qu'on  fût  ou  non  au  nombre  des  tapa- 
geurs, on  avait  les  mêmes  chances  d'être  puni,  de  «  tomber  sous 
la  ligne  »  ;  aussi  chacun  s'en  donnait  à  cœur  joie  et,  sachant  que 
le  hasard  seul  déciderait  de  son  sort,  voulait  au  moins,  s'il  était 
puni,  avoir  fait  du  tapage  pour  son  argent. 

Les  professeurs  civils,  et  en  particulier  ceux  de  mathématiques, 
élsûent  connus  à  l'École  sous  le  nom  de  Pendus^  et  ils  étaient  exposés 
i  des  plaisanteries  qui  n'étaient  pas  toujours  de  bon  goût.  Leur 
surnom  même  faisait  allusion  à  une  scène  de  violence  qui  avait 
îunené  jadis  plusieurs  expulsions  de  l'École.  Le  pendu  signifiait 
spécialement  le  cours  de  géométrie  descriptive  :  auparavant  on 
avait  dit  le  Soûlot^  du  nom  du  professeur, 

'  Un  bas  officier,  un  adjudant  sous-officier. 


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350  NOS  ËGOL£S  MlUTÂiaSS 

Mais  revenons  au  tableau  de  service. 

Après  les  cours  du  matin  venait  un  repos  d'un  quart  d'heure, 
puis  une  étude  d'une  heure  et  demie,  qui  conduisait  jusqu'au 
moment  du  déjeuner.  Le  menu,  très  peu  varié,  se  composait  d'un 
potage  ou  d'une  soupe,  d'un  plat  de  viande  rôtie  ou  bouillie,  de 
légumes  et  d'un  dessert;  on  avait  une  bouteille  d'abondance^  par 
tète,  et  une  demi-bouteille  de  vin  pur  pour  deux.  Pendant  le 
déjeuner,  surveillé  par  le  capitaine  de  jour»  on  causait  à  volonté, 
mais  généralement  les  recrues  étaieut  invités  à  se  taire;  parfois 
aussi  ils  devaient  raconter  des  histoires  croustilleuses  de  nature  à 
divertir  «  ces  officiers  ». 

Après  le  déjeuner,  la  récréation  durait  jusqu'à  une  heure,  et  de 
une  heure  à  trois  avait  lieu  l'exercice.  Après  une  étude  d'une 
heure,  qui  suivait,  l'administration  généreuse  vous  octroyait  un 
morceau  de  pain  pour  le  goûter,  et  de  quatre  et  demi  à  sept  on  se 
rendait  à  une  autre  étude  pendant  laquelle  avaient  lieu  les  interro- 
gations, l'équitation  pour  l'infanterie,  les  cours  d'allemand,  de 
dessin,  les  séances  de  lavis.  La  daose  et  le  chant  étaient  enseignés 
pendant  la  récréation  de  midi. 

A  sept  heures  et  demie,  on  retournait  au  réfectoire  pour  le 
souper,  dont  le  menu  comprenait  une  viande  rôtie,  un  légume  et 
un  plat  de  dessert,  avec  la  même  ration  d'abondance  qu'au  repas 
de  midi. 

A  huit  heures  et  demie,  après  trois  quarts  d'heures  de  récréation, 
le  coucher. 

Le  dimanche,  le  tableau  de  service  était  naturellement  modifié. 
Après  V étude  miUlaire^  on  se  rendait  à  la  messe  2,  pour  laquelle 
était  commandé  un  piquet  d'honneur.  Les  élèves  qui  avaient  droit 
de  sortie  quittaient  ensuite  l'École  après  avoir  passé  une  revue 
spéciale  :  quant  à  ceux  qui  restaient,  ils  assistaient  l'après-midi  à 
une  marche  militaire  à  l'extérieur,  qui  durait  généralement  de  deux 
à  cinq  heures. 

La  vie  que  nous  venons  de  dire  était  coupée  de  temps  en  teœips 
par  divers  incidents  qui  profitaient  soit  à  tous  en  même  temps,  soit 
à  un  petit  nombre  à  la  fois.  Parmi  les  premiers,  le  principal  était  le 
triomphe;  dans  les  seconds,  il  faut  compter  le  tour  de  garde  au 
poste  de  l'École,  le  séjour  à  l'infirmerie,  le  séjour  à  la  salle  de  police. 

Le  triomphe j  emprunté  aux  coutumes  des  régiments  d'artillerie, 
était  destiné  à  récompenser  l'adresse  des  élèves  qui  s'étaient  dis- 

*  Mélange  d'eau  et  de  vin. 

2  Aujourd'hui  la  messe  est  facultative. 


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HOS  ÉCOLES  MILITAIRES  251 

dngaés  au  tir  du  «anon.  Il  existait,  —  il  existe  encore  à  Saint-Cyr, 
—  en  dehors  de  la  cour  Wagram  et  des  carrières  oh  s'exerce  la 
cayalerie,  un  polygone  au  bout  duquel  était  installé  la  batterie 
et  qu'on  utilisait  également  pour  le  tir  du  fusil.  Chaque  année, 
Texercice  du  canon  était  terminé  par  le  tir  du  mortier,  dans  lequel 
un  tonneau  placé  au  bout  d'une  perche,  sert  de  but.  L'élève  qui 
arrivait  à  mettre  sa  bombe  dans  le  tonneau  avait  droit  aux  hon- 
neurs du  triomphe,  et  cette  cérémonie,  célébrée,  suivant  les  épo- 
ques, d'après  un  rite  particulier,  l'était  toujours  avec  une  grande 
solennité.  Il  était  d*u8age  que  l'état-major  de  l'École,  le  général 
en  tète  y  prit  part,  et  la  tradition  voulait  que  les  punitions  fussent 
levées. 

Sous  le  premier  empire  et  jusqu'à  l'année  1870,  à  l'instant  même 
où  'a  bombe  tombait  dans  le  tonneau,  tous  les  élèves  présents  au 
lîr  s'écriaient  :  «  Triomphe I  triomphe!  »,  et  un  certain  nombre  se 
précipitait  vers  la  cour  Wagram  pour  annoncer  l'heureux  événe- 
ment. 

Immédiatement  et  sans  ordre  le  tableau  de  service  était  suspendu. 
Les  deux  promotions  descendaient  dans  la  cour  Wagram  et,  tandis 
que  les  anciens  se  ruaient  vers  le  polygone,  les  conscrits  se  ran- 
geaient face  à  la  porte  de  la  grande  carrière  sous  le  comman- 
dement delà  plus  fine  galette  (le  dernier  classé)  de  la  promotion. 

La  fanfare  de  l'École,  précédée  du  tambour-major,  se  rendait  éga- 
temeut  au  polygone,  où  le  cortège  des  anciens  s'était  déjà  formé. 
Le  triomphateur,  ht  tête  couronnée  de  feuillages  et  orné  de  divers 
ornements  plus  ou  moins  grotesques,  était  hissé  sur  un  tonneau 
porté  sur  les  épaules  de  quatre  de  ses  camarades.  Précédé  de  la 
musique  jouant  la  Saint-Cyrienne,  il  s'avançait  à  la  tête  de  sa  pro- 
motion jusqu'à  l'entrée  de  la  grande  carrière. 

Arrivé  là,  le  tambour-major  frappait  avec  sa  canne  la  porte,  qu'on 
avait  au  préalable  fermée,  et  quand  on  lui  avait  demandé  :  Qui  vive  t  il 
répondait  :  Triomphe.  On  ouvrait  alors  la  porte  à  deux  battants,  le 
triomphateur  s'avançait  vers  le  milieu  de  la  cour  et  au  far  et  à 
mesure  que  la  colonne  formée  derrière  lui  par  les  anciens  franchissait 
le  seuil  de  la  cour  Wagram,  les  élèves  se  formaient  en  ligne  à  droite 
et  i  garnie,  dessinant  un  grand  hémicycle.  On  se  joignait  ainsi 
an  conscrits  qui  se  plaçaient  derrière  les  anciens,  puis  on  se  diri- 
geait vers  le  général,  qui  attendait  habituellement  au  haut  du  perron 
opposé  à  l'entrée  de  la  carrière. 

Le  commandant  de  l'École  félicitait  le  vainqueur,  annonçait  que 
les  punitions  étaient  levées  et  faisait  d^xmcber  séance  tenante  une 
bouteille  de  Champagne.  On  rompait  alors  les  rangs,  et  les  danses, 


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252  NOS  ÉCOLES  MiUTÂlRES 

les  mascarades,  commençsdent  jusqu'au  dtner.  Le  repas  terminé, 
les  divertissements  reprenaient  jusqu'à  dix  heures,  avec  feux, 
illuminations,  flammes  de  bengale  et  autres  artifices,  pour  lesquels 
Tartillerie  donnait  complaisamment  la  poudre  nécessaire. 

Le  Triomphe  était  autrefois  une  fête  essentiellement  improvisée. 
Il  était  rare  qu'il  y  en  eut  plus  d'un  par  an,  et  bien  des  années 
n'en  voyaient  pas,  le  tonneau  au  bout  d'une  perche  constituant  un 
but  extrêmement  difficile  à  atteindre. 

Les  Saint-Cyriens  d'aujourd'hui,  en  gens  avisés,  ont  trouvé  un 
moyen  fort  simple  de  s'assurer  un  triomphe  par  an,  et  la  coutume 
est,  à  l'heure  actuelle,  de  déposer,  au  fond  du  tonneau-dble,  une 
cartouche  de  dynaoûte  qu'on  fait  partir  en  temps  et  lieu.  La  fète 
perd  beaucoup  de  son  imprévu,  mais  le  choix  de  la  date  et  du 
moment,  mis  ainsi  à  la  disposition  des  élèves,  leur  permet  de 
donner  à  la  cérémonie  une  solennité,  un  luxe  de  décors  qui  laissent 
loin  les  réjouissances  du  passé. 

II  y  a  deux  ans,  le  Triomphe  revêtît  une  splendeur  particulière, 
et  l'on  peut  dire  que  l'École  se  prépara  pendant  six  semaines  à 
célébrer  cette  grande  journée.  Pendant  six  semaines,  elle  ne  ftt 
même  absolument  que  cela. 

Durant  près  d'un  mois  et  demi,  les  salles  d'études  furent  trans- 
formées en  ateliers  de  tailleurs.  Chaque  compagnie  de  melons  *  avait 
adopté  un  costume  à  la  confection  duquel  chacun  des  élèves  tra- 
vaillait avec  fureur.  Telle  compagnie  devait  être  en  garde  écossaise^ 
une  autre  en  grenadiers  Louis  XV;  les  autres  avaient  adopté  des 
uniformes  à  l'avenant;  quant  aux  anciens,  ils  avaient  pensé  que 
leur  dignité  leur  interdisait  cette  mascarade,  et  ils  s'étaient  con- 
tentés de  couper  les  franges  de  leur  épaulette  gauche*. 

Ce  fut  réellement  un  spectacle  pittoresque  quand,  au  jour  du 
triomphe,  cet  immense  cortège  s'en  fut  au  terrain  voisin  du 
polygone,  —  au  Marchfeld^  conune  disent  les  Saints-Cyriens  d'au- 
jourd'hui, —  pour  y  chercher  le  triomphateur. 

Grave  et  recevant  comme  un  général  romain  les  ovations  enthou- 
siastes de  ses  camarades,  celui-ci  fit  son  entrée  dans  la  cour  Wa- 
gram  suivant  le  rite  ordinaire,  et  se  dirigea  vers  le  général,  qui 
l'attendait  sous  le  zinco^  au  milieu  de  ses  invités  et  invitées.  Après 
le  discours  d'usage,  la  fête  commença,  suivant  un  programme  dont 
nous  donnons  ici  le  texte. 

*  Nom  actuel  des  élèves  de  première  année. 

3  On  sait  que  les  sous-lieutenants  portaient  autrefois  une  seule  épaulette  à 
franges  (l'épaulette  droite). 


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NOS  ÉCOLES  HIUTAIRES 


253 


PROMO(tion)  DES  PAVILLONS-NOIRS 

TRIOMPHE 
1884 

FÊTE  DE  NUIT 


FÊTE  DE  JOUR 


Réunion  au  Marchfeld. 

Défilé. 

Lecture  du  discours  du  Triomphe. 

Quadrille  général  réglé  par  Gellarius. 


Avec  le  gracieux  concours 
de  la  fanfare  du  cirque  Corvi. 


Les  PavillonS'Noirs,    pas 

redoublé Méry. 

Wagram,  id Ziégler. 

Le  HuTon/ià Gurtoer. 

La  Ccmargo,  id.     .     .     .  Lecocq. 

La  Mascolle,  id.    .     .     .  Audran. 


REPRESENTATION   EXTRAORDINAIRE 

Au   profit   des  victimes   de  la   Pompe, 

donnée 

par  MM.  les  Sociétaires  comédiens 

ordinaires  du  Zingol, 
autorisée  par   les    circonstances. 

Avec  le  concours  désintéressé 

de  M.  0.  Mbry 

et  son  orchestre  do  30  musiciens^ 

La  Petite  mariée,  valse 
(ouverture).     .     .     .    Lbcocq- 

Lenclume,  polka  (entre- 
acte) Parlow. 

Tout  à  la  joie,  polka 
(clôture) Fahrbach 

ANATOLE  DE  LA  SÈCHE 
ou 

90  ANNÉES  d'internat  BT  D* ABRUTISSEMENT 
DE  TOUS  LES  INSTANTS 

Folie,  vaudeville,  bouffe,  opéra -comique, 
dramatique  et  satirique, 

par  MM.  Nemo,  Anonyme  et  Incognito. 


M«-  Marchfeld, 
grande  coquette 

mère    de   M"«    de  I» 
Fine. 

M"»  Petit  Bois, 
Ingénue 

M"«  de  la  Fine,  Jean» 
femme  Intéreeaante. 

W  Khutnina, 
Ingénue 

M"*  Orange,  soaClen  de 
famille. 

MBf.  Claudius 

Anotole   de   la   Sèche, 
vieUlard  flgé. 

PadanpM 

Bmest  de  la  Fine. 

ChihovÀo 

Galetthanrha,    offlcier 
Japonais  de  la  mission. 

Maxi 

Vol  la  Pompe 

tiend-la^main 

BolB  Oamard. 

Officiers,  saumâlres,  garçons,  eic^ 

ON  pleurera 

KOTA.  On  trouvera  des  mouo?u)ir$  au 
vestiaire. 


Cette  année  encore  (1887)  le  Triomphe  a  été  célébré  à  Saint-Cyr 
ayec  un  luxe  de  réjouissances  que  ne  connaissaient  point  les  promo- 
tions d'il  y  a  vingt  ans.  La  représentation  du  cirque  Loyal  a  été 
des  plus  brillantes,  des  clowns  désopilants  y  ont  excité  Tenthou- 


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^hA  NOS  ECOLES  MILITAIRES 

siasoae  :  quant  à  la  course  de  taureaux,  elle  est  demeurée  la  nou- 
veauté à  sensation  de  la  journée. 

Des  invités  nombreux  assistaient,  suivant  l'habitude  nouvelle,  à 
cette  fête  du  Triomphe  qui  tend  de  plus  en  plus  à  devenir  une  fête 
publique,  comme  l'était  jadis  le  carrousel. 

Les  dames  en  particulier  se  montrent  curieuses  de  ces  repré- 
sentations, pleines  à  la  vérité  de  pittoresque,  et  le  général  est  long- 
temps à  l'avance  accablé  de  sollicitations.  Que  dirait  Napoléon  I" 
de  cette  introduction,  très  exceptionnelle  il  est  vrai,  du  sexe  aimable 
dans  ces  cours  à  l'aspect  rébarbatif,  où  il  n'eût  jamais  voulu  voir 
que  de  graves  têtes  de  sergents.  Le  lendemain  du  jour  oh  il  avait 
inspecté  Saint-Cyr,  le  28  juin  1809,  l'Empereur  écrivant  au  ministre 
Champagny  les  impressions  que  lui  avait  laissées  sa  visite  se  mon- 
trait généralement  mécontent  de  tout  ce  qu'il  avait  vu.  Et  dans  la 
lettre  curieuse  que  nous  avons  sous  les  yeux,  nous  notons  spé- 
cialement cette  phrase  : 

«  Autre  détail  qui  a  vivement  choqué  l'Empereur.  Les  croisées 
des  premières  cours  étaient  remplies  de  femmes  soit  du  directeur, 
soit  des  professeurs.  » 

Heureusement  que  le  vainqueur  d'Austerlitz  dort  aujourd'hui  aux 
Invalides  et  que  le  général  commandant  actuellement  l'École  est  ua 
galant  homme  :  tout  le  monde  s'en  trouve  bien,  et  les  choses  n'en 
vont  pas  plus  mal. 

IV 

Comme  on  vient  de  le  voir,  le  Triomphe  est  aujourd'hui  une  fête 
d'une  longue  préparation  et  dont  les  échos  se  répercutent  encore 
bien  longtemps  après  la  clôture  officielle.  Autrefois  il  durait  une 
après-midi  bien  juste,  et  demeurait  un  éclair  de  joie  dans  la  vie 
monotone  de  l'École.  Nous  avons  dit  qu'avec  le  Triomphe  les 
incidents  principaux  qui  jetaient  de  temps  en  temps  une  note  plus 
gaie  dans  l'existence  absolument  terne  des  Saint-Cyriens  étaient  le 
tour  de  garde  au  poste  de  police,  le  séjour  à  l'infirmerie  ou  à  la 
salle  de  police  :  voyons  ce  qu'étaient  au  juste  ces  diverses 
distractions. 

Le  service  de  garde  qui  revenait  par  promotion  deux  ou  trois 
fois  dans  l'année,  permettait  aux  élèves  de  passer  une  journée  fort 
appréciée.  Le  poste,  installé  sous  la  voûte  qui  conduit  de  l'avenue 
de  Maintenon  à  la  cour  Rivoli,  vis-à-vis  la  salle  des  visites  (parloir), 
était  loin  d'être  un  séjour  agréable,  mais  on  y  était  tranquille  un© 
douzaine  d'heures,  et  la  vie  inusitée  qu'on  y  menait  tranchadt  soir 
la  monotomie  de  l'existence  journalière.  La  garde  avait  été  orga— 


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NOS  ECOLES  MIUTAIRES  25& 

nisée  à  Saint-Cyr  pour  initier  pratiquement  les  élèves  au  service 
d^  places,  aux  rondes,  aux  patrouilles,  au  placement  des  faction- 
naires. Le  poste  détachait  deux  sentinelles  Tune  devant  les  armes^ 
l'autre  à  la  porte  de  l'École,  et  Télève  mis  en  faction  à  ce  dernier 
endroit  accomplissait  toujours  sa  tâche  avec  une  conviction  irrépro* 
cbable.  Ainsi,  la  consigne  prescrivait  que  les  cochers  conduisant 
toute  espèce  de  véhicule  eussent  à  mettre  leurs  chevaux  au  pas  en 
firancbîssant  le  portique,  et  cette  consigne  était  si  rigoureusement 
observée  qu'un  beau  jour  le  cocher  de  l'omnibus  faisant  le  service 
entre  l'École  et  Versailles  eut  un  de  ses  chevaux  éventré  d'un 
coup  de  baïonnette,  pour  avoir  trotté  malgré  la  défense. 

La  salle  de  police  —  Vours^  comme  on  disait  en  argot  de  Saint- 
Cyr  —  était  encore  un  endroit  où  les  gens  qui  aimaient  leur  tran- 
quillité et  la  bonne  nourriture  ne  dédaignaient  pas  de  se  rendre. 
Les  élèves  punis  de  salle  de  police  n'étaient  pas  enfermés  en 
commun  comme  cela  a  lieu  dans  les  corps  de  troupes,  mais  chacun 
d'eux  avait  droit  à  un  petit  local  à  part,  à  une  cellule  personnelle. 
On  ayait  là  une  table  pour  travailler,  un  lit  et  un  matelas  pour 
dormir,  une  couverture  et  des  draps  pour  s'abriter.  D'après  la 
règle,  l'élève  puni  de  salle  de  police  ne  devait  s'allonger  sur  son  lit 
qu'à  partir  de  neuf  heures  du  soir,  c'est-à-dire  au  même  moment 
où  ses  camarades  se  couchaient,  dans  les  dortoirs;  or  il  arrivait 
que,  grâce  à  un  compromis  avec  le  sous-officier  chargé  de  sur- 
yeiller  les  locaux  disciplinaires,  le  sergent  d'ours^  comme  on 
l'appelait,  cette  règle  était  généralement  enfreinte. 

Sauf  dans  les  moments  où  il  fallait  assister  au  cours  ou  à  l'exer- 
cice, le  séjour  à  la  salle  de  police  était  une  sieste  perpétuelle  et, 
comme  on  pourrait  s'étonner  de  voir  des  jeunes  gens  de  vingt  ans 
attacher  un  si  grand  prix  au  repos  dont  on  jouissait  «  à  l'ours  », 
nous  renverrons  le  lecteur  au  «  tableau  de  service  »  que  nous 
donnerons  plus  loin,  lui  laissant  la  faculté  de  tirer  lui-même  sa 
conclusion. 

D'ailleurs,  un  doux  far  niente  ne  constituait  pas  les  seuls  charme» 
de  la  salle  de  police.  Après  avoir  avalé,  pendant  quelques  mois, 
les  gigots  desséchés  et  les  poulets  étiques  dont  l'administration 
gratifiait  deux  fois  par  jour  les  élèves,  ces  derniers  éprouvaient  le 
Jbesoin  d'offrir  à  leurs  estomacs  délabrés  quelque  chose  de  plus 
scil>stantiel.  Non  pas  que  le  menu  officiel  de  «  l'ours  »  fût  supérieur 
à  celui  du  réfectoire  :  il  était,  au  contraire,  très  inférieur  et  réduit 
à  sa  plus  simple  expression,  mais  le  sergent  surveillant  était 
on  bon  diable  qui,  par  un  autre  procédé  que  l'ancien  portier  de 
Fontainebleau,  était  arrivé  à  se  faire  de  jolies  rentes. 
Moyennant  une  pièce  dont  il  était  convenu  qu'il  ne  rendait  pas 


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256  NOS  ÉCOLES  MILITAIRES 

la  monnaie,  le  peu  farouche  cerbère  se  changeait  en  un  commis- 
sionnaire aussi  discret  que  complaisant.  Les  dindes  truffées  et  les 
foies  gras  trouvaient  facilement  le  chemin  des  cellules  :  on  obte- 
nait même  de  se  réunir  à  deux,  à  trois,  à  quatre  pour  ces  agapes 
fraternelles,  et  Thumidité  qui  sortait  de  la  paille  de  ces  cachots 
sentait  toujours  le  sauteme  ou  le  Champagne. 

Les  salles  de  police,  vulgairement  les  ours^  étaient  situées  au 
troisième  étage  d'un  bâtiment  donnant  d'un  côté  sur  la  cour, 
de  l'autre,  sous  les  combles.  Il  y  faisait,  en  été,  une  chaleur 
étouffante,  aussi,  une  fois  dans  leurs  cabanons,  les  habitués  de  la 
ssdson  d'été  adoptaient  généralement  une  tenue  des  plus  légères 
dans  laquelle  le  caleçon  de  bain  lui-même  eût  paru  une  superféta- 
tion.  C'était  dans  ce  costume  adamique  qu'on  se  livrait,  entre  deux 
exercices,  aux  douceurs  du  repos. 

Dans  les  premiers  jours  du  mois  de  juin  1867,  M"®  de  C,  une 
fort  jolie  femme,  débarque,  un  beau  matin,  à  Saint-Cyr,  au  bras  de 
son  oncle,  le  vieux  colonel  de  B.,  camarade  de  promotion  du 
général  de  Gondrecourt,  à  cette  époque  commandant  de  l'École* 
Elle  venait  chercher  à  apitoyer  le  général  à  propos  d'un  neveu  à  elle, 
assez  mauvais  sujet,  qui  finissait  incessamment  sa  deuxième  année 
et  à  propos  duquel  on  redoutait  la  sécheresse^  c'est-à-dire  le  renvoi 
comme  simple  soldat  dans  un  régiment.  Non  pas  que  l'élève-cava- 
lier  X.  fût  une  méchante  nature,  c'était,  au  contraire,  le  meilleur 
garçon  du  monde,  mais  le  mépris  qu'il  avait  toujours  affecté  pour 
la  pompe  (les  divers  cours),  son  dédain  pour  les  bas-off  (adjudants 
sous-officiers),  la  résistance  invincible  qu'il  avait  opposée  à  toutes 
les  insinuations  des  divers  pendus  (professeurs),  qui  avaient  essayé 
de  lui  inculquer  les  lois  de  la  topo  (topographie)  et  de  la  forii 
(fortification);  tout  cela  réuni  l'avaient  conduit  à  n'obtenir  aux 
examens  de  fin  d'année  qu'un  chiffre  de  points  dérisoires.  Il  avait 
écrit  à  sa  belle  cousine,  lui  disant  ses  craintes  et  ses  angoisses, 
car,  arrivé  au  bout  du  fossé,  la  culbute  l'effrayait,  et  il  se  prenait 
parfois  à  regretter  de  n'avoir  pas  sacrifié  un  peu  de  ses  antipathie» 
pour  décrocher  cette  épaulettc  d'or,  objet  de  ses  rêves,  et  qui 
allait  peut-être  lui  échapper. 

Le  colonel  de  B.,  sans  dire  au  général  de  Gondrecourt  le  véri- 
table motif  de  la  visite  intéressée  que  lui  faisait  M"*  de  C,  prit  un 
prétexte  quelconque  pour  expliquer  sa  venue  à  Saint-Cyr.  Il  était 
onze  heures,  le  commandant  de  l'École  invita  ses  hôtes  à  déjeuner 
et  M^'^de  C.,qui  ne  demandait  qu'à  demeurer  pour  préparer  plus 
à  loisir  sa  requête  se  garda  de  refuser.  On  se  mit  à  table.  Le 
général,  fort  aimable,  déploya  auprès  de  sa  belle  visiteuse  toutes  les 
subtilités  d'un  esprit  qui  n'était  pas  sans  grâce,  de  telle  sorte  que 


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NOS  ÉGOLSS  inUTAIEES  257 

celle-d  crut  bientôt  le  moment  venu  de  glisser  le  nom  de  son 
mauvais  sujet  de  neveu. 

—  Ah!  X.,  vous  le  connaissez,  madame,  fit  le  général  en  fron- 
çant un  peu  le  sourcil. 

—  Mais,  oui,  général.  Je  connais  surtout  sa  famille.  Il  va  sortir 
incessamment  n'est-ce  pas?  JPai  vu  sa  mère;  vous  ne  vous  figurez 
pas  la  joie  qui  s'est  emparée  de  cette  excellente  femme  à  la  pensée 
de  voir  dans  quelques  jours  son  fils  sous-lieulenant. 

—  Heu!  heu!  sous-lieutenant! 

—  Hais  oui  ses  épaulettes  sont  achetées  déjà. 
Le  général  flaira  un  piège. 

—  X.  est  un  bon  enfant,  dit-il,  mais  franchement,  il  a  passé 
des  examens  pitoyables,  et  je  ne  sus  si  le  Conseil  d'instruction... 

—  Qu'est-ce  que  cela  le  Conseil  d'instruction? 

—  Madame,  c'est  un  vilain  tribunal,  dont  j'ai  le  malheur  d'être 
le  président,  qui  décide  du  sort  des  élèves  au  moment  où  ils  sortent 
de  l'École.  C'est  le  Conseil  seul  qui  accorde  ou  refuse  cette  épau- 
lette,  que  M"'  X.  s'est  peut-être  un  peu  pressée  d'acheter  pour 
son  fils. 

—  Comment,  un  peu  pressée?  Général,  vous  m'effrayez,  est-ce 
qn*il  serait  possible  que  mon  neveu?... 

—  Vraiment,  je  suis  désolée  d'avoir  à  vous  faire  de  la  peine, 
mais  je  cradns  bien  que  X.  ait  tout  à  craindre  de  la  décision  du 
Conseil  d'instruction. 

—  Et  alors... 

—  Alors  il  serait  renvoyé  comme  simple  soldat  dans  un  régiment. 

—  Bah,  interrompit  le  colonel,  tu  es  le  président  du  Conseil,  et 
ta  voix  est  prépondérante.  Tu  ne  vas  pas  laisser  sécher  ce  garçon- 
là,  qui  au  fond  fera  un  très  bon  officier.  J'ai  vu  la  Goumerie  *, 
qui  m'a  dit  n'avoir  pas  au  point  de  vue  cheval  de  meilleur  sujet 
daos  son  peloton. 

—  Mon  cher,  le  cheval  n'est  pas  tout;  la  pompe  a  ses  exigences. 
La  Barre  Duparcq^  s'est  nettement  prononcé  pour  la  rigueur. 

—  Ah!  général,  fit  M""*  de  C.  en  joignant  sournoisement  les 
mains. 

—  Allons,  reprit  M.  de  B.,  ne  nous  parle  pas  de  la  pompe  :  un 
bahuteur  comme  toi.  Tu  renies  donc  ton  passé,  mon  cher. 

La  conversation  continua  sur  ce  ton  pendant  un  bon  moment,  et 
S  élait  évident  que  le  généra)  perdait  peu  à  peu  du  terrain. 
M**  de  C.  avsdt  une  logique  qui  le  déconcertait  :  elle  avait  réponse 

*  C*était  un  des  lieutenants-instructeurs. 

^  Le  lieutenant-colonel  du  génie,  directeur  des  études. 

25  OCTOBRE  1887.  17 


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m  nos  ÉQOLiS  MlIiTAmES 

à  tout.  (Quant  tu  cotone^  il  avait  des  arguments  non  moins  irrésis- 
tibles :  il  soutenait  cette  thèse  que  les  fanatiques  de  pompe 
n'avaient  jamais  fourni  que  des  (^ficiers  inférieurs  aux  buhutewrs^ 
ou  vieux  bahuts,  comme  on  disait  à  cette  époque  :  témoin  Gonive^ 
court,  répétait-il  avec  acharnement. 

—  Madame,  fit  enfm  Je  général,  nous  sommes  au  commence* 
ment  de  juin,  et  nos  élèves  ne  s'en  vont  qu'^  août  :  si  vous  vouliez 
morigéner  votre  neveu,  s'il  voulait  travailler  d'anmche-pied  d'ici 
là,  peut-être  pourrions-nous  arranger  les  choses. 

—  Morigéner  mon  neveu,  mais  je  ne  demande  que  cela.  Oti 
est-il?  Pourrais-je  le  voir? 

Le  général  tira  sa  montre. 

—  Midi  et  demi,  fit-il.  Rien  ne  s'oppose  à  ce  que  vous  voyiez  X-, 
il  est  en  récréation  :  je  vais  le  faire  appeler. 

II  frappa  sur  un  timbre;  un  vieux  sergent  de  planton  parut. 

—  Faites  venir  l'élève  X.,  dit  le  général* 
Le  planton  disparut. 

La  conversation  prit  un  autre  tour  :  M""^  de  G.  préparait  son 
allocution.  Quant  au  général,  il  n'était  pas  fâché  d'avoir  une  trêve 
qui  lui  permît  de  réparer  ses  pertes. 

Un  quart  d'heure  se  passa  après  leqœl  reparut  le  sergeot. 

—  Mon  général,  l'élève  X.  est  à  la  salle  de  police. 

—  Pauvre  enfant  1  marmura  M"°  de  C. 

—  A  tours  ?  fit  le  colonel. 

—  Qu'est-ce  que  je  vous  disais,  madame?  continua  Je  général. 
Vous  voyez,  mauvais  élève,  toujours  puni.  Je  n'y  pois  rien. 

—  Ohl  général,  le  pauvre  garçon,  à  la  salle  de  police!  En 
prison,  Dieu!  qu'il  deit  sottffrii*  là  dedams ! 

—  Mais  nuliement,  madame.  Je  vous  assure  que  nos  salles  de 
police  ne  ressemblent  en  rien  aux  geôles  de  l'Inquisitio^n.  J'avais 
l'intention  de  fdre  descendre  X.,  mais  s'il  ne  vous  -était  pas  trop 
désagréable  de  monter  trois  «étages,  n(ms  pourrions  aller  voir  votre 
neveu  chez  lui,  et  vous  «constaterez  vous-même  f  ne,  pour  un  pri« 
saunier,  il  est  très  oenvenablement  logé. 

M"*  de  C.  battit  des  mains  avec  une  joie  enfantine. 

—  Moi,  vœr  la  saUe  de  police  I  C'est  eela,  j'accepte. 
Et  elle  ajouta '^1  chaoïgeafit  de  ton  : 

—  Mon  pauvre  Roger  I 

Le  déjeuner  douchait  à  sa  fin,  on  qmtta  la  table,  et  -quekpied 
instants  aj>rès,  ie  général,  le  colonel  B,  et  M""""  de  C,  prrécédéBi 
d'un  sergent,  arrivaient  devant  la  porte  verrouillée  qui  barricadaât 
le  corridor  sur  lequel  s'ouvraient  les  cellules. 

A  l'apparition  du  ^néral,  le  sergent  cTaurs^  qui  n'avait  Jamais 


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90B  iCâUS  ]WIA»K  299 

la  consdeDce  bieii  trancpiille,  era^  toat  d'abord  à  quelque  senuMOce* 
mat»  en  apercevant  M**  de  G.^  il  eomprît  te  but  de  la  Tisite  et 
eofraDt  TivemeDt  la  porte  du  couleur,  il  fit  entrer  les  visiteuFS. 

—  Où  est  la  cellak  de  l'élëre  X.  ?  demaude  le  généffal. 

—  Numéro  7^  mou  général. 

—  Ouvrez. 

Le  sergent  ssàâi  l'énorme  trousseau  qui  pendait  à  un  clou  au 
mur  et,  introduisant  la  clé  dans  la  serrure,  il  fit  jouer  le  pêne. 

U  poussa  la  porte. 

A  ce  moment  il  sentit  une  soeur  froide  lui  perler  sur  le  front  et 
le  cri  de  :  ^  vosranffs^/ixe!  qu'il  allait  prononcer  pour  que  son  ipn- 
sonnîer  çrlt  la  posidon  militaire  deyant  le  générai,  lui  demeura 
dans  la  gorge. 

Quaut  à  Bf^  de  C,  qm  avait  tout  d'abord  avancé  la  tète  pour 
mieux  voir,  elle  s'était  vivement  repliée  en  arrière  en  mettant  sa 
noain  devant  ses  yeux. 

Le  colonel  riait  de  bon  cœur  et  le  général  en  eût  fait  sans  doute 
autant  m  sa  situation  ne  lui  eût  commandé  de  réprimer  toute 
Mlarité^ 

Le  surveitliBmt  de  la  salle  de  police  ne  fut  jamais  plus  sergent  (Fours 
que  ce  jour-là,  car  il  attrapa  quinze  jours  de  prison  pour  avoir 
toléré  qu'un  élève  s'étendît  sur  son  Ht  pendant  la  journée.  Quant  & 
f  Mève  X. ,  il  eut  huit  jours  de  radiot^^  pour  s*étre  couché  sur  son  lit 
4c  Ama  une  terme  non  réglementaire  » ,  £sait  lelendiemain,  le  libeBé 
de  la  punition. 

Ce  qui  ne  l'a  pas  empêché  d'obtenir  avec  ses  camarades  son 
éjpaahitt  de  sous-lieutenant. 

Avec  les  salles  de  police,  l'endroit  de  l'École  où  Ton  menait  la  vie 
la  plus  douce  étak  certainement  l'infirmerie. 

IKmée  un  peu  en  dehors  dte  TÉcole,  séparée  d^^elle  par  de  grands 
jardins  et  de  frais  ombrages,  le  séjour  des  malades  était  envié  cte 
deux  catégories  d*élèves  très  différents  :  les  zélés,  les  fainéants. 

L^  premiers  grimpaient ^k  Tinfirmerie  avec  leurs  livres,  leurs 
notes,  leurs  cahiers,  pour  être  à  même  de  préparer,  sans  déran- 

*  Nous  tenons  cette  histoire  absolument  authentique  du  colonel  de  B, 
anjottid^hui  générai  en  retpaâte^ 

^  De  supplément,  d'où  le  verbe  rabioter, 

*  L'expression  grimper  était  obligatoire  pour  désigner  Feutrée  à  rinfir- 
merle  ou  aux  salies  d^  police.  La  situation  élevée  de  ces  deux  ékihime* 
mmtSy  placé  Fun  sur  un  monticule  qui  dominait  la  cour  Wagram,  Fautre 
dans  les  combles,  explique  cette  expression. 


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^260  50S  iGOLES  MIUTÂIRSS 

gement,  un  cours,  une  interrogation,  un  examen.  Un  bon  ordi- 
naire, les  soins  affectueux  de  sœurs  de  la  charité,  qui  faisaient  le 
service  des  malades,  ou  soi-disant  tels,  la  facilité  de  se  livrer  à 
Tétude  dix  Iieures  par  jour,  étaient  les  avantages  appréciés  par  les 
pompiers  (travailleurs).  Les  paresseux  emportaient  comme  les 
studieux  leurs  livres  à  l'infirmerie,  mais  ils  les  déposaient  religieu- 
sement dans  un  coin  et  les  laissaient  se  couvrir  d'une  noble 
poussière. 

Ils  étaient  plus  appréciés  que  les  premiers  par  la  sœur  Peau- 
fine^^  la  digne  mère  supérieure,  peut-être  par  cela  même  qu'ils 
étaient  plus  mauvais  sujets.  Du  reste  l'influence  de  la  respectable 
fille  de  saint  Vincent  de  Paul  sur  tous  ses  malades  était  merveilleuse, 
et  il  n'y  a  pas  d'exemple  que  sœur  Peaufine  ne  fût  arrivée  à  mener 
A  la  baguette  les  bahuieurs  les  plus  endurcis.  Ces  jeunes  gens,  qui 
affectaient  dans  leur  langage  le  dévergondage  de  vieux  troupiers 
mal  élevés,  qui  aimaient  à  entremêler  de  jurons  obscènes  leurs 
moindres  paroles,  redevenaient  devant  la  sœur  Peaufine,  ce  qu'ils 
étaient  en  réalité  :  des  hommes  bien  élevés.  Jamais  un  mot  gros- 
sier ni  une  plaisanterie  déplacée.  La  vieille  supérieure  eût  sa 
certainement  les  mettre  à  leur  place,  car  ell.e  avait,  de  l'esprit,  de 
l'autorité  et  de  la  repartie,  mais  elle  était  surtout  adroite,  et  elle 
avait  un  tact  particulier  pour  conduire  doucement  et  sans  n^me 
froncer  le  sourcil  les  plus  récalcitrants. 

Après  vingt  ou  trente  ans  de  séjour  à  l'École,  la  sœur  Peaufine 
était  devenue  tout  à  fût  saint-cyrienne,  et  il  n'y  avait  pas  jusqu'à 
Y  argot  du  bahut  qu'elle  ne  possédât  sur  le  bout  du  doigt. 

Il  y  avait,  en  effet,  et  il  y  a  encore  un  argot  à  Saint-Cyr,  une 
langue  spéciale  intelligible  pour  les  seuls  adeptes  et  à  laquelle  nous 
avons  dû  forcément  déjà  emprunter,  en  les  expliquant,  quelques 
termes. 

Le  bahuts  c'était  Saint-Cyr;  le  bazar ^  c'était  le  collège,  l'éta- 
Mssement  d'instruction,  toute  école  où  l'on  se  préparait  au  bahut. 
Un  monsieur  Bazar^  c'était  un  collégien  et  par  extension  un 
recrue^  un  Saint-Cyrien  de  première  année.  Ce  recrue  a  porté  d'ail- 
leurs, suivant  les  temps,  des  noms  divers. 

Sous  le  premier  empire,  on  disait  un  buson  ;  plus  tard,  sous  la 
monarchie  de  Juillet,  le  buson  devint  une  graine'^,  aujourd'hui  on 
dit  un  melon.  Quant  au  collégien  qui  se  prépare  à  Saint-Cyr, 
c'est,  pendant  la  période  d'éclosion,   un    cornichon.   Certaines 

.    *  Peaufin,  e,  expression  consacrée  pour  désigner  un  joli  garçon,  une  jolie 
jQUe.  Inutile  de  dire  que  le  surnom  de  la  digne  supérieure  âgée  de  plus  de 
.soixante  ans  était  une  antiphrase. 
^  Graine  d'ancien. 


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NOS  ÉCOLES  mUTÂIRSS  261 

eipressîons  ne  sont  que  des  diminutifs  du  mot  entier.  Ainsi  amphi 
se  dit  pour  amphithéâtre  et,  par  extension,  s'applique  à  la  leçon 

qui  se  fait  dans  ramphithéàtre. 
Les  cours  de  Saint-Gyr  sont  Vadmini  (stration),  la  forti  (fication) 

Varl  mUi  (tairej  la  topo  (graphie),  la  géo  (graphie),  la  légi  (slation), 

Varti  (lleric). 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  ce  matin? 

—  Nous  avons  amphi  de  topo. 

Nous  avons  déjà  vu  ce  que  voulait  dire  bahuteur.  Le  verbe 
bahiUer  signifie  fiûir,  polir  une  chose,  lui  donner  son  dernier 
brillant.  Bahuté^  le  participe,  a  divers  sens.  (Test  très  bahuté^  c'est 
très  réussi.  Un  bahuté^  pris  substantivement,  signifiait  jadis  une 
tenue  de  Saint-Gyr  faite  à  Paris  chez  Paule,  Dusautoy  ou  ailleurs 
avec  un  drap  plus  fin  que  celui  de  l'École,  des  grenades  et  des 
attentes  d'épaulettes  en  or.  On  s'en  faisait  faire  un  généralement 
pour  les  vacances. 

Un  bas-off(iz\QT)  était  le  terme  peu  respectueux  qui  désignait  les 
adjudants.  M.  Broutta,  ancien  professeur  de  littérature,  avait  donné 
son  nom  à  toute  espèce  de  conversation  ou  de  discours  :  un  joli 
broutta^  un  broutta  bien  senti,  d'où  était  sorti  le  verbe  broutasser^ 
parler,  pérorer  et  le  substantif  broutasseur. 

Le  képi  était  un  calot.  Le  grand  calot  ou  simplement  le  calot^ 
c'était  le  képi  suprême,  le  képi  du  général  et  par  extension  le 
général  commandant  l'École.  On  appelait  casoar  toute  espèce  de 
gent  emplumée,  et  en  particulier  les  poulets  étiques  qu'on  servsdt 
frèqueminent  à  table,  «  probablement  à  cause  de  la  sécheresse  de  leur 
chair  et  de  la  longueur  de  leurs  pattes,  qui  atteignaient  des  dimen- 
sions invraisemblables.  Il  est  certain  qu'on  ne  devait  pas  rechercher, 
tout  exprès  à  notre  intention,  les  gallinacés  les  plus  hauts  sur  pieds  : 
peut-être  la  maigreur  du  corps  faisait-elle  paraître  plus  développés 
les  organes  locomoteurs.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  surnom  donné  à  ces 
volatiles  était  merveilleusement  appliqué,  car  la  famille  des  autru- 
ches pouvsdt  seule  offrir,  proportions  gardées,  un  point  de  compa- 
xsûson  suffisamment  exacte  » 

Colle  (interrogation),  colleur^  coller^  appartiennent  au  langage 
des  lycées;  mais  l'expression  comard  est  tout  à  fait  saint-cyrienne. 
Cornard,  à  Saint-Cyr,  c'est  la  langue  qu'Ésope  faisait  servir  à  ses 
convives,  c'est  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et  tout  ce  qu'il  y  a  de 
mauvais.  —  «  Je  suis  descendu  dans  la  cour,  il  y  a  un  cornard  de 
tous  les  diables.  »  —  Entendez  qu'il  a  plu  et  qu'on  patauge  dans 
la  boue.  —  «  Tu  vas  à  Paris  demain,  n'oublie  pas  d'apporter  du 

^  Tellier,  Souvenirs  de  Saint-Cyr. 


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202  NOS  taskm  maxtiaws 

conrard  »,  —  va  coroArd  veut  dire  de»  fnsadisesv  une  préparation 
culinaire  qcrelconque.  —  Da&s  une  manœuvre^  le  commandant 
se  trompe,  il  embrouille  les  uoités  daos  les  unîtéSt  les  escadroa» 
dans  les  petotaos^  i  on  dira  en  parlait  ée  ee  gâK^bi&  :  le  commandant 
a  fkit  ua  ceraard  de  tocis  les^  diaUes. 

Les  exclamations  :  un  jus!  un  dardi  un  nœud!  signifiaient  : 
c'est  parfait,  c'est  excellent.  Nous  avons  dit  ce  que  voulait  c^re 
peaufin^  d'où  peaufiner  soigner,  synonyme  de  bahuter.  hependuy 
jadis  cours  de  descriptive,  et  appliqué  par  extension  à  tous  les 
cours  ou  professeurs  de  cours^  civila,  signifie  aujourd'hui  très  irré- 
vërraeieQsemeDt  un  cours  ou  un  chargé  de  cours,  qu'il  scHt  civil 
otx  miliUttre.  Le  commandant  professeur  d'art  mîEtaire,  n'est  pluB^ 
à  Saiîrt-Gyr,  que  le  pendu  dcsr^mUi. 

C'est  d'après,  ce  sens  étendu  qu'au  êriampàe  de  cette  année,  un 
élève  facétieux  a  pu  répondre,  devant  le  général,  à  un  canaarada 
qui  lui  demandait  la  différence  qui  séparait  un  pendu  d'un  arro- 
sotr  r  tf  L'arrosoir  mouille,  te  pendu  sèche.  » 

Sécher,  en  argot  saint-cyrien,  c'est  donner  des  notes  tellement 
mauvaises  à  un  élève  en  fin  d'année,  qu'il  soit  obligé  de  faire  encore 
un  an  à  Técole  ou  de  servir  comme  simple  soldat  dans  un  résu- 
ment. Sec^  être  sec,  tout  court,  a  le  sens  que  nous  venons  de 
dire  ;  sec  ou  séché  de  quelque  chose  signifie  :  privé  de. 

Nous  allongerions  indéfiniment  cette  nomenclature  si  nous  vou- 
Hyns  insérer  ici  un  lexique  complet  du  langage  saint-cyrien  ;  mais 
comme  les  lectetnrs  du  Correspondant  ne  tiennent  certainement  pas 
à  approfondir  cet  idiome,  nous  arrêterons  là  nos  citations. 

Autrefois,  le  Saint-4]yrien  mettait  un  point  d'honneur  à  se 
servir,  même  dans  sa  correspondance,  dans  ses  conver^tions  avec 
sa  famille  ou  des  étrangers,  uniquement  du  langage  de  l'École. 
A  force  de  s'exprimer  dans  la  langue  bizarre  dont  nous  avons 
càtê  de  rares  termes,  il  finissait  par  s'imaginer  que  tout  le  monde 
Tentendiât,  et  il  s*étonnait  que  sa  mère  ne  comprit  pas  des  dépè- 
ches ainsi  libellées  :  «  Sommes  sécbés  de  la  galette  promise  par 
calot.  Gomme  ai  piqué  mini  en  pendu  avec  Soukt,  sortirai  pas» 
Viens  et  apporte  eornard.  Grampton  part  une  heure  ^  » 

*  C'est-à-dire  :  «  Nous  sommes  privés  de  la  sortie  générale  promise  par 
le  général  commandant,  et  comme  j*ai  eu  une  mauvaise  note  en  géométrie 
descriptiN'B  awc  M.  Souiot,  le  professeur,  je  ne  sortirai  pas.  Viens  et 
sqiporte-moi  des  g&teauK,  du  chocolat,  de  la  diartreuse,  etc.,  etc.  Le 
chemin  de  fer  part  à  une  heure.  » 


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NOS  EmSS  M(UTÀIRIS  263 


Les  noms  donnés,  à  Saint-Cyr,  aux  diverses  cours  et  aux  bâti- 
ments qui  composent  rËcole  ont  subi  l'influence  des  événements 
politiqnes  dont  notre  pays  a  été  le  théâtre  depuis  un  siècle.  De 
même  que  le  village  de  Saint-Cyr  étadt  devenu  sous  la  Terreur  la 
commune  de  Val-libre,  la  cour  Napoléon  s'est  appelée  successivement 
coor  Royale,  cour  de  la  Reine  et  cour  Marengo,  la  cour  d'Auster- 
fitz  a  été  précédemment  la  cour  de  Monsieur,  puis  de  Nemours. 
L'ancienne  cour  longue  est  devenue  l'avenue  Maintenon  ;  la  cour 
de  rÉgfise,  du  Dehors  ou  cour  impériale  s'appelle  aujourd'hui  la 
tour  Rivoli. 

Comme  nous  l'avons  dit  au  commencement  de  ce  travail,  l'École 
militaire  de  Saint-Cyr  se  compose  actuellement  encore  des  bâti- 
ments élevés  par  Mansart,  il  y  a  deux  siècles  ^.  Mais,  dans  cet  en- 
semble imposant  de  constructions,  la  vie  des  élèves  est  concentrée 
^cialement  dans  quatre  corps  de  bâtiment  se  coupant  à  angle 
droit,  dans  lesquels  sont  les  études  et  la  plupart  des  dortoirs. 

Les  quatre  branches  de  cette  vaste  croix  se  réunissent  au  pre- 
nner  étage  sur  un  vaste  palier,  dit  grand  carré,  qui  jouit  à  rficote 
dune  célébrité  spéciale.  C'est  sur  le  grand  carré  que  donne  la 
diambre  de  l'officier  de  garde.  C'est  au  grand  carré  que  sont  affi- 
cbées  toutes  les  communications  que  le  commandement  ou  la  direc- 
tion des  études  a  à  faire  aux  élèves,  c'est  par  le  grand  carré 
qu'arrivent  les  bonnes  ou  les  mauvaises  nouvelles. 

Au  rez-do-chaussée,  les  quatre  branches  de  la  croix  dont  le  grand 
carré  occupe  le  centre  au  premier  étage,  sont  formés  :  au  nord,  par 
la  salle  d'escrime  (le  réfectoire  avant  la  guerre  de  1870);  à  l'ouest, 
par  la  salle  des  jeux;  à  l'est,  par  des  salles  d'interrogation,  de  chant, 
éd  danse,  cours  d'allemand,  etc.,  et  par  le  corridor  Baraguey-d'Hil- 
liers;  au  sud,  par  deux  amphithéâtres  qu'on  a  ouverts  depuis  la 
guerre  pour  les  anciens.  L'augmentation  du  chiffre  des  promotions 
a  rendu  nécessaire  cette  disposition  nouvelle. 

au  premier  étage  soot  les  qoatrô  grandes  études  qui  exiBtettt 
depuis  1808. 

Au  nord,  l'étude  Charlemagne,  ayant  au-dessus  d'elle,  au  deuxième 
étage,  le  dortoir  de  Montebello  réservé  aux  élèves  de  cavalerie,  et  au 
traisièiBe  éta^  le  dortoir  de  Zaatcha. 

A  l'ouest ,  l'étude  Henri  IV  avec  le  dortoir  dinkermann,  au  deuxième 
étage,  et  au  troisième  le  dortoir  d'Isly. 

*  Pfan  le  bâtiment  neuf  bkû  depuis  la  guerre  sar  une  portion  de  la  cour 
Wagram  et  appelé  par  les  élèves  Novi^^asar^ 


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264  NOS  ÉCOLES  IQLITÂiaES 

Au  sud,  l'étude  Louis  XIV.  Au  deuxième  étage  est  le  dortoir  de 
Mageota,  et  au  troisième  le  dortoir  de  Constantine. 

A  Test,  l'étude  Napoléon,  avec  les  dortoirs  de  Sébastopol  et 
d'Alger  au-dessus. 

Dans  le  bâtiment  nouveau  qu'on  a  élevé,  parallèlement  à  l'ancien 
réfectoire,  sur  une  partie  de  la  cour  Wagram  et  que  les  élèves  ont 
décoré  du  nom  de  Novi-Bazar,  se  trouvent  au  rez-de-chaussée,  un 
réfectoire,  au  premier  étage  la  salle  Horace-Vernet,  salle  de  dessin  ; 
au  deuxième  étage,  le  dortoir  de  Puebla;  au  troisième,  le  dortoir  de 
Laghouat. 

Les  leçons  ont  lieu  dans  quatre  amphithéâtres  à  gradins,  sem- 
blables à  ceux  que  l'Université  a  fait  construire  dans  ses  lycées. 
Le  professeur,  assisté  d'un  ou  de  plusieurs  de  ses  adjoints,  et  d'un 
adjudant  chargé  de  la  surveillance  fait  un  cours  d'une  heure  et 
demie,  après  lequel  a  lieu  une  étude  dite  du  cours  pendant  laquelle 
les  élèves  mettent  à  jour  et  complètent  leurs  notes. 

Les  salles  de  travail  (les  éludes  dont  nous  venons  de  donner  les 
noms)  sont  spacieuses  et  bien  aérées,  prenant  la  lumière  par  de 
hautes  fenêtres.  Elles  sont  meublées  de  longues  tables  noires,  sur 
lesquelles  travaillent  dix  élèves  se  faisant  face  cinq  par  cinq,  assis 
sur  des  bancs  attenant  aux  tables. 

Au  mur  sont  fixés  des  casiers  de  bois  noir,  dans  lesquels  sont 
placés  les  livres,  papiers,  compas  et  effets  d'études.  Au  centre  est 
la  chadre  de  l'officier  surveillant.  Des  tableaux,  des  cartes  murales 
décorent  les  parois  comme  dans  toutes  les  écoles  du  monde. 

Nous  disions  plus  haut  que  quels  que  fussent  les  adoucissements 
apportés  à  la  vie  actuelle  de  Saint-Cyr,  l'existence  â  l'École  constituait 
encore  à  l'heure  qu'il  est  un  véritable  entraînement  et  qu'on  était 
loin  d'y  goûter  le  repos  efiléminé  qui  perdit  Annibal  dans  Capoue. 

On  en  jugera  par  le  tableau  suivant  du  service  dans  une  journée 
d'hiver. 


A  5  h.  :  Réveil. 

A  5  b.  iO  :  Dettcente  à  l'étude.  (Dix  minutes  pour  se  lever, 

8*habiller,  faire  sommairement  sou  lit,  etc.) 

De  5  h.  10  à  7  h.  10  :  Étude.  (Pendant  cette  étude  ont  lieu  aussi  des  inter- 
rogations, des  leçons  d*escrime,  de  gymnase,  de 
manège.) 

De  7  b.  10  à  7  h.  20  :  Récréation  pendant  laquelle  on  prend  le  café  (dix 
minutes). 

De  7  h.  20  à  8  h.  20  :  Astique.  On  remonte  dans  les  dortoirs  faire  son  lit 
à  fond,  terminer  sa  toilette,  nettoyer  et  mettre 
en  ordre  les  effets  d'habillement,  armes,  etc.  L'a8- 
tiqae  est  terminée  par  une  inspection  des  officiers. 

De  8  h.  20  à  8  h.  30  :  Récréation  (dix  minutes). 


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NOS  ÉCOLES  MILITAIRES  2fô 

De  8  h.  30  à  9  h.  50  :  Cours.  (11  y  en  a  quatre  à  la  fois  dans  autant  d'am- 
nhithéàtres.  —  Ces  cours  ont  lieu  par  demi-batail« 
lons  et  par  division  d'anciens  ou  de  nouveaux.  — 
Ainsi  le  demi-bataillon  de  droite  (anciens)  a  par 
exemple  cours  de  fortiGcation,  pendant  que,  dans 
lamphithéàtre  à  côté,  le  même  demi-bataillon 
(nouveaux)  a  cours  d'art  militaire).  Dans  un  troi- 
sième  amphithéâtre  le  demi*bataiIlon  de  gauche 
(anciens)  assiste  à  un  cours  de  législation,  et  dans 
un  quatrième»  on  fait  au  même  demi- bataillon 
(nouveaux)  un  cours  de  géographie. 

De  9  h.  50  à  10  h.  :     Récréation  (dix  minutes). 

De  10  h.  à  ii  h.  :        Étude. 

De  11  h.  à  midi  :  Déjeuner  suivi  d'une  récréation.  (Cest  pendant  cette 
récréation  que  sont  exercés  les  élèves  punis  du 
peloton  de  punition). 

De  midi  à  2  h.  :  Exercice  en  armes. 

De  2  h.  à  2  h.  15  :       Récréation  (quinze  minutes.) 

De  2  h.  15  à  4  h.  15  :  Cours  d'allemand,  de  dessin,  de  travaux  graphiques 
ou  interrogations,  études. 

De  4  h.  15  à  4  h.  45  :  Récréation  et  goûter  (30  minutes). 

De  4  h.  45  a  5  h.  15  :  Conférences  et  théories  par  l6É  officiers  instructeurs. 

De  5  h.  15  à  5  h.  30  :  Récréation  (15  minutes). 

De  5  h.  30  à  7  h.  40  :  Interrogation  (théorie,  cours,  allemand). 

A  7  h.  40  :  Diner,  suivi  de  récréation. 

A  9  h.  :  Coucher. 

En  somme,  seize  heures  sur  pied  dont  quatre  seulement  pour 
prendre  ses  repas  et  se  reposer.  En  été,  les  cours,  génénUement 
terminés  yers  Pâques,  cèdent  la  place  à  des  exercices  pratiques 
de  fortification,  de  topographie,  exécutés  soit  à  Tintérieurde  l'École, 
soit  à  l'extérieur.  Les  manœuvres  ont  alors  lieu  le  matin  et  sont  rem- 
placées, dans  l'après-midi,  par  des  interrogations  :  on  accorde  aux 
élèves  une  heure  et  demie  pour  le  déjeuner  et  la  récréation  de 
midi;  au  contraire,  le  soir.  Us  n'ont  que  trois  quarts  d'heure  pour 
le  dîner  et  la  récréation  qui  le  suit.  De  cette  façon,  les  heures  de 
travail,  échelonnées  d'une  façon  différente,  demeurent,  conune 
en  hiver,  au  nombre  de  douze. 

Douze  heures  par  jour,  douze  heures  de  travail  matériel  ou  intel- 
lectuel, douze  heures  pendant  lesquelles  l'esprit  ou  le  corps  sont 
sans  cesse  en  activité,  tantôt  l'un  après  l'autre  et  tantôt  l'un  avec 
laotre.  Et  ce  n'est  pas  là  du  surmenage^  qu'on  nous  permette 
lemploi  de  ce  pompeux  barbarisme;  en  tous  cas  surmenage  ou 
1)00,  la  vie  que  nous  venons  de  dire  a  des  résultats  surprenants 
relativement  à  la  santé  des  élèves.  On  ne  croirait  pas,  si  l'on  ne 
favait  vu,  à  quel  point  le  régime  de  Saint-Cyr  développe  les  corps, 
donne  de  la  force  à  des  êtres  chétifs  qui  semblaient,  en  entrant, 
n'avoir  que  le  souffle.  En  quelques  mois  d'un  tel  entraînement  on 


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266  NOS  ÉCOLES  HnrTAlRKS 

en  arrire  à  des  prodiges  d'^activité,  de  volatilité^  comme  on  dit  à 
Saint-Cyr.  Dix  minutes  pour  se  lever,  s'habiller,  faire  son  lit  et 
descendre  trois  étages!  Cela  paraîtra  difficile  à  bien  des  gens,  et 
dire  qu*au  bout  de  quelques  mois,  certains  Saint-Cyriens  trouvent 
encore  le  temps^  dans  ces  dix  minutes,  d'aller  fumer  une  cigarette 
dans  la  cour. 

Autrefois  les  exercices  en  dehors  de  l'École  n'existaient  pas  ou, 
du  moins,  se  bornaient  à  quelques  itinéraires,  quelques  levés 
topographiques,  qui,  plutôt  que  des  services  de  travail  véritable, 
devenaient  des  occasions  de  bombance  dans  les  auberges  de 
Trappes,  de  Bue  ou  Rocquencourt. 

Aujourd'hui  les  exercices  de  service  en  campagne,  les  manœuvres 
en  terrain  varié  à  l'extérieur,  ont  pris  une  large  place  dans  les  pro- 
grammes de  l'École,  de  telle  sorte  qu'au  point  de  vue  pratique, 
militaire  et  théorique,  l'enseignement  est  incontestablement  supé- 
rieur à  celui  d'autrefois.  Une  des  plus  heureuses  innovations  est 
l'envoi  annuel  du  bataillon  à  Fontainebleau  pour  le  tir  du  canon^ 
le  tir  du  fusil  à  grandes  distances  et  les  manœuvres  à  feu  de  divers 
genres. 

Cette  année  même,  pour  la  première  fois,  on  a  dépassé  ce  qui 
avait  été  fait  jusqu'ici. 

Le  6  août  1887,  l'École  en  entier,  sous  les  ordres  du  général  Tra- 
HKmd,  son  commandant,  assisté  du  colonel  JoUivet,  commandant 
en  second,  des  directeurs  de  l'infanterie  et  de  la  cavalerie,  avec 
tous  les  cadres  des  instructeurs^  des  professeurs  d'artillerie  et  du 
génie,  des  médecins  et  des  officiers  d'administration  quittaient 
Saint-Cyr  en  deux  trains  spéciaux  se  rendant  au  camp  de  Cbâlons 
pour  y  exécuter  leurs  tirs  de  guerre. 

Les  élèves  ont  été  logés  dans  des  baraques  entre  lesquelles  on 
avait  installé  des  tentes  pour  leur  servir  de  lavabos. 

Du  7  au  21  ils  ont  exécuté  le  tir  du  canon,  qui  se  faisait  autrefois 
à  Fontainebleau,  le  tir  avec  le  fusil  de  8  millimètres,  enfin  diverses 
écoles  de  fortification  et  de  travaux  de  campagne. 

On  ne  peut  que  donner  des  éloges  à  la  tendance  suivant  laquelle 
le  Conseil  d'instruction  de  l'École  s'efforce  d'élever  sans  cesse 
le  niveau  de  l'enseigneotent  à  Saint-Cyr,  non  plus  comme  autref(tts 
en  l'entraînant  sans  cesse  plus  haut  dans  le  domaine  des  études 
spéculatives,  mais  en  le  développant,  au  contraire,  sur  le  terrain  de 
la  pratique.  Là  est  certainement  la  bonne  voie,  la  voie  d'un  pro- 
grès rationnel  et  intelligent. 

A.  DE  Gankusbs. 
La  fin  prochainement. 


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MARIANNE 


M.  Ferdinand  de  Saar  est  une  des  figures  les  pins  originales  de  la 
littératare  contemporaine  autrichienne.  Il  est  né  à  Tienne  en  1833. 
Pendant  dix  ans,  il  a  brillammeot  servi  comme  orScier  dans  Tannée, 
iyrès  k  faix  de  1859,  il  a  quitté  la  carrière  militaire  pour  se  con- 
sacrer MX  lettres,  et  il  a  montré  aassitôt  un  rare  talent.  U  a  publié 
soecessifement  des  poésies  lyriques  d*uiie  exquise  pmreté  de  forme, 
des  pièces  de  théâtre  dont  plusieurs  ont  été  représentées  avec  suceès 
à  Tienne,  enfin  un  recueil  de  Nouvelles,  sous  le  titre  de  Nouvelles 
d Autriche.  Celle  que  nous  publions  est  prise  de  ce  recueil  et  donnera 
aae  idée  da  taleot  poétique  et  délicat  de  Fauteur. 

La  tnductkm  est  rœurre  d'une  noble  dame,  compatriote  du  poète, 
qni,  dans  la  plus  haute  situation,  se  distingue  par  le  goût  le  plus 
éclairé  des  lettres  et  des  arts,  et  par  une  connaissance  approfondie 
de  notre  littérature. 


Ce  15  ami. 


Les  fêtes  de  Pâques  sont  passées,  mon  cher  Fritz,  et  les  salons 
de  la  capitale  commencent  à  se  fermer.  Ah  I  combien  de  fois  cet 
hiver  ai-je  pensé  à  toi  et  à  la  tranquille  université,  où,  entouré  d'un 
groupe  de  disciples  enthoosiastes,  tu  te  voues  à  la  sôence.  Moi,  en 
attendant,  j'ai  touririllonné  dans  un  cercle  d'invitations  et  d'obli- 
gations sociales,  qui  m'ont  arraché  à  mes  occupations  régulières 
«t  m'ont  privé  ée  tout  recueillement  d'es(»it.  J'ai  supporté  le  creux 
bavardage,  la  prétentieuse  vanité  de  mes  confrères,  et  l'indifférence 
écrasante  de  ces  riches,  qui  m'ouvraient  d'un  air  protecteur  leurs 
pompeux  salons.  En  rentrant  maussade  et  las,  à  une  heure  tardive, 


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268  MARIANNE 

dans  mon  modeste  faubourg,  je  me  sentais  envahi  par  le  dégoût 
de  mon  oisiveté  frivole.  Plus  d'une  fois,  je  me  proposai  de  rompre 
ces  relations,  dans  lesquelles  mes  premiers  succès  m'avaient  subi- 
tement lancé.  Mais,  pour  réaliser  ce  désir,  il  m'eût  fallu  déployer 
plus  d'énergie  que  je  n'en  possède,  et  ainsi,  quoique  de  mauvaise 
grâce,  j'ai  enduré  le  grand  monde  jusqu'à  la  fin.  Je  me  réjouis 
d'autant  plus  de  m'appartenir  dorénavant,  et  je  me  renferme  comme 
une  taupe  dans  la  petite  maison  de  la  bonne  M""'  Heidrich.  Son 
fils  l'ingénieur  est  absent,  occupé  à  la  construction  d'un  chemin  de 
fer  éloigné.  L'été  dernier,  immédiatement  après  son  mariage,  il 
s'est  rendu  à  sa  destination  avec  sa  jeune  femme,  fille  d'un  négo- 
dant  de  cette  ville.  Tout  mon  entourage  dans  cette  maison  bien 
connue  me  salue  d'un  air  familier  :  les  tableaux  aux  murs,  les 
bustes  jaunis  de  Schiller  et  de  Goethe,  jusqu'au  vieux  fidèle  encrier 
sur  ma  table.  Un  souflle  des  jours  d'autrefois,  où  je  travaillais  avec 
amour  dans  une  heureuse  réclusion,  traverse  ma  chambre.  Il  est 
vnd  qu'elle  a  un  peu  perdu,  depuis  lors,  de  son  aspect  clair  et  sou- 
riant. A  la  place  des  superbes  noyers  qui  s'étalaient  devant  mes 
fenêtres,  une  énorme  bâtisse  aux  prétentions  seigneuriales,  s'élève 
et  me  prive  d'air  et  de  lumière.  Ma  grande  rue,  qui,  comme  tu  sais, 
avait  un  aspect  tout  rustique,  est  encombrée  et  assombrie  depuis 
peu  par  de  grands  phalanstères  avec  appartements  à  louer.  Mais 
notre  jardin  me  dédommage;  il  a  échappé,  jusqu'ici,  grâce  &  Dieu, 
à  l'alignement  général.  Mes  meilleures  inspirations  me  sont  venues 
en  ce  petit  coin  de  terre,  que  le  printemps  commence  déjà  à  parer. 
Les  jeunes  pousses  de  gazon  verdissent;  l'espalier  d'abricots  se 
couvre  de  fleurs  blanches,  le  vieux  pommier  bourgeonne  ;  un  beau 
papillon  mordoré  étalait  ses  sdles  ce  matin,  sur  son  large  tronc.  Je 
compte  de  nouveau  m'établir  dans  le  pavillon  vermoulu,  à  l'étroit 
canapé  en  osier  et  aux  chaises  détraquées,  que  tu  connais.  Là 
j'espère  rattraper  le  temps  perdu,  et  prouver  à  plus  d'un  sceptique 
malveillant,  que  je  n'ai  point  encore  donné  au  public  le  meilleur 
et  le  plus  profond  de  moi-même  t 

Premiers  jours  de  mai. 

Me  voici  dans  mon  élément.  Les  lilas  et  le  chèvrefeuille  s'épa- 
nouissent autour  de  moi;  aucune  voix  humaine  ne  pénètre  dans 
mon  jardin,  qui  se  maintient  frais  et  parfumé  comme  une  oasis  ^.u 
milieu  du  désert  des  rues  poudreuses  qui  l'entourent.  Les  cimes  de 
quelques  arbres  s'élèvent  si  haut,  qu'elles  ferment  l'horizon  d*un 
côté  ;  de  l'autre,  les  toits  scintillent  à  travers  les  verts  rameaux  et 
bien  au-delà,  l'aiguille  de  Saint-Étienne  nage  dans  l'azur.  Parfois 


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VIRUMB  269 

le  soard  roolement  d'une  voiture»  le  cri  d'un  enfant,  frappent  mon 
oreille.  Puis,  des  heures  entières,  je  n'entends  que  le  bourdonne- 
ment des  actives  abeilles  et  le  gazouillement  peureux  des  moineaux 
qm  se  dérobent  à  l'insolente  poursuite  du  gros  chat  ronflant.  Que 
je  me  trouve  bien  de  cet  isolement,  de  cette  paix! 

Le  souvenir  des  dissipations  et  des  fêtes  s'éteint  comme  un  rêve» 
et  mes  journées  s'écoulent  dans  une  douce  monotonie.  L'œuvre- 
difficile  qui  m'a  coûté  tant  d'efforts,  tant  d'amers  découragements^ 
et  de  doutes,  va  être  terminée  ;  d'anciens  plans,  rejetés  depuis^ 
fongtemps,  ont  repris  leur  attrait,  et  de  nouvelles  inventions^ 
bouillonnent  dans  mon  cerveau,  Que  me  faut-il  de  plus,  pour  être 
heureux?  Toi  seul  me  manque,  mon  très  cher,  et  je  voudrais^ 
comme  jadis  passer  les  soirées  avec  toi  en  intimes  causeries,  dans^ 
la  discrète  tonnelle  de  vigne.  Seul  et  rêveur,  j'entreprends  par- 
fob  une  promenade  après  mon  travail.  Je  sors  des  barrières,  da 
côté  où  s'étendent  les  silencieux  cimetières  et  où  l'arsenal  s'élève 
dans  sa  sombre  gloire.  Je  monte  jusque  vers  l'antique  gardienne  des 
abords  de  notre  ville,  la  Spinnerin  am  Kretiz.  De  là,  mes  yeux 
errent  sur  l'immense  cité,  ceinte  des  vertes  collines  qui  bordent 
le  Danube.  Je  regarde  le  soleil  s'éteindre  et  de  longs  trains  quitter 
h  gare,  pour  s'élancer  vers  le  Midi.  Une  sensation  mystérieuse  me 
pénètre,  quand  je  rentre  à  la  nuit  tombante,  et  me  retrouve  dans 
les  rues  populeuses  où  les  enfants  jouent  devant  les  portes,  quand 
je  passe  devant  les  fontaines  vivement  entourées,  où  garçons  et 
filles  jasent  à  l'envi,  pendant  que  les  ouvriers  quittent  leurs 
iabrique3  en  chantant,  tandis  qu'un  carrosse,  rempli  de  dames  et 
de  messieurs  parés,  vient  fendre,  de  temps  à  autre,  cette  foule  en 
gaieté.  En  ces  heures,  je  me  sens  intimement  uni  et  lié  à  tous  ces 
êtres  qui  vivent  et  respirent  autour  de  moi,  et  pourtant  si  étranger 
i  la  terre,  planant  au-dessus  du  tumulte  et  des  bruits,  des  souds 
et  des  espérances,  des  peines  et  des  joies  de  ce  monde  I 


Fin  do  mai* 

«  L'homme  qui  recherche  la  solitude  la  trouve  aussitôt  »,  a  dit 
Gœthe.  C'est  vrai  en  un  certsdn  sens,  mais  au  fond  je  me  suis 
toujours  convaincu  du  contraire.  Dès  que  je  croyais  le  moment 
favorable  pour  me  dérober  aux  distractions  de  la  vie  commune, 
certaines  circonstances  survenaient,  qui  me  ramenaient  par  un 
brusque  retour,  ou  bien  par  degrés  insensibles,  à  quelque  centre 
social.  Ainsi  ma  douce  existence,  si  remplie  de  joies  tranquilles, 
n'est  plus  aussi  solitaire  que  je  l'espérais  pour  cet  été.  Le  fils  de 


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270 

la  maidOD  -est  revenu  avec  sa  leounei,  <fui  vient  d'être  mère.  Le 
jeune  ménage  a  ramené  en  outi«  une  petite  fille  de  six  ans,  For-- 
jdbeline  abandonnée  d'un-coUègue  de  Heidrich.  Gelui-d  a  terminé 
sa  constracdon,  et  est  de  aMuveau  employé  dans  «in  bureau.  Leur 
arrivée  a  fait  grand  btxiH  dans  le  voisinage  :  om  déchargeait 
noBiyi>re  de  ooffres  et  de  caisses;  des  meubles  étaîeiit  portés  dans 
la  ooor,  pour  y  être  aérés  et  nettoyés  avec  fracas,  et  la  petite  fille, 
aooourae  daas  le  jardin^  dévastait  déjà  les  derniers  Klas  fleuris.  Je 
lui  «céded  ht  place  et  me  retirai  dans  cna  chambre,  ie  songeais  avec 
Immenr  aux  suites  probables  de  cet  incident  imprévu  :  il  me 
pamssait  certain  que  mes  jours  de  repos  étaîeni  comptés,  et  mon 
imaginatioB  s'exagérait  follement  mes  ennuis  futurs.  En  effet,  dès 
que  tou<t  fut  installé,  la  maison  veçnt  son  aspect  tranquille.  On 
remarque  à  peine  la  présence  des  nouveaux  habitants.  Tu  auras 
gardé  bon  souvenir  des  allures  franches  et  ouvertes  de  Heidricb, 
qui  s'en  va  dès  le  matin  à  ses  affaires.  M"''  Louise,  grancte  et  Boînoe, 
brune,  est  complètement  absorbée  par  les  soins  qoe  réclame  son 
pauvre  petit  enfant  chétif  et  décoloré.  Elle  l'apporte  parfois  aa 
jardin,  pour  le  faire  jouir  d'une  heure  d'air  et  de  soleil.  La  jeune 
mère,  veillant  sur  le  sommeil  de  la  frêle  créature,  offre  un  t»tt* 
chani  spectacle.  La  petite  Erni,  qu'on  élève  A  la  raaiscm,  ne  me 
gêne  pas  non  plus.  J'ai  toujours  eu  du  goèt  pour  les  enfants. 
Aussi  j'aime  à  voir  cette  fillette,  avec  son  air  réjoui,  rôder  autoar 
de  moi  dans  ses  heures  de  récréation,  et  je  la  laisse  fureter  dans 
mes  livres  et  mes  cahiers.  Le  soir  toute  la  famille  se  réunit 
autour  de  la  vieille  mère  qui,  auparavant,  ne  quittait  guère  sa 
diambre,  et  l'on  goûte  dans  la  tonnelle  de  vigne.  J'y  viens  o[ud- 
quefois,  m'épanouissant  à  la  vue  de  cet  honnête  bonheur,  que 
j'envie  presque  dans  mes  rêves.  Une  sœur  cadette  de  M"*  Louiae 
vint  se  joindre  à  nous  dernièrement,  jeune  et  jolie  fille  à  peine 
sortie  de  l'adolescence.  Un  beau  jeune  homme  l'accompagnait; 
c'est  son  fiancé,  le  fils  d'un  fabricant  aisé  des  environs.  Une  autre 
sœur  est,  à  ce  que  j'entends,  mariée  en  province.  Ainsi  tu  me 
vois  daijs  l'intimité  de  braves  gens,  dont  la  simplicité  a  gagné 
mon  cœur.  Quelle  différence  avec  la  réserve  que  m'inspirent  inva- 
riablement les  prétentions  du  beau  monde,  ou  celles  de  mes  con- 
frères en  littérature. 

Ce  18  juin. 

Quel  dommage  que  tu  ne  puisses  voir  l'épanouissement  actuel 
de  notre  jardin,  vraiment  éblouissant!  Les  deux  vieux  rosiers  de 
rentrée,  qui  en  ces  dernières  années  ne  portaient  plus  de  fleurs. 


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MARuniE  m 

se  sont,  du»  un  soudain  rajeunissevieiit,  tout  couverts  de  bontons 
iàni  éclos,  autour  desqu^  biMirddoiieBt  des  milliers  dlnseetes 
dorés,  à  travers  les  plates  bandes  tonte»  jaunes,  bleues  ou  ronges; 
les  lis  ont  ouvert  lenrs  blancbes  corolles.  Les  nuées  de  senteurs 
(fà  se  dégagent  de  tontes  ces  fleurs  chargent  d'encens  la  cbaude 
atnosphëre  de  midi.  Le  soleil,  avec  des  effets  de  Inmière  mer- 
veillenx,  répand  ses  reflets  d*or  sur  le  gaao»  et  les  vertes  cimes 
touffues.  Le  cœnr  s'épanouit  à  cette  jote  de  vivre  qui  envahit  toute 
la  création.  Mais  la  plus  dence  merveille  de  cet  ensemble  est  un  être 
cbannantf  femme  aux  grâces  viffginates,  qui  vient  chaque  jour 
en  ce  jardin.  On  dirait  la  fôe,  dont  l'apparition  a  amené  cette 
florakon  et  ce  scintillement  magiques.  Tn  souris,  mon  cher?  Ah  ! 
oontianes  ce  récit  et  apfMrends  quel  rêve  déficieux  enchante  ton  ami  ! 

Nous  approchions  de  la  Pentecôte,  cette  îète  qui  consacre  en 
quelque  sorte  l'apogée  des  splendeurs  de  l'été.  La  veille,  je  m^étais 
attardé  dans  ma    chambre  plus   qu'à  l'ordinaire    après    dîner. 
L'avcRieraî-je?  j'avais  «n  peu  sommeHlé  en  parcourant  fœuvre 
d'uB  nouveau   poète.  En  traversant  ensuite  la  cour,  f  entendis 
au  jardin  une  voix  de  femme,  dont  le  timbre  mélodieux  m'était 
inconnu.  Je  m'approchai  avec  précaution  de  la  grille,  et  regardai 
à  travers    les  épais  branchages  qui  la  cachent.  Un  tableau  ravis- 
saat  s'offrit  à  mes  regards.   Sur  la  pelouse  du  milieu,  sous  te 
vieux  pommier,  une  femme  jeune  et  svehe  berçait  dans  ses  bras 
l'enfant  malade,  dont  la  mère  était  assise,  avec  Emi,  sur  le  banc 
voisin.  Un  rayon  de  soleil  qui  se  jouait  dans  les  rameaux  posait 
un  nimbe  d'or  sur  ses  cheveux  d*un  blond  foncé.  Elle  încKnaît  avec 
nne  espiègle  tendresse  son  visage  rosé  vers  la  petite  figure  pâle 
appuyée  sur  sa  poitrine.  Puis  elle  lui  prodiguait  les  plus  doux 
noms,  l'embrassait,  le  serrant  contre  elle  par  un   geste  char- 
mant, tandis  que  ses  deux  petits  pieds,  qui  dépassaient  Je  bas  de 
sa  robe   claire,  ébauchaient  légèrement  le  rythme  d'une  danse. 
Soudain   elle  s'arrêta  comme  enracinée,  et  une  vive  rougeur  lui 
monta  au  visage.  Elle  avait  découvert  Fîntrus.  Aussitôt  elle  court 
vers  M"*  Louise,  et  dépose  le  garçonnet  sur  ses  genoux.  J'étais 
saisi  également  d'un  étrange  embarras,  ne  sachant  si  je  devais 
avancer  ou  me  retirer.  Enfin  je  me  décidai  à  passer  rapidement 
(levant  les  jeunes  femmes,  en  faisant  semblant  de  chercher  un  Kvre 
ooblié.  Au  moment  où  j'allais  m'éloigner.  M""*  Louise  me  rappela  : 

—  Etes- vous  si  pressé?  Restez  un  peu  avec  nous,  dit-elle,  en 
nous  présentant  l'un  à  l'autre.  M.  S.,  ma  sœur  Marianne. 

Celle-ci,  encore  rougissante  et  confuse,  s'inclina  légèrement  sans 
me  regarder.  Pois  elle  se  coiffa  d'un  petit  chapeau  qui  avait  été 
sospeodu  à  une  branche  et  commença  à  mettre  ses  gants. 


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im  MARIANIŒ 

—  Gomment  tu  veux  déjà  partir?  demanda  M*^*  Louise  étonnée. 

—  Oui,  mon  mari  m'attend,  dit  la  gracieuse  créature  en  prenant 
son  ombrelle,  et  elle  embrassa  sa  sœur  et  les  enfants. 

—  Ainsi  à  demain,  c'est  convenu,  lui  cria  encore  M'*  Louise,  pen- 
dant qu'elle  s'éloignait,  en  lui  faisant  un  rapide  signe  d'assentiment 

Je  la  suivais  des  yeux,  comme  en  rêve.  M""*  Louise  se  retourna 
vers  moi  en  souriant  et  dit  : 

—  Gomme  vous  avez  effrayé  ma  soeur!  C'est  singulier,  je  ne  la 
savais  pas  si  sauvage.  Le  serait-elle  devenue  en  province? 

—  Est-ce  là  la  sœur  que  vous  m'aviez  dit  être  mariée  en  province? 
demandai-je,  encore  tout  ému  de  cette  apparition  inattendue. 

—  Oui,  c'est  elle.  Son  mari,  qui  est  engagé  dans  une  entreprise 
industrielle,  veut  s'établir  maintenant  ici.  Us  sont  arrivés  hier 
et  sont  descendus  à  l'bôtel  ;  ils  chercbent  un  appartement  dans 
notre  voisinage. 

—  Et  depuis  quand  est-ce  que  votre  sœur  est  mariée? 

—  Depuis  cinq  ans.  Mais  elle  a  encore  ce  même  air  déjeune  fille 
qu'elle  avait  le  jour  où  elle  parut  à  l'autel  sous  son  voile  de  mariée. 
Qui  dirait  qu'elle  est  plus  âgée  que  moi?  Il  est  vrai  qu'elle  n'a  pas 
d'enfants. 

Et  H""*  Louise  regarda  tendrement  son  nouveau-né,  endormi  sur 
ses  genoux,  en  rouissant  un  peu.  Je  ne  répondis  pas,  et  caressai 
en  rêvant  les  cheveux  bouclés  d'Erni,  qui  s'appuyait  sur  moi. 

—  Nous  nous  sommes  toutes  deux  décidées  bien  jeunes  au 
mariage,  continua  M''*  Louise.  Emilie  fait  de  même.  Une  belle-mère 
nous  rendait  la  vie  dure  dans  la  maison  paternelle.  Elle  faisait 
surtout  souffrir  Marianne,  qui  fascinsût  trop  à  son  gré  tous  ceux 
qui  y  venaient.  Vous  n'avez  pas  idée  comme  elle  est  enjouée  et 
séduisante.  Je  suis  heureuse  de  l'avoir  ici,  et  nous  voulons  fêter  son 
arrivée  demain,  en  célébrant  gaiement  en  famille  le  dimanche  de 
Pentecôte.  Nous  dînerons  au  jardin  et  nous  nous  amuserons  ensuite 
de  notre  mieux.  Emilie  et  son  fiancé  viendront  ;  vous  nous  feriez 
bien  plaisir  en  étant  aussi  des  nôtres.  J'espère  que  vous  trouverez 
ma  sœur,  quand  vous  la  reverrez,  moins  embarrassée  et  contrainte. 

J'étais  devenu  toujours  plus  pensif,  ressentant  une  sourde  dou- 
leur que  n'aurais  su  expliquer.  Mais  la  perspective  de  revoir  la 
jeune  femme  le  lendemain  transforma  subitement  ma  vague  tris- 
tesse en  une  joie  secrète.  J'acceptai  Tinvitation  avec  un  vif  plaisir 
et  passai  le  reste  de  la  journée  dans  une  attente  inquiète.  Gette 
agitation  intérieure  me  poursuivit  jusque  dans  mes  rêves,  et  je  ne 
m'endormis  d'un  sommeil  tranquille  que  vers  le  malin.  Le  soleil 
était  déjà  assez  haut  quand  je  me  réveillai  et  m'approchai  de  ma 
fenêtre.  Pentecôte  s'annonçait  par  une  splendide  matinée.  Les  toits 


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G^oglf 


MÂRIANlIfi  m 

8e  détachaient  avec  clarté  sur  la  voûte  d'azur,  les  hirondelles  affd- 
rées  voletaient  gaiement  de  ci  et  de  là;  un  calme  solennel  régnait 
dans  les  rues;  des  femmes  et  des  filles  parées  sortaient  des  maisons, 
leurs  livres  de  prières  à  la  main.  La  plus  grande  partie  de  la . 
population  avait  quitté  la  ville  dès  l'aube,  pour  se  divertir  en  pleine 
campagne,  sur  les  prés  verdissants  ou  dans  les  forêts  ombreuses. 
Je  pris  aussi  ma  canne  et  mon  chapeau  et  quittai  la  maison.  Les 
aquarelles  et  les  dessins  de  Geneili  venaient  d'être  exposés;  je 
voulais  leur  consacrer  la  longue  matinée.  Mais  les  conceptions 
puissantes  de  l'artiste  de  génie  qui  a  cherché  le  beau  avec  un  si 
âpre  désir  ne  parvinrent  pas  à  fixer  mon  esprit.  L'image  de 
ikrianne  surgissait  sans  cesse  devant  mes  yeux  et  se  confondait 
avec  Vètre  fantastique  que  je  me  figurais  être  son  mari.  J'éprouvais 
une  certaine  répugnance  à  le  rencontrer.  Je  quittai  ainsi  l'exposi- 
tion, aussi  distrait  que  j'étais  venu,  et  comme  il  était  encore  loin 
de  midi,  je  me  mis  à  arpenter  le  Ring.  Il  y  avait  longtemps  que  je 
n'étais  venu  dans  ce  quartier  élégant,  et  il  me  sembla  que  ses 
oi^ueiUeux  palais  me  toisaient  d'un  air  froid  et  sombre.  Je  trouvais 
aux  rares  passants  que  je  rencontrais  le  même  air  d'indifférence  gla- 
ciale,  et  j'eus  hâte  de  terminer  ma  promenade. 

En  arrivant  à  la  maison,  je  trouvai  la  petite  société  déjà  réunie  au 
jardin.  Emi  courut  au-devant  de  moi,  et  je  m'approchai  en  saluant 
la  mère  de  Heidrich,  qui  était  assise  sous  des  acacias  en  fleur, 
adossée  au  mur  de  la  maison  voisine.  Les  deux  jeunes  femmes 
s'occupaient  près  d'elle  à  mettre  la  table.  M*^'  Louise  m'envoya  un 
petit  sourire  amical,  mais  Marianne  ne  leva  pas  les  yeux.  Les 
amoureux  sortirent  de  la  tonnelle  en  se  tenant  par  la  main,  et 
Heidrich  s'approcha  avec  son  beau-frère,  qu'il  me  présenta  sous 
le  nom  de  Domer.  C'était  un  grand  homme  maigre,  d'une  trentsdnc 
d*années  environ,  aux  traits  réguliers,  mais  durs.  J'éprouvai  un 
vague  soulagement  à  sa  vue.  Nous  échangeâmes  quelques  paroles 
pendant  que  mon  regard  cherchait  involontairement  sa  femme,  qui 
se  tenait  à  part,  arrangeant  un  grand  bouquet  dont  elle  orna  la 
table.  Elle  portait  une  robe  blanche  montante,  qui  moulait  délicieu- 
sement ses  formes  d'une  délicatesse  virginale.  Un  large  ruban  vert 
clair,  aux  longs  bouts  flottants,  dessinait  sa  taille  fine.  Un  ruban 
plus  étroit  de  la  même  nuance  retenait  ses  cheveux  qui  descendaient 
ttës  bas  sur  son  front  étroit  et  encadraient  gracieusement  sa  tête 
et  son  cou.  On  m'avait  assigné  une  place  à  côté  d'elle  à  table,  mais 
&ni  insista  pour  rester  près  de  tante  Marianne.  Heidrich  s'était  déjà 
placé  à  sa  gauche,  et,  pour  ne  pas  contrarier  l'enfant,  je  m'assis 
vis-à-vis  auprès  de  M"'  Louise.  J'avais  Marianne  en  plein  sous  mon 
regard,  et  je  fus  tout  d'abord  frappé  de  sa  grande  ressemblance  avec 
25  OCTOBRE  i8S7.  18 


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274  HARUKlfE 

sa  sœur  Emilie.  Mais  les  traits  de  la  jeune  fille  étaient  trop  accen- 
tués en  comparaison  de  ceux  de  Marianne.  Celie-ci  avait  le  teint 
mat,  de  ce  doux  velouté  qui  donne  un  charme  particulier  aux  tètes 
de  Greuae,  et  d'une  fraîcheur  d'enfant.  Ses  yeux  évilwcDt  les 
noôens;  elle  chargeait  l'assiette  de  sa  petite  voisine  avec  un  soin 
affectueux,  et  mangeait  elle-même  vite  en  silence.  Son  bea«-frère 
lui  adressait  des  propos  amusants,  qui  la  faisaient  sourire.  Peu  à 
peu  elle  s'anima.  Un  vin  fougueux  de  Hongrie  qu'on  servit  dans 
de  petits  verres,  et  dont  elle  goûta  à  plusieurs  reprises,  y  contribua 
peut-être.  Elle  se  laissa  aller  à  un  doux  abandon  ;  je  vis  ses  grands 
yeux  sombres  briller  de  plaisir,  et  elle  répondait  par  un  rire  enjoaé 
aux  drôleries  de  Heidrich,  dont  la  gaieté  augmentait  également. 
Le  repas  terminé,  celui-ci  se  leva  et  proposa  des  petits  jeux.  Hle 
frappa  des  mains  en  signe  de  joyeux  assentiment  et  jeta  un  regard 
interrogateur  autour  d'elle.  Les  autres,  même  la  vieille  mère, 
s'étaient  gaiement  levés;  Domer  seul,  qui  avait  gardé  à  table  an 
silence  msuissade,  resta  sur  sa  chaise.  «  Je  n'aime  guère  de  paréis 
enËaintillages,  dit^îl,  fumant  son  cigare  par  fortes  bouffées;  je  me 
bornerai  au  rôle  de  spectateur.  »  On  discutait  en  attendant  divers 
jeux,  que  cette  vive  jeunesse  rejetait  tour  à  tour.  Le  colin-maillard 
fut  enfin  accepté,  à  une  bruyante  unanimité.  On  apporta  on  mou- 
choir; le  sort  désigna  le  fiancé  d'Emilie;  on  lui  banda  les  yeux, 
et  aussitôt  on  se  dispersa  pour  le  taquiner  à  distance.  Je  me  sentais 
singulièrement  ému;  d'anciens  souvenirs  d'une  heureuse  enfance 
à  demi  oubliés,  se  réveillaient  en  moi.  Sans  prendre  une  part  bien 
active  au  jeu,  j*admirais  l'élasticité  de  tous  ces  jeunes  corps  souples, 
la  joie  naïve  de  l'enfant  et  l'aimable  vivacité  de  la  matrone.  Marianne 
était  charmante,  les  joues  en  feu,  sa  robe  blanche  voltigeant  parmi 
les  groupes,  qu'elle  agaçait  avec  une  verve  enhardie,  jusqu'à  ce 
qu'elle  fût  devenue  elle-^nème  captive.  Après  qu'on  lui  eut  bandé 
les  yeux,  elle  s'arrêta  un  instant  les  bras  étendus  et  respira  pro- 
fondément. Puis  elle  se  lança  avec  les  ondulations  d'un  joli  léiard* 
Ses  capricieuses  évolutions  l'amenèrent  près  de  moi;  j^  sentais  déjà 
le  contact  de  sa  main,  lorsqu'elle  rougit  comme  une  pèche  mûre 
sous  son  bandeau,  et  se  retournant,  elle  saisit  brusquement  son 
beau-frère,   qui  se   mettait  un  peu  intentionnellement  sur  son 
chemin.  11  jura  de  se  venger  en  faisant  racheter  par  un  gros  baiser 
la  liberté  de  sa  prochaine  victime.  Marianne  crut  comprendre  que 
ce  discours  s'adressait  à  elle,  car  posant  un  doigt  sur  sa  bouche 
elle  s'échappa  comme  une  flèche  à  l'autre  bout  du  jardin.  Mais  le 
fripon  dont  les  yeux  n'étaient  pas  bien  scrupuleusement  bandés, 
fit  semblant  d*hésiter  quelques  instants,  puis  se  précipita  vers  elle. 
La  jeune  femme  avait  de  la  peine  à  l'éviter.  Elle  réussit  pourtant  à 


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UABfAîmi  275 

loi  ^9ser  des  miJns  au  moment  où  il  croyait  la  tenir,  et  sautant 
par-dessus  quelques  plates-baades  et  une  basse  haie  de  groseilles, 
parvint  à  se  réfbgier  panm  nous.  Soudain  elle  pâlit,  appuya  ses 
deax  mains  sur  son  cœur,  et  tomba  ioanimée.  Tous  l'entourèrent  ; 
OQ  déoooa  sa  ceinture,  on  baigna  ses  tempes  avec  de  Teau.  Elle 
revint  à  elle  aussitôt,  passa  la  main  sur  son  front  contune  pour  se 
icm^tre,  et  fut  entraînée  pâle  et  alanguie  dans  la  pavillon,  dont  1% 
porte  se  referma  sur  les  fenunes  et  Dorner.  Moi,  les  deux  jeunes 
gens  et  l'enfant  muet  de  frayeur,  étions  seuls  restés  dehors. 
Heidtridi,  qui  s'accusait  d'avoir  provoqué  cet  accident,  était  fort 
inquiet  et  agité.  Sa  femme  sortit  bientôt  du  pavillon,  un  sourire 
noBaraBt  aux  lèvres  :  «  Elle  va  bien,  dit-elle  doucement,  et  veut 
dormir.  »  Les  autres  nous  r^oignû*eni  avec  des  mines  tranquilles; 
Dorner  seul  avait  l'air  furieux.  II  marmottait  dans  sa  barbe  des 
paroles  inintelligibles;  son  effroi  du  premier  moment  s'était  trans- 
formé en  colère.  Une  longue  heure  d'attente  s'écoula.  Enfin  la 
porte  du  pavilkm  s'ouvrit,  et  Marianne  parut  sur  le  seuil.  Elle  était 
eDcore  un  peu  pâle,  mais  assura  être  complètement  reviise  et 
coupa  court  en  plaisantant  aux  demandes  inquiètes  et  aux  excuses 
de  son  beau-frère.  On  servit  quekjues  rafraîchissements,  tandis 
que  le  crépuscule  commençait  à  se  répandre  dans  le  jardin.  Mais 
on  ne  parvint  plus  à  ressaisir  l'ancien  ton  de  gaieté.  Dorner  re- 
garda sbl  montre  en  déclarant  qu'il  était  temps  de  partir  :  il  se  faisait 
tard,  et  il  leur  fallait  encore  reconduire  Emilie  à  la  maison.  Marianne 
se  leva  sans  mot  dire,  embrassa  Louise  et  prit  le  bras  de  son  mari; 
les  fiancés  nous  dk*ent  adieu,  et  les  deux  couples  s'éloignèrent. 
Nous  restâmes  encore  un  peu  à  causer;  puis  les  femmes  montèrent 
poBr  ceueber  Emi.  Heidrich  les  suivit  bientôt,  et  je  restai  seul. 
Une  nuit  tiède,  âans  lune,  répandait  lentemeoc  ses  ombres  autour 
de  moL  Les  blanches  iem^  d'acacias  scintillaient  mystérieusement 
dans  l'obscurité;  une  chauve-souris  rasait  dans  son  vol  les  arbres 
imoiolxies;  le  clœtnt  joyeux  des  promeneurs  qui  rentraient  reten- 
tissait au  dehors.  Je  parcourais  lentement  tous  les  sentiers  enche- 
vêtrés du  jardin.  Les  impressions  de  ce  jour  m'avaient  rendu 
rêveur.  Je  croyais  distinguer  dans  les  blanches  vapeurs  qui  flot- 
taîest  sur  la  pelouse  la  robe  blanche  de  Matianne  s'accrochant  aux 
buissons.  J'entrai  eosnite  dans  le  pavillon,  dont  la  porte  était 
restée  entr'ooverte.  Un  léger  parfum  y  était  répandu.  Je  m'appro- 
chai du  canapé  sur  lequel  la  jeune  fename  avait  dormi.  €n  objet 
soBjie  me  glissa  entre  les  doigts  :  c'était  le  ruban  qui  avait  orné  ses 
cheveux.  Une  douce  langueur  détendit  mes  membres;  je  m'allon- 
geai sur  les  coussins,  et,  perdu  dans  mes  songes,  la  soie  fraîche 
etparfofliée  frôlant  mon  visage,  je  m'endormis. 


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27C  MARUNNI 

Le  lendemain  matin,  j'étais  assis  à  l'ombre  de  la  tonnelle.  J'avais 
un  livre  à  la  main,  mais  je  ne  lisais  pas,  me  laissant  éblouir  par 
le  rayonnement  de  cette  matinée.  Des  papillons  blancs  se  posaient 
sur  les  fleurs,  le  carillon  des  cloches  lointaines  vibraient  dans 
l'atmosphère;  une  mésange,  transfuge  des  charmilles  du  belvédère, 
chantait  dans  les  branches.  Je  crus  distinguer,  à  travers  tous  ces 
iffuiis^  des  pas  légers  et  le  bruissement  d'une  robe.  Je  me  levai  et 
aperçus  Marianne  arrêtée  devant  moi,  cachant  son  embarras  sous 
son  ombrelle. 

—  Pardon,  dit-elle  d'une  voix  incertaine,  je  croyais.*,  je  cher- 
chais ma  sœur. 

—  Votre  sœur  n'est  pas  descendue  aujourd'hui.  Mads  il  me 
semble,  madame  Dorner,  que  je  vous  ai  encore  effrayée,  continuai- 
je  en  la  voyant  si  hésitante. 

—  Encore?  demanda-t-elle  en  me  regardant. 
Ce  mot  m'avait  involontairement  échappé. 

—  Je  crains  du  moins  de  vous  avoir  désagréablement  surpris, 
avant-hier,  quand  vous  étiez  là,  sous  cet  arbre. 

Un  léger  sourire  plissa  ses  lèvres. 

—  Ahl  oui,  dit-elle,  j'ai  été  bien  sotte  de  m'enfuir  de  la  sorte. 
Louise  m'avait  déjà  parlé  de  vous.  Mais  hier,  c'est  moi  qui  vous  ai 
fait  peur. 

—  Plus  que  cela;  vous  ne  sauriez  croire  l'angoisse  que  j'^ 
éprouvée.  Mais  je  vois  que  l'accident  n'a  pas  eu  de  mauvaises 
suites. 

£t  je  regardai  avec  délices  son  joli  visage  redevenu  frais  et  rose* 

—  Aucunes.  J  avais  eu  tort  de  prendre,  contre  mon  habitude^ 
un  peu  de  ce  vin  ;  il  m'a  trop  animée.  Ne  m'avez-vous  pas  trouvée 
très  turbulente?  ajouta-t-elle  un  peu  timidement. 

—  Avec  toute  la  grâce  d'une  enfant  folâtre...  Si  l'on  ne  vous 
savait  mariée...  ajoutai-je  avec  un  sourire. 

—  L'on  ne  s'en  douterait  guère,  fit-elle  simplement  en  achevant 
ma  phrase,  je  me  sens  parfois  si  enfant! 

Et  un  léger  soupir  suivit  ces  paroles,  dites  sur  un  ton  de 
plaisanterie. 

—  Mais,  continua-t-elle  sérieusement,  je  dois  chercher  ma  soeur. 
Elle  allait  s'éloigner  en  m'adressant  un  petit  salut. 

—  Attendez  un  instant,  dis-je.  Il  faut  que  je  vous  rende  ce  que 
vous  avez  oublié  hier  dans  le  pavillon. 

Et  je  lui  tendis  le  ruban  vert  que  je  portais  sur  moi.  Elle  rougit 
en  le  reconnaissant,  me  remercia  d'un  signe  de  tète  et  quitta  le 
jardin  de  sa  démarche  souple  et  légère. 

Je  te  l'ai  déjà  dit,  elle  vient  maintenant  presque  tous  les  jours ^ 


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MAR1AN.NE  277 

d'ordinaire  aux  heures  de  raprès-midî.  Elle  travaille  dans  la  ton- 
nelle ou  y  joue  avec  Erni,  qui  Tadore  avec  l'élan  passionné  des 
enfants.  D'autres  fois,  elle  aide  sa  sœur  à  soigner  son  pauvre  petit 
et  lui  témoigne  un  dévouement  plus  chaleureux  que  sa  mère  elle- 
même.  C'est  un  enchantement  général  quand  elle  reste  à  souper; 
elle  a  un  don  de  gracieux  babil  et  d'enjouement  qui  nous  met 
tous  en  gaieté.  Son  mari  vient  assez  tard  la  chercher  et,  en 
sa  présence,  elle  devient  gênée  et  se  tait.  Ce  pédant  est  choqué 
de  sa  franchise,  qu'il  trouve  inconvenante;  la  charmante  naïveté 
de  Marianne  lui  parait  niaiserie  pure.  Il  lui  fait  brutalement  en- 
tendre qu'elle  manque  d'éducation  et  d'esprit.  Ainsi  il  nous  pro- 
posa dernièrement  un  jeu  de  cartes,  le  seul  amusement  qui  soit 
de  son  goût.  Chacun  devait  déclarer  le  nombre  de  points  qu'il 
tenait  en  main.  Marianne  n'en  venait  à  bout  qu'en  les  comptant 
du  doigt.  Domer,  impatienté,  lui  arracha  brusquement  les  cartes 
des  mains  et  les  jeta  sur  la  table,  lui  disant  qu'elle  devrait  au  moins 
savoir  compter.  Je  frémis  d'indignation.  Marianne  se  tut,  mais, 
peu  à  peu,  la  honte  lui  monta  au  front  et  le  couvrit  de  rougeur. 
Tous  les  siens  furent  péniblement  affectés  de  cette  petite  scène, 
qui  causa  un  embarras  général.  La  présence  de  Dorner  nous 
déprime  tous;  personne  ne  hasarde  devant  lui  un  propos  confiden- 
tiel, une  plaisanterie.  Le  chat  de  la  maison  lui-même  le  déteste  et 
le  fait,  pour  avoir  été  chassé  à  coups  de  canne  lorsqu'il  venait 
chercher  ses  miettes  accoutumées  sous  la  table.  Quand  cet  homme 
sec  et  dur  prend  le  bras  de  la  gracieuse  jeune  fenune  pour  l'em- 
mener, et  que  je  croîs  sentir  ses  beaux  yeux  m'envoyer  un  adieu 
mnet,  alors  mon  cœur  se  serre  et  je  voudrais  qu'il  me  fût  permis 
d'arracher  cette  adorable  créature  à  ce  maître  si  peu  digne  de 
l'apprécier! 

Fia  de  juin. 

Tu  penses  que  je  suis  en  train  de  m'engager  dans  une  folie  en 
devenant  sérieusement  amoureux  de  cette  jeune  femme.  Et  si 
c'était  le  cas? Si....  mais  ne  crains  rien,  mon  bon  ami!  Tu  devrais 
ne  pas  ignorer  que  mon  cœur  sait  pratiquer  le  renoncement;  oui, 
j*ai  même  appris  à  en  goûter  les  joies.  Cela  te  parait  étrange?  Cela 
doit  être,  car  autrement...  Mais,  juges-en  toi-même  en  lisant  la 
saite  de  nos  relations. 

Lorsque  je  descendis,  hier  après-diner,  comme  d'habitude,  au 
jardin,  j'y  trouvai  Marianne  seule  avec  les  enfants.  Le  soleil  de 
ym  dardiait  sur  la  tonnelle,  et  elle  s'étsdt  placée  sur  le  banc,  sous 
les  lilas,  à  l'ombre  du  petit  pavillon.  Emi  était  à  ses  pieds,  con- 
templant la  jolie  broderie  de  la  tante;  le  garçonnet  sommeillait 


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07S  HARIÂNNI 

près  d'elle,  dans  son  berceau,  recouvert  d'une  moustiquaire.  Ma- 
rianne lisait  un  petit  livre  qu'elle  cacha  sous  son  mouchoir  en  me 
voyant.  Mais  ma  perspicacité  d'auteur  avait  déjà  reconnu  un  petit 
récit  que  j'avais  écrit  depuis  des  années.  Je  saluai  la  jeune  femme; 
elle  me  dit  que  ses  parents  étaient  allés  faire  une  visite  obliga- 
toire et  l'avaient  priée  de  veiller  sur  les  enfants. 

—  Je  le  fais  volontiers,  continua-t-elle,  caressant  de  sa  main  la 
tête  d'Emi.  Emi  est  une  brave  fille,  et  j'aime  ce  pauvre  pedt 
comme  s'il  était  mon  propre  enfant. 

Elle  rougit  à  ces  mots  et  leva  avec  précaution  un  bout  de  la 
gaze  verte. 

—  Voyez  comme  il  dort  paisiblement  aujourd'hui,  comme  il  est 
joli  malgré  sa  pâleur.  Mais  je  crains  que  Louise  ne  puisse  le  con- 
server. 

Et  elle  laissa  le  voile  qu'elle  avait  soulevé  retomber  tristement. 
Je  m'étais  assis  près  d'elle,  sur  le  banc.  Nous  restâmes  quelqne 
temps  silencieux.  En  nous,  autour  de  nous,  ce  n'était  que  rayon- 
nement. 

—  Je  lisais,  dit-elle  enfin,  me  montrant  le  petit  volume  avec  un 
charmant  embarras. 

Il  me  fallut  bien  feindre  la  surprise. 

—  Comment,  vous  lisez  mon  livre?  demandai-je. 

—  Oh!  ce  n'est  pas  pour  la  première  fois;  il  a  tant  d'attrait 
pour  moi!  <^ela  vous  étonne?  Vous  ne  m'auriez  pas  crue  capable... 

—  Mais  non,  mais  non,  madame  Domer.  Je  voulais  dire...  c'est 
une  bien  monotone  et  triste  histoire  ! 

—  C'est  pourquoi  elle  me  plaît.  Je  ne  suis  pas  toujours  aussi 
gaie  que  vous  me  voyez  ici.  J'ai  aussi  mes  heures  tristes  où  j'aime 
à  rester  seule  avec  mes  pensées.  Mais,  dans  le  monde,  mes  instincts 
de  mutinerie  s'éveillent. 

—  C'est  alors  votre  penchant  inné  qui  se  fait  jour. 

—  Croyez-vous?  dit-elle  pensive. 

—  Certainement.  Le  monde  doit  se  faire  gloire  de  votre  esprit 
qui,  mis  en  verve  par  lui,  lance  d'aussi  vives  et  claires  fusées. 

Elle  secoua  légèrement  la  tête. 

—  Eh  bien,  on  m'a  toujours  blâmée  de  mes  expansions.  Mies 
parents  et  mes  maîtres  d'abord.  Aussi,  —  elle  s'interrompit,  —  je 
crois  qu'on  me  trouve  sotte  et  insouciante,  ajouta-t-elle  à  voix  basse. 

—  Oh  !  qui  pourrait,  qui  oserait  vous  juger  de  la  sorte?  m'écriai- 
je  chaleureusement. 

Elle  parut  ne  pas  entendre  mon  exclamation,  et,  baissant  la  tôte^ 
continua  sa  confidence. 

—  Peut-être  le  suis-je.  Mes  années  d'enfance  et  de  jeunesse  se 


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MÂRliHKI  179 

^Dt  écoulées  comme  un  rêve.  La  mort  même  de  notre  mère,  qui 
Doas  fat  arrachée  très  tôt  il  est  vrai,  ne  me  causa  pas  un  bien 
profond  chagrin;  j'en  gardai  seulement  une  vague  terreur.  Mais  ma 
mémoire  a  conservé  le  souvenir  de  chaque  joujou,  de  chaque  robe 
neuve,  des  parties  de  campagne,  des  fêtes  où  je  dansais.  Tout 
cela  m'absorbait,  et  je  ne  me  souciais  guère  de  ce  qui  se  passait, 
du  reste,  dans  le  monde.  Je  suis  restée  ainsi  arriérée  dans  mon 
développement  moral.  Quand  j'entends  d'autres  femmes  parler  de 
choses  qui  me  sont  demeurées  complètement  étrangères,  je  sens 
combieD  j'ai  été  négligée,  et  j'ai  honte  de  mon  ignorance. 

—  Vous  avez  tort,  dis-je,  ému  par  la  touchante  simplicité  de 
sou  aveu,  vous  avez  tort,  madame  Domer!  Vous  avez  gardé,  en 
revanche,  cette  charmante  naïveté,  qui  nous  plaît  plus  dans  la 
femme  que  toute  la  science  de  l'univers. 

£l]e  me  jeta  un  regard  de  doute. 

—  Comment,  vous  dites  cela,  vous,  un  savant,  un  poète? 

—  Pourquoi  pas?  Ceux  qui  vouent  leur  vie  aux  travaux  de 
riotelligence  sont  les  plus  sensibles  au  charme  de  la  spontanéité. 
Croyez-moi,  le  savoir  n'a  pas  de  prix,  quand  il  n'est  pas  rehaussé 
par  Véclat  d'un  esprit  original.  Une  âme  tendre,  un  cœur  compa- 
tissant peuvent  se  passer  d'éloquents  discours;  ils  nous  persuadent, 
en  se  donnant  tels  qu'ils  sont.  Vous  possédez  cette  âme,  ce  cœur 
d'élite,  madame  Marianne! 

Elle  ne  répondit  pas,  msds  posa  lentement  sa  main  sur  sa  poi- 
triue.  Je  continuai  : 

—  Vous  avez  en  vous  le  sentiment  et  la  compréhension  des 
choses,  qui  nous  semblent  encore  des  énigmes.  Mais  personne  ne 
vous  a  enseigné  la  forme  révélatrice,  pour  résoudre  ces  mystères 
de  la  vie.  Vous  ignorez  jusqu'aux  richesses  que  cache  votre  belle 
àbe. 

—  C'est  vrai,  murmura-t-elle,  je  me  sens  parfois  si  oppressée, 
et  je  cherche  quelque  chose  que  je  ne  saurais  définir. 

Ahl  mon  ami,  qu'elle  était  belle,  sa  petite. main  posée  sur  son 
^ur,  ses  yeux  baissés.  Elle  était  devenue  très  pâle,  sa  poitrine 
délicate  se  gonflait.  Je  me  sentais  entraîné  à  lui  dire  que  c'était 
l'amour  qu'elle  cherchait  —  qui  seul  révèle  à  la  fenmie  l'infini.  — 
Le  regard  attentif  de  l'enfant  assis  à  ses  pieds  m'imposa  silence  et 
refoula  les  transports  de  mon  âme.  Un  long  silence  survint;  les 
yeux  bruns  et  intelligents  d'Erni  nous  observaient*  Je  n'entendais 
autour  de  nous  que  le  monotone  bourdonnement  d'une  guêpe. 
Soudam  Marianne  jeta  un  léger  cri  et  porta  la  main  à  sa  joue.  La 
guêpe,  qu'elle  n'avait  pas  senti  venir,  l'avait  piqué  sous  l'œil  droit; 
une  pedte  enfhire,  bordée  de  rouge,  se  montrait  sur  la  peau. 


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280  MâRURNE 

J'arrachai  de  la  terre  d*une  plate-bande.  Marianne  voulut  la  poser 
sur  sa  joue  endolorie,  mais  la  motte  humide  s'émietta  sous  sos 
droits  tremblants. 

—  Laissez-moi  faire,  dis-jc,  et  je  posai  de  la  terre  fraîche  sur 
son  visage. 

Elle  ferma  les  yeux,  et  rejeta  pudiquement  son  gracieux  corps 
en  arrière.  Un  profond  soupir  de  soulagement  s'exhala  de  ses 
lèvres.  Nous  tremblions  tous  deux.  En  ce  moment,  le  petit 
remua  dans  son  berceau,  et,  se  réveillant,  se  mit  à  pleurer. 
Marianne  courut  le  prendre  dans  ses  bras.  Il  se  calma  aussitôt,  et 
lui  sourit.  Alors,  sans  me  regarder,  elle  envoya  Erni  chercher  de 
Teau.  L'enfant  lui  obéit.  Nous  ne  parlions  plus,  nos  regards  s'évi- 
taient, et  dès  qu'Emi  fut  revenue  avec  l'eau  demandée,  je  me 
retirai  dans  le  pavillon.  J'entendis  Marianne  baigner  sa  figure,  puis 
marcher  dans  le  jardin  et  se  rasseoir  sous  les  lilas,  en  adressant 
des  paroles  douces  aux  enfants.  La  soirée  avançait,  les  parents 
rentrèrent;  Erni  courut  au-devant  d'eux  et  leur  raconta  bien  haut 
le  petit  incident.  J'entendis  encore  comme  on  en  plaisantait  et  riait. 
Quand  je  sortis  de  ma  retraite,  Marianne  n'était  plus  là.  On  médit 
qu'elle  était  rentrée,  l'inflammation  de  la  piqûre  la  faisant  un  peu 
souffrir. 

20  juillet. 

Fais-moi  grâce,  mon  cher,  de  tes  longues  épltres,  remplies  de 
doutes  sur  la  sincérité  de  mon  renoncement  et  d'avis  superflus! 
Le  danger  dont  tu  me  crois  menacé,  ainsi  que  la  jeune  femme,  va 
s'évanouir.  C'est  le  sort  qui  s'est  chargé  de  ton  rôle,  et  plus  puis- 
sant que  nous,  pauvres  humains,  il  ne  se  contente  pas  de  sages 
conseils,  il  me  dirige  d'une  main  sévère,  ou  plutôt  providentielle. 
Tu  te  souviens  qu'il  y  a  deux  ans,  j'ai  passé  Tété  chez  mon  ami  de 
jeunesse  Robert,  dans  la  Bohème  méridionale.  Depuis,  sa  poitrine 
a  été  déchirée  par  une  balle  ennemie  dans  la  dernière  campagne, 
et  son  corps  repose  en  terre  étrangère!  Si  tu  prends  la  peine  de 
chercher  mes  lettres  de  cette  époque,  tu  y  trouveras  une  descrip- 
tion de  la  verte  et  riante  vallée  delà  Moldau.  Elle  est  dominée  parle 
vieux  manoir  des  Roscmberg,  situé  sur  une  majestueuse  hauteur. 
De  vastes  forêts  de  sapins  et  de  bouleaux,  dont  la  Bohème  s'enor- 
gueillit, s'étendent  sous  l'abri  de  ses  bastions  crénelés.  J'y  ai  connu 
un  savant  bibliothécaire  du  prince  S.,  seigneur  actuel  de  ce  châ- 
teau. J'étais  venu  un  jour  lui  demander  l'autorisation  de  f^re, 
dans  les  archives  et  dans  la  riche  bibliothèque  des  recherches  his- 
toriques. Je  me  souviens  t'avoir  écrit  alors  combien  je  lui  enviais 
son  existence  caUne.  Mais,  en  apprenant  à  le  mieux  connaître,  je 


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UARIAICNE  281 

m'aperçus  que  ce  qui  causait  mon  eu  vie  était  pour  lui  une  source 
de  mëcoatentemeot  et  de  chagrin.  11  avait  occupé  auparavant  une 
chaire  d'enseignement  public;  le  gouvernement  la  lui  avait  ôtée,  à 
cause  de  ses  opinions  avancées^  et  il  s'était  vu  forcé  d'accepter 
cette  place,  qui  ne  convenait  pas  à  son  esprit  vif,  accoutumé  aux 
succès  oratoires.  Elle  ne  faisait  aucunement  valoir  ses  conn^s- 
sances  et  ses  talents.  Il  m'avoua  franchement  qu'il  cherchait  une 
autre  sphère  d'activité;  je  ne  lui  cachai  pas  non  plus  mon  goût  pour 
sa  position,  et  il  promit  de  me  recommander  au  prince  si  ses 
efforts  pour  son  compte  venaient  à  réussir.  J'avais  presque  oublié 
ces  projets,  quand  je  reçus  ces  jours-ci  une  lettre  de  lui.  Il  m'écrit 
avoir  reçu  l'oITre  d'une  position  distinguée  à  l'étranger,  en  me 
demandant  si  mes  intentions  étaient  restées  les  mêmes.  Le  prince 
en  était  déjà  prévenu  et  disposé  i  donner  son  consentement; 
raflaire  ne  dépendait  plus  que  de  ma  prompte  décision.  Tu  peux 
imaginer  que  j'ai  saisi  cette  proposition  des  deux  mains.  Puisse 
mon  ardent  désir  se  remplir  maintenant  :  ne  vivre  que  pour  mon 
art  dans  une  réclusion  complète,  sans  souci  du  gagne-pain  litté- 
raire. Certaines  gens  ne  manqueront  pas  de  branler  la  tête  en 
disant  :  «  G)mment  peut-on  s'enterrer,  s'aigrir  l'humeur  dans  un 
vieux  château  abandonné?  Le  poète  doit  chercher  ses  inspirations 
dans  le  monde  réel,  »  et  autres  banalités  pareilles!  N'ai-je  point 
assez  vécu  !  Les  premiers  cheveux  gris  argentent  déjà  mes  tempes, 
et  si  j'avais  le  don  d'exprimer  dans  le  langage  de  l'art  tout  ce  que 
j'ai  rêvé  et  souffert,  j'aurais  de  quoi  devenir  immortel  !  Je  suis  donc 
décidé  à  quitter  la  capitale.  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  mettre  ordre 
à  mes  affaires  et  à  prendre  congé  des  amis  sincères,  qui  ont  été 
bons  pour  moi.  Je  puis  te  l'avouer  maintenant  :  il  est  temps  que  je 
parte.  Juges-en  toi-même. 

Depuis  notre  entretien  mémorable,  Marianne  cessa  de  venir 
aussi  souvent  au  jardin,  et  ne  s'y  arrêtait  presque  plus.  Il  me 
semblait  même  qu'elle  évitait  de  me  rencontrer,  et  pour  la  satis- 
Èûre,  je  ne  la  recherchais  pas  non  plus.  Je  repris  l'habitude  de 
mes  anciennes  promenades  hors  des  barrières.  Un  jour,  cependant, 
je  restai  à  la  maison,  ne  pouvant  résister  au  désir  impérieux  de 
revoir  la  jeune  femme.  Mais  l'heure  du  soir  ne  l'amena  pas.  Je 
rejoignis  la  famille,  assez  silencieusement  réunie  sous  la  tonnelle. 
Aa  bout  de  quelque  temps,  Heidrich  éclata  : 

—  Pourquoi  est-ce  que  Marianne  ne  vient  plus  du  tout?  Voici 
quatre  jours  que  je  ne  l'ai  vue. 

—  Tu  ssds,  répliqua  sa  femme  un  peu  brusquement,  que  l'entre- 
prise de  Domer  est  en  pleine  activité;  cela  lui  donne  beaucoup  à 
fiûre  dans  son  ménage. 


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5>62  MARIANNE 

—  Oui,  certes,  je  le  sais.  Maïs  je  la  trouve  singulièrement  changée. 

—  Trouves-tu?  dit-elle  négligemment,  en  m'effleurant  du  regard. 

—  Oui,  et  je  crois  qu'elle  n'est  pas  heureuse. 

—  Et  pourquoi  ne  serait-elle  pas  heureuse?  demanda  Louise 
avec  humeur. 

—  Ah  !  laisse-donc  tes  réticences,  dit-il  avec  sa  franchise,  accou- 
tumée. Je  n'ai  point  de  secrets  devant  notre  ami,  qui  se  sera  fait 
lui-même  ses  idées  là-dessus.  Je  le  répète  :  Dorner  n'est  pas  le 
mari  qu'il  eût  fallu  à  Marianne. 

—  Et  pourcpioi  pas?  interrogea  sa  femme  d'un  ton  irrité.  Cest 
un  homme  honorable,  malgré  ses  façons  un  peu  rudes.  Son  sérieui 
est  un  contrepoids  nécessaire  au  caractère  évaporé  de  ma  sœur. 

—  Moi  je  suis  persuadé  qu'elle  ne  l'aime  pas,  s'écria  Heidricb. 

—  Ah  bah!  fit  la  vieille  mère,  de  son  accent  décidé.  Vous 
autres  hommes  ne  rêvez  que  d'amour.  L'amour  est  un  hôte  volage. 
C'est  un  enfant  qu'il  leur  faut;  un  parfait  mariage  ne  saurait 
exister  sans  enfants. 

Je  gardais  le  silence,  mais  tu  devines  les  émotions  que  me  causait 
cet  entretien  de  famille. 

En  ces  jours-là,  le  frêle  petit  enfant  mourut.  De  violentes  con- 
vulsions amenèrent  sa  fin  précoce.  Elle  fut  acceptée  par  les  aens, 
avec  une  tristesse  résignte.  On  l'avait  prévue  depuis  longtemps, 
presque  désirée,  à  la  vue  des  souffrances  du  pauvre  petit. 
M*"  Louise,  dans  l'attente  d'une  seconde  maternité,  se  tenait  pâle, 
mais  sans  larmes,  debout  devant  le  petit  cercueil  où  reposait  son 
fils,  délivré  de  toute  douleur,  souriant  à  la  mort.  Les  sanglots 
de  Marianne  n'en  semblaient  que  plus  désolés.  Elle  était  venue 
avec  ses  parents  à  ce  dernier  adieu.  Je  vis  alors  son  père  pour  la 
première  fois.  C'était  un  homme  âgé,  à  l'expression  soucieuse  et 
timide;  sa  femme  était  une  belle  femme  très  parée,  qui  avait 
encore  des  prétentions.  Les  amoureux,  dont  la  uoce  approchsut, 
s'efforçaient  de  dissimuler  leur  bonheur,  pour  participer  au  deuil 
général.  Dorner  n'était  pas  venu.  Je  suivis,  avec  les  autres,  le  petit 
cercueil  à  l'église.  Les  prières  furent  dites  et  on  l'emporta.  Ses 
parents  montèrent,  avec  Marianne  toute  en  larmes,  dans  une  voi- 
ture qui  les  attendait.  Les  autres  se  dispersèrent.  Je  revins  à  la 
maison,  et  marchai  seul  dans  le  jardin.  Une  légère  pluie  était 
tombée,  et  le  soleil  couchant  illuminait  les  grosses  gouttes  qui 
scintillaient  sur  les  feuilles.  Une  plate-bande  d'œillets  chargeait 
l'air  d'arômes  pénétrants;  de  sombres  nuages  s'enflammaient  de 
teintes  rouges  à  l'horizon;  de  temps  en  temps  un  coup  de  vent 
secouait  les  arbres.  Je  me  reposais  dans  le  pavillon  après  avoir 
passé  une  heure  dans  de  tristes  méditations,  quand  la  voiture, 


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MABIÀNRC  283 

qui  reyenait  du  cimeUère,  s*arrè4a  devant  la  porte.  Mes  amiB 
affligés,  que  je  pensais  voir  au  jardin,  montèrent  chez  eux.  Au 
bout  de  quelques  minutes,  la  grille  s'ouvrit,  et  Mariaone  parut, 
t^ant  par  la  main  Emi,  qui,  pendant  Tenterrement,  était  restée  à 
la  maison  avec  la  vieille  mère.  Elles  s'avançaient  dans  l'allée  prin- 
cipale. Marianne  ne  levait  pas  les  yeux,  mais  Erni  me  découvrit 
immédiatement  à  la  porte  du  pavillon. 

—  Tante  Marianne,  voici  M.  A.,  s'écria-t-ellc. 

Et  la  jeune  femme  ne  lui  ayant  prêté  aucune  attention,  elle  répéta 
sa  phrase.  L'enfant  voulait  s'arrêter  pour  m'attendre,  mais  Marianne 
rentraioalt  toujours.  Elle  ne  se  retourna  que  quand  je  les  eus 
rej<Mntes,  et  me  dit  d'une  voix  lente  : 

—  Je  les  ai  laissés  seuls  en  haut.  Je  crois  qu'ils  ont  besoin  de 
pleurer  sans  témoins. 

Elle  regarda  la  petite  montre  qu'elle  portait  à  la  ceinture. 

—  Il  se  fait  tard,  j'attends  encore  mon  marL  II  avait  fort  à  faire 
aujourd'hui. 

—  On  me  dit  que  vous  êtes  en  ce  moment  aussi  fort  occupée 
dens  votre  ménage,  madame  Dorner^  dis-je,  rien  que  pour  rompre 
le  silence  qni  nous  oppressait. 

Elle  rougit  un  peu. 

—  C'est  vrai,  mon  ménage  m'occupe  beaucoup.  Tant  mieux;  cela 
me  fait  oublier  bien  des  cboses. 

Je  ne  répondis  pas;  les  paroles  nous  manquaient  à  tous  deux.  Il 
faisait  déjà  sombre  sous  les  grands  arbres^  et  Tair  était  froid  et 
humide. 

—  Comme  le  vent  du  soir  est  pénétrant,  dit-elle  enfin,  en  serrant 
son  châle  sur  ses  épaules.  On  sent  l'automne  déjà  venir.  —  Pauvre 
^enfant  I  il  sera  couché  cette  nuit  dans  cette  terre  humide. 

—  L'enfant  que  vous  avez  aimé,  madame,  jouit  de  la  paix  éter- 
nelle, dis-je  avec  émotion.  Sa  mort  a  été  une  délivrance  des  peines 
de  la  vie. 

Elle  frissonna. 

—  C'est  vrai,  dit*elle  d'une  voix  éteinte.  Les  heureux  seuls  ont 
droit  de  vie, 

Erni  nous  suivait  en  silence;  tout  d'un  coup  elle  s'écria  : 

—  Tante,  tu  aurais  dû  épouser  M.  A.,  alors  tu  aurais  été  heureuse. 
Je  la  vis  pâlir  dans  l'ombre.  Mais  elle  s'efforça  de  sourire,  et  dit  : 

—  Quelles  folies  cette  petite  débite! 

La  violence  de  mou  émotion  m'engourdissait  la  langue,  le  cœur  ; 
je  ne  sus  répondre.  Nous  marchions  sans  parler,  serrés  l'un  contre 
fintre  dans  le  sentier  étroit.  En  nous  rapprochant  de  l'entrée, 
OOQS  vîmes  Dorner  regarder  par  la  grille,  et  nous  observer  d'un  air 


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284  MARIANNE 

interdit.  Il  entra  en  nous  voyant  nous  diriger  vers  lui;  nous  échan- 
geâmes quelques  phrases  polies,  puis  il  monta  avec  sa  femme  et 
Tenfant.  Je  restai  seul  dans  la  nuit,  qui  m*enveloppait  de  toutes 
parts,  seul  avec  mes  pensées,  où  la  douleur  et  la  joie  se  confon- 
daient étrangement. 

Château  de  K...,  en  Bohème,  mi-septembre. 

Tu  me  demandes  la  raison  de  mon  long  silence?  Tu  ne  sais,  si 
j*habite  déjà  les  rives  de  la  Moldau?  Oui,  très  cher,  je  suis  id 
depuis  un  mois,  mais  en  quel  élat!  Ah!  mon  ami,  qu'en  est-il  des 
résolutions  humaines!  Je  voulais  fuir  la  femme  aimée  que  la 
nature  semblait  m*avoir  prédestinée  et  voilà!...  Mais  trêve  de 
plaintes,  je  veux  tout  t'écrire,  et  déposer  ces  feuilles  comme  un 
legs  en  tes  mains. 

Le  jour  fixé  pour  mon  départ  approchait.  J*avais,  sans  raison 
précise,  différé  jusqu'au  dernier  moment  d'en  entretenir  mes  amis. 
La  vieille  dame,  qui  en  ces  années  m'avait  témoigné  une  bonté  et 
des  soins  presque  maternels,  en  fut  très  affectée  :  elle  déclara,  en 
s'essuyant  les  yeux,  ne  vouloir  plus  louer  ma  chambre,  qu'elle  ne 
saurait  voir  occupée  par  un  étranger.  Son  fils  l'approuva,  et  serrant 
mes  mains  à  plusieurs  reprises,  il  m'avoua  avoir  espéré  que  je  ne 
les  quitterais  que  pour  établir  mon  propre  ménage,  après  avoir 
renoncé  à  mon  existence  de  garçon.  Il  m'y  engageait,  m'assurant 
que  je  rendrais  une  femme  très  heureuse.  M"*'  Louise,  qui  s'était 
montrée  quelque  peu  réservée  en  dernier  lieu,  me  parut  soulagée 
par  la  nouvelle  de  mon  départ.  Elle  redevint  cordiale  et  affable,  et 
m'invita  même  à  rester  jusqu'à  la  noce  d'Emilie,  fixée  au  15  août. 
J'y  consentis  volontiers,  tenant  à  rencontrer  une  dernière  fois 
Marianne,  que  je  n'avais  point  revue  depuis  la  triste  soirée  de 
l'enterrement.  Le  temps  avait  été  constamment  couvert  et  pluvieux, 
le  jardin  désert  ;  mes  affaires  et  mes  visites  d'adieu  me  retenident 
beaucoup  hors  de  la  maison.  L'image  de  Marianne  ne  m'apparaissait 
plus  qu'à  travers  les  ombres  du  regret,  et  je  me  répétais  avec  une 
tristesse  résignée  que  son  souvenir  embellirait  le  reste  de  mes 
jours.  Son  avenir  ne  me  préoccupait  pas.  Ëiait-ce  l'égoïsme  du 
cœur  humain  ou  un  remords  secret  qui  en  éloignait  ma  pensée? 
Je  voulais  me  livrer  une  fois  encore  tout  entier  à  la  fascination 
qu'elle  exerçait  sur  moi,  puis  la  quitter  pour  toujours. 

Le  15  août  arriva;  ce  jour-là  le  ciel  s'éclairdt.  Dans  les  premières 
heures  de  l'après-midi,  je  me  rendis  à  l'église,  tandis  que  la  famille 
était  réunie  chez  la  fiancée.  Je  trouvai  l'église  assiégée  de  curieux. 
Bientôt  parut  une  longue  file  de  voitures  ouvertes  qui  amenaient 


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les  promis  et  leurs  parents.  Tout  respirait  le  bonheur  et  la  joie.  A 
rentrée  s'agitait  un  tourbillon  de  robes  claires  et  soyeuses,  de 
gazes  diaphanes,  de  bouquets  odorants;  les  habits  noirs  des 
Iwmaies  eux-mêmes,  avec  leurs  fleurs  aux  boutonnières,  avaient 
perdu  leur  lugubre  uniformité.  C'était  une  noce  bourgeoise,  selon 
les  bonnes  vieilles  traditions,  où  l'on  ne  dissimulait  pas  encore 
soo  honnête  satisfaction  sous  un  bon  ton  conventionnel.  Mes 
regards  cherchaient  Marianne.  Elle  était  très  pâle,  et  frissonnait 
soas  le  court  mantelet  bordé  de  cygne,  qui  couvrait  ses  épaules 
nues.  Elle  portait  une  robe  de  soie  gris  perle,  était  coiffée  de  roses 
blanches  et  tenait  un  bouquet  de  roses  blanches  à  la  main.  Elle 
passa  devant  moi  pour  aller  au  fond  de  l'église,  me  rendant  mon 
salut  par  un  geste  imperceptible.  Quand  le  prêtre  exalta  dans  son 
discours  la  sainteté  et  les  félicités  du  mariage,  je  vis  sa  poitrine  se 
soulever»  et  deux  grosses  larmes,  glissant  sous  ses  paupières, 
rouler  lentement  sur  ses  joues.  Après  la  cérémonie,  le  cortège  des 
Toitures  se  forma  de  nouveau,  attirant  la  curiosité  bienveillante 
des  passants  dans  les  rues  peuplées.  Nous  nous  dirigions  vers  le 
village  de  G.  situé  au  pied  du  Hahlenberg.  J'étais  avec  Heidrich  et 
Dorott  en  voiture;  leurs  femmes  nous  devançaient.  Marianne  ne 
tourna  pas  la  tête  une  seule  fois,  mais  je  voyais  chatoyer  devant 
mes  yeux  le  reflet  de  ses  cheveux  dorés  et  ses  roses  blanches.  Enfin 
nous  arrivâmes  à  la  grande  fabrique,  où  le  festin  de  noce  allait 
être  célébré  chez  le  père  du  jeune  marié.  Nous  fûmes  accueillis  par 
une  foule  joyeuse  d'ouvriers,  puis  nous  entrâmes  dans  une  vaste 
salle,  joliment  décorée  de  festons  de  fleurs  et  do  feuillage.  Un 
ordiestre  choisi  nous  salua  de  vives  fanfares.  On  se  rendit  ensuite 
dans  une  seconde  salle  spacieuse,  où  le  couvert  était  mis  pour  la 
nombreuse  compagnie.  J'étais  placé  entre  deux  jeunes  personnes 
qui  réclamaient  mes  attentions,  mais  mes  yeux  ne  quittaient  pas 
Marianne,  perdue  dans  ses  pensées,  assise  entre  la  mariée  et 
Doroer.  Elle  humectait  ses  lèvres  dans  la  mousse  du  Champagne 
sans  presque  toucher  aux  mets  abondants.  Lorsqu'on  porta  la  santé 
des  mariés,  elle  se  jeta  au  cou  d'Emilie  avec  des  pleurs  convulsifs, 
et  n'entendit  pas  la  voix  qui  proposa  aussitôt  après  la  santé  du 
Biéuâge  Domer.  Le  choc  des  verres  la  rappela  à  ce  qui  se  passait 
autour  d'elle;  je  la  vis  frémir,  en  trinquant  avec  son  mari.  Vers  la 
fin  du  repas,  l'obscurité  était  survenue.  On  avait  éclairé  la  grande 
salle,  et  l'orchestre  entonna  les  premières  mesures  de  l'invitation  à 
Ja  valse.  Ces  accords  électrisèrent  tout  le  monde;  on  poussa  les 
chaises,  un  frôlement  de  robes  se  fit  entendre  et  les  couples  se 
précipitèrent  dans  la  salle.  Dorner  étreignit  à  ma  grande  surprise 
il  taille  souple  de  sa  femme,  et  l'entraîna  aussi,  malgré  sa  rësis- 


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28G  HiaUNJIE 

tance.  Je  les  suivis  lentement,  et  m'établis  dans  Tembrasore  d*iiae 
fenêtre.  Une  rêveuse  mélancolie  s*emparant  de  laoi.  Du  milieu  àe  la 
brillante  mêlée  des  danseurs,  mes  yeux  9e  reportaient  d«iior8,  sur 
le  paysage  sombre  et  silencieux.  Une  foute  de  souvenirs  s'éveUiiieat 
en  moi,  les  uns  vagues  et  nébuleux^  d'autres  luisant  comme  des 
météores  à  travers  la  nuit  de  mes  pensées.  Toute  la  tristesse  du 
départ  débordait  de  mtm  cœur.  En  cet  instant  d'adieu  soprème,  il 
me  parut  impossible  de  quitter  la  ville  où  j'avais  Técu,  siinét  Uittè, 
où  ma  pauvre  âme  avait  conno  tant  d'angoisse  et  tant  de  cbarme 
—  impossible  de  me  séparer  de  la  petite  maison  amie  et  de  ses 
habitants,  de  son  jardin  paisible  —  et  de  cette  jeune  femme  que  je 
voyais  se  détacher  dans  sa  grâce  accomplie  au  milieu  des  grcmpes 
des  danseurs* 

D*autres  danses  avaient  rapidement  succédé  i  la  valse.  Le  ver- 
tige enivrant  qui  fait  tant  aimer  la  danse  par  les  femmes  avait 
saisi  Marianne.  Ses  joues  étaient  en  feu,  ses  cheveux  hamides 
ondulaient  plus  mollement,  une  flamme  sombre  briNak  dans  ses 
yeux  qui  paraissaient  me  chercher.  Une  pause  survint.  Qvdqoes 
groupes  erraient  à  travers  la  salle,  causant  et  riant.  Mariante  se 
jeta  sur  une  chaise,  avec  un  air  de  profond  accablement.  Ut  jeune 
homme,  au  bras  duquel  je  l'avais  vue  danser  plusieurs  ibis,  se 
tenait  devant  elle  et  gesticulait  vivement,  s'eflforçant  de  fait  plaire. 
Elle  l'écoutait  d'une  mine  distraite,  souriait  avec  eontrainte,  sans 
d^cber  les  yeux  de  l'embrasure  de  la  fenêtre  où  je  me  tenais  un 
peu  caché.  Le  beau  causeur  se  retira  enfin  quelque  peu  4ésa|^inté, 
et  je  saisis  cet  instant  pour  m' approcher. 

—  Je  viens  vous  dire  adieu,  madame  Dorner,  dis-je  d'une  v<hx 
étranglée.  Je  pars  demain. 

Elle  respira  avec  effort  et  pencha  sa  figure  sur  son  bompKt. 

—  Je  le  sais;  ma  smur  me  l'a  dit.  Vous  ne  rensodrez  pius 
jamais?  demanda*t-eUe  toutJbas. 

—  Non,  madaoke. 
Elle  garda  le  silence* 

—  Adieu t  dit-elle  enfin,  me  tendant  avec  lenteur  sa  petite 
main. 

En  ce  moment,  la  mnnque  commença  une  vslse  iMirvelle. 
J'avais  perdu  l'habitude  de  la  danse,  mais  ces  accords  me  firent 
tressaillir. 

-^  Madame  Marianne,  dis*je,  saisi  d'un  désir  irrésistible,  et 
retenant  sa  petite  main  tremblante,  madame  Blarianne^  voules-voos 
danser  avec  moi  avant  mon  départ,  pour  le  première  et  la  deraièfe 
fois! 

Elle  me  regarda  un  peu  effrayée,  mais  se  leva  et  se  lidssa  aller 


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MARUHNE  1{67 

d&QS  moD  étreinte.  Ab  I  quelles  délices  de  l'emporter  dans  ce  tour- 
hiiloD  rythmé,  qui  nous  entraînait  avec  une  rapidité  croissante. 
Elle  était  penchée  sur  mon  épaule,  légère  comme  un  enfant,  mol- 
lement affaissée,  les  lèvres  entr' ouvertes,  les  yeux  voilés  par  ses 
loogs  cils.  Je  sentais  les  battements  tumultueux  de  son  cœur;  j*as- 
pirais  le  parfum  des  roses  de  ses  cheveux.  J'eusse  voulu  que  ces 
iiistaots  d'ivresse  pussent  durer  toujours,  mais  la  musique  s'arrêta. 
J'offris  mon  bras  à  la  femoEie  adorée,  qui  s'y  appuya  doucement: 
<tHariaBoe»,murmurai-jeen  tremblant.  Elle  continuait  de  s'ap- 
poyer  sur  moi,  sans  lever  les  yeux.  Alors,  des  cris  impétueux  et 
des  battements  de  mains  exigèrent  la  répétition  de  la  valse  que 
l'orchestre  reprit  derechef.  «  Ëocore  »,  lui  dis-je  en  l'enlaçant. 
Cette  fois,  excité  par  cette  musique  ardente,  par  le  poids  du  beau 
corps  qui  s'abandonnait  à  mon  étrei